J’ai cessé de préparer des plats raffinés pour mes beaux-parents après avoir surpris leur conversation à mon sujet.

Elle ne prépare plus de sauces piquantes pour son beau-père et sa bellemère depuis quelle a entendu, par hasard, leur conversation sur elle.

Manon, tu es sûre que le canard est bien cuit ? Papa naime pas la viande trop ferme, tu sais quil a les dents, dit Sébastien en jetant un coup dœil dans le four, risquant de se brûler les sourcils, et il pique la chair dorée avec une fourchette hésitante.

Manon, équilibrant un immense plateau chargé dun mont de chaussons au chou et à lœuf, pousse un soupir fatigué, enlève une mèche collée à son front.

Séb, jai mariné ce canard deux jours entiers dans du jus dorange et du miel. Il va fondre dans la bouche comme du beurre. Va chercher la gelée du frigo, elle aurait déjà dû prendre, et vérifie quon a assez de pain, tes parents nacceptent pas de dîner sans baguette, répond-elle.

Dans la cuisine règne ce chaos préfête que lon retrouve habituellement avant le Nouvel An ou un mariage. Pourtant, le calendrier indique un simple vendredi de mijuillet. Dehors, les cigales chantent, lair du soir sent le pin chaud et la rivière voisine, mais Manon na pas le temps de contempler la nature. Depuis cinq ans, ses weekends se ressemblent : marathon à la cuisinière, ménage de fond en comble et réception des chers beauxparents Victor et Gisèle.

Victor et Gisèle sont du genre ancien, exigeants sur le ménage et surtout sur la nourriture. On ne mange pas de produits du supermarché, cest trop chimique, répète souvent la bellemère en pinçant les lèvres. Ainsi, Manon, comptable principale dune grande société toute la semaine, se transforme chaque vendredi en chef dun restaurant étoilé.

Voilà, tout semble prêt, déclare Séb, satisfait, en parcourant la table dressée sur la terrasse. Nappe en lin, serviettes en anneaux, carafe de verre embuée pour papa, jus de fruits maison pour maman. Tu es ma magicienne, Manon. Maman va encore chercher la petite bête, mais je sais que personne ne cuisine mieux que toi.

Manon esquisse un faible sourire. Les compliments du mari la touchent, mais la fatigue létouffe. Le dos bourdonne, les jambes gonflent. Et il reste encore deux jours de programme culturel : politiciens et changements de plats à linfini.

À dixsept heures, le vieux mais poli Ford de Victor arrive à la porte dentrée. Commence le rituel daccueil.

Ah, la route, les embouteillages! sexclame Gisèle, femme corpulente à la coiffure impeccable, en descendant du véhicule, un mouchoir à la main. Je craignais quon narrive pas. Séb, pourquoi nastu pas coupé lherbe du bord de la clôture? Ça fait désordonné.

Salut, maman, salut, papa, se précipite Séb pour prendre les valises. Je la coupe demain, je nai pas eu le temps.

Et Manon, alors? scrute la bellemère le jardin dun regard perçant. Elle est encore à la cuisine? Elle pourrait bien venir nous servir le thé, on nest pas des inconnus.

Manon descend les escaliers, essuyant ses mains sur le tablier.

Bonjour, Gisèle, Victor. Bienvenue. Le dîner est déjà sur la table, tout est chaud.

Jespère que ce nest pas trop gras, grogne le beaupère en serrant la main de sa bellefille. Le médecin ma interdit la friture, mon foie fait encore des siennes.

Tout comme vous aimez, Victor, rassure Manon. Rôti, léger.

Le repas suit son cours habituel. Manon court entre la cuisine et la terrasse, change les assiettes, remplit les verres et propose de nouveaux amusebouches. Les beauxparents se régalent. Le canard disparaît en une demiheure, la salade de crevettes à lavocat, invention spécialement pour Gisèle qui adore «quelque chose dun peu différent», rencontre un succès similaire.

Alors, dit Gisèle en essuyant ses lèvres avec une serviette, le canard est passable. Un peu sec sur la poitrine, mais pour un four électrique, ça ira. Par contre, dans les chaussons, tu as mis trop de beurre, cest lourd.

Maman, tu exagères! intervient Séb. La pâte est aérienne comme du duvet!

Tout est bon pour toi, mon fils, tu nes pas difficile, rétorque Victor. Mais je dis les choses comme elles sont, pour que Manman améliore son art. La gelée, à propos, est un peu trouble. Il aurait fallu filtrer le bouillon mieux.

Manon avale la remarque en silence. Elle a filtré le bouillon à travers quatre couches de mousseline; il était limpide comme une larme. Argumenter serait futile, cela ne ferait quirriter la «maman».

Merci pour les remarques, je les retiendrai, répond-elle dun ton professionnel en empilant la vaisselle sale.

Le lendemain, samedi, Manon se lève à six heures. Elle doit préparer la pâte à crêpes (Victor adore les crêpes au fromage blanc et aux raisins), faire une soupepurée de potiron (Gisèle lisait quelle était bonne pour le teint) et mariner les brochettes du soir. Séb dort, les parents restent encore dans leur chambre du premier étage.

À midi, la chaleur devient insupportable. Manon, rouge et haletante, finit de cuire la troisième fournée de galettes de courgettes avec une sauce grecque au yaourt et aux herbes. Elle a limpression dêtre dans un atelier de lusine Renault plutôt quà la campagne.

Manon, sécrie la bellemère depuis la terrasse, tu ne vas pas me préparer du thé vert? Pas en sachet, du thé en vrac avec du jasmin et de la menthe fraîche, sil te plaît.

Jy vais tout de suite, Gisèle, répond Manon en éteignant la plaque.

Elle cueille la menthe du jardin, infuse le thé dans une belle théière en porcelaine, le dispose sur un plateau avec des tasses, un petit pot de confiture de cerise maison, et le porte à la terrasse.

La porte de la terrasse est entrouverte, mais la moustiquaire dense masque ce qui se passe à lintérieur, et les pas de Manon sur lherbe sont silencieux. Elle tend la main pour ouvrir la porte lorsquelle entend son nom.

non, regardela, Victor, murmure Gisèle, la voix basse mais clairement teintée du ton que lon réserve aux ragots. Elle court partout, comme brûlée. Cest écœurant à voir.

Allez, Gal, répond paresseusement Victor en sirotant quelque chose. Elle fait son possible, elle cuisine bien, questce que tu veux de plus? Le canard dhier était excellent, arrête de râler.

Cest bon, bon ricane Gisèle. Ce nest pas le canard, cest la souche. Tu te souviens dAurélie, lancienne petite amie de Séb? Quelle femme! Digne, posée, avec du panache. Elle ne serait jamais restée toute la journée à la cuisinière. Et Manon une simple provinciale, même si elle a un poste. Elle pense quen nous gâtant, on la fera accepter comme une vraie fille de la famille.

Elle aime cuisiner, peutêtre, bâille Victor.

Ce nest pas quelle aime, elle se fait remarquer! siffle Gisèle. Elle voit quelle nest pas à la hauteur de notre Séb. Il est élégant, beau, elle nest quune souris grise. Elle essaie de nous acheter avec le ventre. Cest pathétique. Je la regarde, et je ris et je pleure. Tout ce quelle fait, cest se salir les mains, le visage rouge, les cheveux collés, la pâte partout. Ce nest pas la maîtresse de maison, cest la bonne. On la traite comme un restaurant gratuit : on mange, on la félicite par courtoisie, et on passe. Elle na rien dautre à faire.

Manon se fige. Le plateau tremble, le couvercle de la théière cliquette. Elle retient son souffle, craignant quils ne lentendent.

Tu pourrais être plus douce, Gal, grogne le beaupère. Nous vivons chez eux, tout est prêt.

Et je ne lui dis rien en face! réplique la bellemère. Je ne suis pas idiote. Pourquoi se disputer? Qui va préparer les sauces chaque weekend? La semaine prochaine, cest mon anniversaire. Jai déjà glissé que je voulais ce gâteau «EstHéron», aux noisettes. Elle passera la nuit à faire les couches. Et je dirai: «Ce nest pas si bon que la pâtisserie dArcueil», et elle saura où elle en est.

Une fissure se crée en elle, comme une corde tendue qui se rompt. Son éternelle patience et son désir dêtre bonne seffondrent. Elle regarde les chaussons usés de ses sandales de campagne, sent la rancœur brûler, puis se transformer en une clarté froide et cristalline.

«Cuisinière», «bonne», «restaurant gratuit», «se faire remarquer». Elle se relève lentement, les mains plus sûres. Elle se dirige vers le buisson de cassis, y verse le thé au jasmin et à la menthe. Elle dépose la confiture sous le pommier les fourmis ladoreront. Le pot de thé vide et les tasses reviennent dans la cuisine.

Elle se rend ensuite à la salle de bain, se rafraîchit le visage, se peigne les cheveux et applique un maquillage léger. Elle enfile une robe en lin propre.

En sortant sur la terrasse, les beauxparents sont installés dans des fauteuils en osier.

Oh, le thé? sétonne Gisèle, les mains vides.

Le thé est fini, répond calmement Manman, sasseyant sur la chaise voisine, ouvrant un livre. Le sachet et le gaz du réchaud sont également épuisés. Il va falloir boire de leau.

De leau? sinterroge Victor. Et le déjeuner? Tu cuisinais encore ?

Je lai cuisiné, mais je lai trop brûlé et jeté. Les produits sont gâchés, Victor, il me manquait de technique, sourit Manman sans quitter son livre des yeux. Donc aujourdhui cest jour de légèreté. Il y a du kéfir dans le frigo.

Le soir se déroule dans une tension étrange. Séb, revenu de la pêche, ne comprend rien.

Manon, où est le brochette? Tu las fait mariner? demandeil, regardant la marmite vide.

La viande sentait le poisson, Séb, je lai donnée au chien du voisin, répondelle sans cligner des yeux. On ne veut pas empoisonner les parents.

Alors, questce quon mange?

Fais bouillir des pommes de terre. Ouvre une boîte de sardines. Les parents aiment la simplicité, sans fioritures.

Le dîner se compose de pommes de terre à la coque, de sardines en conserve et de rondelles de concombre. Gisèle a lair davoir reçu une souris morte en plat.

Cest quoi ça? ditelle, piquant la pomme de terre avec la fourchette.

Le repas, maman, répond vivement Séb, engloutissant les bouchées. Manon a dit que la viande était mauvaise. Ça arrive. Au moins les pommes de terre sont fraîches.

Je ne mangerai pas ça, proclame la bellemère, repoussant lassiette. Mon estomac est fragile. Manon, faismoi une omelette vapeur.

Manon lève lentement les yeux de son livre.

Il ny a plus dœufs, Gisèle, ils sont tous dans les crêpes du matin. Et je suis épuisée. La poêle est dans le placard, Séb taidera.

Le silence sépaissit au point de pouvoir le couper avec un couteau. La bellemère aspire lair comme un poisson hors de leau. Victor boit un peu de vodka.

Tu es malade, Manon? demandet-elle dune voix venimeuse.

Non, je suis rétablie, répliqueelle mystérieusement.

Toute la semaine suivante, Manon vit dans lattente. Le vendredi, elle ne se rend pas au supermarché. Elle achète deux paquets de raviolis «Siberian» en promo, une baguette blanche et une saucisse de type «Lacroix».

Quand Séb voit le contenu des sacs, il est surpris :

Manon, où sont le poisson rouge, les fromages, la viande? Maman a son anniversaire samedi, tu devais faire un gâteau.

Séb, je suis épuisée au travail, soupire Manon. Jai décidé quon se repose ce weekend. Le gâteau on achètera un gâteau à la gaufre, ton préféré, le «Caprice».

Une gaufre? Pour maman? se gratteil la tête. Elle va se vexer.

Elle ne se vexera pas. Limportant, cest lattention, pas la nourriture.

Samedi matin, les parents arrivent bien habillés, anticipant un déjeuner festif. Gisèle porte une nouvelle robe, Victor une chemise avec cravate.

La fêteuse est arrivée! sexclame la bellemère. Manon, que vastu nous offrir comme surprise? Des odeurs qui se répandront dans tout le quartier?

Joyeux anniversaire, Gisèle, offre Manon un petit bouquet de marguerites du jardin. Santé à vous. Prenez place.

Sur la table, un grand plat de raviolis fumants, à côté une assiette de jambon tranché et du pain, et un pot de mayonnaise sortie de son sachet.

Questce que cest? tremble la voix de Gisèle.

Des raviolis, répond Manon joyeusement, ouvrant le couvercle. La vapeur sélève en nuages. De bonne qualité, catégorie B. Asseyezvous avant quils refroidissent.

Gisèle sassoit lentement, regarde les raviolis comme si cétaient des araignées venimeuses.

Tu tu plaisantes? murmuretelle. Jai soixantecinq ans, et tu me sers des raviolis en sachet? Et du jambon bouilli?

Gisèle, pourquoi tant de complications? répond Manon, se servant une douzaine de raviolis, les nappant généreusement de mayonnaise. Je me suis demandé pourquoi jouer la comédie, pourquoi me fatiguer à la cuisinière. Je ne suis pas à la hauteur, comme vous lavez si bien dit, une simple provinciale, pas comme Aurélie.

Victor sétouffe avec la vodka, Séb reste figé avec sa fourchette. Gisèle pâlit au point que le voile de poudre sur son visage disparaît.

Tu tu as entendu? criet-elle.

Jai entendu, hoche Manon, continuant à manger. Jai entendu parler de la «cuisinière», du «restaurant gratuit», du fait que jessaie dacheter votre affection avec le ventre. Vous aviez raison, Gisèle. Il est stupide de vouloir acheter ce qui ne sachète pas. Le restaurant est donc fermé, le chef a démissionné. Maintenant, cest libre service. Vous voulez des délices? Apportezles vousmême ou cuisinez. Je ne passerai plus mes weekends à chercher votre approbation, qui ne mest jamais accordée.

Séb regarde, perplexe, sa mère et sa femme.

Maman, tu as vraiment dit ça?

Gisèle rougit, les taches sétalant sur son cou.

On discutait! Écouter lesManon, le cœur allégé, ferma la porte de la terrasse, prit son sac de lecture et séloigna vers le sentier du jardin, décidée à ne plus jamais laisser les critiques des autres dicter le goût de sa propre vie.

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J’ai cessé de préparer des plats raffinés pour mes beaux-parents après avoir surpris leur conversation à mon sujet.
Утихомирила назойливую свекровь