Victor, je comprends pas pourquoi on refait la même discussion à sept heures du mat’ un dimanche,? Je me frotte les tempes, jvois mon mari qui zigzague dans la cuisine, en tapant le coin de la table avec la hanche.
Victor sarrête, pousse un soupir dramatique et me regarde comme sil expliquait une vérité absolue à un gamin. Il tient une tasse de café, quil a fait juste pour lui, oubliant que je suis là.
Parce que maman a appelé, Mélisande. Elle na pas dormi de la nuit. Elle a la tension qui monte, le cœur qui fait des coups, et elle se sent abandonnée. Et cest tout à cause que tas refusé daller poser des nouveaux rideaux chez elle hier.
Hier, javais enfin mon seul jour de repos depuis deux semaines, je réponds calmement, tout en remplissant mon verre deau. Jai bossé sur le rapport trimestriel pour quon puisse payer lassurance de ta voiture. Javais même prévenu Madame Dupont que je passerais le weekend prochain. Les rideaux, ce nest pas une question de vie ou de mort.
Pour maman, cest vital! il crie, la voix qui se crispe. Elle veut du confort, elle est âgée! Et toi tu ne penses quà largent. « Rapport, rapport» Et ton âme, elle est où? Où le respect des aînés? Elle dit que tu le fais exprès pour la contrarier.
Je massois, le regard perdu dans la pluie dautomne qui lave les dernières feuilles. Ça fait trois ans quon tourne ce même disque rayé. Au départ, cétait de petites demandes: livrer des plants, acheter des médicaments, aider au ménage. Jessayais dêtre une bonne bru. Mais les exigences de Madame Dupont ont grossi comme un fouet. Maintenant, il faut sacrifier tout son emploi du temps à ses caprices.
Je ne veux pas la tourmenter, je dis, en fixant la fenêtre. Je veux juste un peu de répit, du temps pour nous. Quand on est allé au cinéma pour la dernière fois? Ou on sest baladés, juste nous deux? Chaque weekend, on est chez ta mère, à écouter comment je coupe mal la salade ou je lave mal les sols.
Ah, alors tu te mets à parler! Victor balance sa tasse sur la table, éclaboussant le linge propre. Donc aider ma mère, cest une prison pour toi?
Ne déforme pas mes mots.
Je ne les déforme pas! Maman avait raison. Elle a tout de suite dit que tes égoïste. Au fait, elle arrive aujourdhui.
Je reste figée, la tasse na même pas atteint mes lèvres.
Elle arrive où? Chez nous?
Oui, chez nous. Son appartement subit des travaux, les voisins du dessus ont fait déborder leau, ça pue la moisissure. Elle va rester une semaine, deux, peutêtre un mois, le temps que tout sèche et que les papiers se refassent.
Victor, on na quun petit studio, je rappelle doucement. Où elle va dormir? Sur le coin cuisine?
Sur le coin cuisine? Non, on lui met notre lit. Cest une dame, elle a besoin de confort. Nous, on pourra dormir sur un matelas gonflable. On est jeunes, on se débrouillera.
Un froid glacial monte en moi, cest plus quune demande, cest une invasion. Personne na même pensé à me demander mon avis, dans notre propre appartement que jai acheté cinq ans avant de le rencontrer.
Non, je dis dun trait.
«Non»? questce que ça veut dire? il ne comprend pas.
Non, elle ne vivra pas ici. Je peux lui payer un séjour dans un centre de cure dune trentaine de jours, avec soins et repas. Mais pas dans notre chambre, ni sur notre lit.
Le visage de Victor rougit. Il na jamais entendu de refus. Dhabitude, je soupire et jaccepte pour éviter la bagarre, mais là, la goutte deau qui remplissait notre patience depuis trois ans déborde.
Tu oserais chasser ma mère? il siffle. Tu proposes un foyer dÉtat à la place du coin quelle occupe?
Un centre de cure, ce nest pas un foyer dÉtat, cest du repos.
Fermela! il frappe la table du poing. Jai décidé, elle restera ici. Je suis lhomme de la maison, ma parole est loi. Arrête de me jouer le mari soumis. Maman arrive dans deux heures. Accueillela comme il faut: prépare le déjeuner, libère le placard, mets du linge propre. Et ne me montre pas ton visage renfrogné.
Je me lève. Pour la première fois, je vois mon mari tel quil nest pas : le gamin gâté qui a plus peur de sa mère que de perdre sa femme.
Et si je refuse? je demande, droite.
Il fronce les sourcils, sentant que cest le moment de prouver qui commande, comme le voulait Madame Dupont : «Faut tenir la vieille comme un fouet; si tu cèdes, elle te mord».
Si tu nacceptes pas, il se redresse, prenant la pose quil croit majestueuse, jai un ultimatum. Soit tu te plies à moi et à ma mère, soit soit divorce. Choisis. Je veux pas de femme rebelle, je veux une gardienne du foyer qui honore la famille.
Le silence se fait lourd, seulement le bruit du frigo et le goutteàgoutte du robinet, ce même robinet que Victor promettait de réparer depuis six mois, mais qui na jamais bougé parce que ma mère a demandé de réparer une étagère et il est parti chez elle.
Je regarde mon mari, un soulagement étrange me gagne, comme si un sac à dos lourd venait de se délester.
Cest vraiment ton mot final? je redemande. Soit tu écoutes ma mère, soit on divorce?
Absolument sérieux, il répond, sûr que je vais flipper et pleurer, que je vais supplier. Elle ma aimé, il le sait, et jai peur dêtre seule à trentecinq ans.
Je hoche lentement.
Daccord, jai entendu.
Je tourne les talons et sors de la cuisine. Victor sourit, satisfait. Il pense aux draps à changer et au poulet à décongeler. Il finit son café, se sentant triomphant, prêt à appeler sa mère pour lui dire quil a donné une leçon.
Dix minutes plus tard, il entend un bruit venant de la chambre : le frottement, le cliquetis des tiroirs. Il se demande si je suis déjà en train de libérer le placard pour les affaires de sa mère. Il entre, sarrête sur le seuil.
Au milieu de la pièce, grand comme un coffre, se trouve la valise à roulettes quon a utilisée pour la lune de miel en Turquie. Je charge méthodiquement les vêtements dhomme, les pulls, les chemises.
Questce que tu fais? il demande, la petite victoire qui sévapore.
Je ne me retourne pas. Jenroule son pull préféré, cadeau de ma bellemère pour le Nouvel An, et le place au-dessus dun jean.
Je taide, répondsje calmement. Tu as posé la condition. Jai choisi.
Questce que tu as choisi? il balbutie.
Le divorce, Victor. Jai choisi le divorce.
Tu tu plaisantes? il savance, incrédule. À cause de quoi? Parce que ta mère veut rester deux semaines chez nous? Tu veux briser le ménage à cause de ton orgueil?
Je me redresse, enfin, je le regarde droit dans les yeux. Aucun larmes, aucune colère, juste une fatigue glaciale et une détermination de pierre.
Pas à cause de ta mère, Victor. Mais parce que tu mas mis devant un choix. Une personne qui aime ne donne pas dultimatums. Tu as dit: soit je deviens servante chez ta mère, soit je pars. Je ne veux pas être servante. Alors tu pars. Cest logique.
Mais ce ne sont que des mots! il se désespère, le scénario qui seffondre. Je voulais juste que tu comprennes la gravité de la situation!
Jai compris, très bien compris. La gravité, cest que tu te fiches de mon confort, de mon avis, de mes sentiments. Tout ce qui compte, cest que ta mère soit satisfaite. Alors va la rendre heureuse à plein temps.
Je retourne au placard, je sors une pile de ses chemises et les plie.
Victor, arrête! il essaie de marracher une chemise. Cest de la folie! Range la valise, ma mère arrive dans une heure et demi, et le désordre
Laisse tes mains, je dis dune voix tranquille mais tranchante, assez pour quil retire son bras. Il ny aura plus de désordre. Quand ta mère arrivera, lappartement sera impeccable, parce que ni toi ni tes affaires ne seront là.
Je continue demballer. Des chaussettes, du sousvêtement, un survêtement. Victor reste planté, sans pouvoir croire que sa vie se met dans une boîte en carton. Il crie :
Où vaisje? il se plaint. Chez ma mère, il ny a pas dair!
Tu voulais quelle vive ici, je hausse les épaules. Alors maintenant cest toi qui vivras chez elle, tu feras les travaux, ou tu iras chez des amis, ou à lhôtel. Tu es un homme, tu décides.
Le bip du digicode retentit à lentrée. Victor se fige.
Cest maman Elle était déjà venue
Parfait, je réponds en bouclant la fermeture de la valise. Elle pourra même taider à porter les bagages.
Je pousse la valise vers le hall. Victor me suit, cherchant désespérément un argument.
Mél, silteplaît, je je suis désolé, je me suis emporté! Parlemoi! Nouvre pas la porte!
Mais je décroche déjà le combiné du digicode.
Allô?
Mélisande, cest moi! la voix autoritaire de Madame Dupont. Ouvre, je charge les sacs, et demande à Victor de descendre! Dislui de prendre un taxi, je nai pas de petites pièces.
Madame Dupont, Victor va descendre avec les affaires, daccord? je réponds, appuyant sur le bouton douverture.
Je tourne la serrure et raccroche.
Voilà, ton taxi est là, la valise est prête. Ce soir je ferai la deuxième valise avec les vêtements dhiver et les chaussures, je lenverrai par coursier ou tu viendras la chercher quand je ne serai pas là. Les clés sur la table du salon.
Victor me regarde, lhorreur peinte sur le visage.
Tu me chasse? Comme ça, sans pitié? Et lamour dans tout ça? On sétait juré
On sétait juré dêtre ensemble dans la joie et la peine, pas dêtre lesclave de ta mère, je coupe. Tu as fait ton choix en me menaçant de divorce. Jai simplement accepté. Pars, Victor. Ne joue pas la scène.
Je pousse la porte dentrée, je fais sortir la valise sur le palier. Victor reste dans le couloir, espérant que je plaisante encore. Mais mon regard reste de pierre.
Les clés, répèteje.
Il sort une poignée de clés tremblantes et les jette sur le sol.
Tu vas le regretter! hurletil, la rancune lui monte à la gorge. Tu vas revenir! Tu nes quune vieille fille!
Vaten.
Victor sélance sur le palier, attrape la valise et fonce vers lascenseur. Les portes souvrent comme sil lattendait. Il y glisse la valise, appuie sur le bouton du rezdechausée.
Je referme la porte, le loquet claque, je verrouille deux fois, puis je glisse le loquet final.
Je mappuie contre la porte, je meffondre sur le sol, le cœur qui bat à tout rompre, les mains qui tremblent. Jai envie de pleurer, de crier, de tout casser. Au lieu de ça, un rire nerveux séchappe, dabord petit, puis plus fort. Le rire dune femme qui enfin respire.
Dans le hall, Madame Dupont, le sac à dos plein, voit Victor sortir avec la valise.
Victor? Tu vas où? On vient! sexclametelle.
On na plus «à toi», maman, grognetil. Mélisande ma expulsé. Divorce.
Expulsé?! elle lâche son sac. De notre appartement? Elle na aucun droit! Cest notre patrimoine!
Maman, lappartement, cest le mien, acheté avant le mariage. Je ny suis plus.
Ah! Cette garce! Je le savais! Elle est une vraie vipère! On la poursuivra en justice! Allonsnous à la maison! Je vais lui préparer
Tu as des travaux, maman! Victor hurle. Où on va? Dans la poussière?
On ira chez tante Sophie, ou à la campagne. Limportant, cest de ne pas rester sous le joug de cette de cette femme!
Ils continuent à se disputer dans le hall pendant que je me cache derrière le rideau, celui que jai refusé daccrocher hier.
Quand le taxi finit par récupérer Victor et sa mère, je remets la cuisine en ordre, je retire la nappe tachée, je nettoie la table, je lave la tasse.
Je sors le frigo, je prends la bouteille de vin que lon gardait pour une occasion spéciale, je me verse un verre.
À la liberté, je dis à la petite cuisine vide.
Une semaine passe. Victor mappelle chaque jour. Dabord avec des menaces, il veut récupérer «ses affaires». Puis il se plaint de la vie chez sa mère (les travaux sont un cauchemar). Enfin il plaide, «Poli, je suis un idiot, je taime, reviens, je promets de dire à ma mère de ne plus me déranger».
Je lécoute, je sens que rien ne change. Pas de pitié, pas damour, juste du vent. Je sais que sil revient, Madame Dupont reviendra à ses exigences, et Victor redeviendra le maître des ultimatums.
Non, Victor. Jai déposé le dossier de dissolution sur le site du service public. Un mois de médiation, mais je ne veux pas de compromis. Viens récupérer tes affaires, elles sont chez la concierge.
Tu ne veux même pas me voir?
Non.
Cest la vérité. Jai retrouvé ma joie. Plus personne ne me réveille à sept heures un dimanche. Plus personne ne me réclame des comptes. Plus personne ne critique ma cuisine. Je me suis inscrite à des cours de danse, ce que Victor qualifiait de perte de temps. Jai retrouvé mes amies, celles que Madame Dupont qualifiait de «divorcées perdues».
Un soir, en rentrant du travail, je croise Madame Dupont dans le hall. Elle a lair pitoyée, les cheveux en bataille, le manteau mal boutonné.
Mélisande! Attends! sécrietelle. Retourne Victor! Il a perdu son boulot, il boit, il ne fait rien. Tu devrais le sauver, tu es sa femme!
Je ne dois rien à personne, je réponds calmement. Victor est un adulte. Sil boit, cest son choix. Sil a perdu son emploi, cest son choix. Je ne suis pas sa nounou, ni son centre de réhabilitation.
Tu me dégoûtes! crietelle. Tu las jeté comme un chien!
Je lai aidé à faire ses valises, Madame Dupont. Il a posé lultimatum: soit je deviens son esclave, soit je pars. Jai choisi la liberté, et cest le meilleur cadeau quil ma fait.
Égoïste! hurletelle. Tu ne sais pas ce que tu fais!
Je ferme la porte duJe me suis assise sur le rebord de la fenêtre, le verre de vin à la main, et jai souri en réalisant que mon avenir venait enfin de sécrire tout seul.

