— Louis, est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? demandait madame Bernard, la directrice adjointe, en remettant en ordre son brushing quelque peu malmené. Car c’est bien elle qui avait reçu un coup de sac à dos sur la tête, un sac que Louis samusait joyeusement à donner des coups de pied dans les couloirs, — Cest inadmissible ! Tu penses vraiment que, parce quon ta déjà pardonné une fois, ça sera toujours le cas ? Une bagarre, un cours interrompu… et maintenant ma coiffure !
— Je… — tenta Louis, mais il s’interrompit aussitôt. Que pouvait-il bien répondre ? Que Paul, le camarade de classe qu’il avait frappé, l’avait mérité ? Que le cours était insupportablement ennuyant ? Ou que jouer au foot avec son sac à dos lui semblait bien plus amusant que de réviser ses leçons de mathématiques ?
Jusquà présent, on avait souvent fermé les yeux sur ses écarts, car Louis était généralement un garçon exemplaire. Cela avait été vrai… jusquà la sixième. Mais maintenant, sa chance était épuisée.
— Tu as frappé un camarade. Cest déjà absolument inacceptable ! continua madame Bernard, tapotant ses longs ongles manucurés sur une pile de papier.
— Cest lui qui ma cherché dabord — se défendit faiblement Louis.
— Et pourtant, les autres élèves disent autre chose. Ils racontent que cest toi qui as jeté ses affaires par terre. Cétait le cas ou je me trompe ?
C’était le cas. Bien que Louis ne se souvenait même plus pourquoi il avait fait ça.
— Tu las frappé, déclenché une bagarre Et après, comme si ça ne suffisait pas, tu as saboté le cours de biologie, lancé des livres en lair, et tu as blessé madame Dupont au passage. Dailleurs, noublie pas de texcuser auprès delle plus tard ! Et pour couronner le tout, tu jouais au foot avec un sac à dos dans les couloirs, effrayant les petits de sixième ! Et ce sac, en plus, ce nétait même pas le tien, — elle remit une mèche en place, — Pourquoi dailleurs as-tu maintenant des mauvaises notes dans toutes les matières ? Tu travaillais bien avant… Louis, tu n’as pas idée à quel point je suis déçue par ton comportement. Tu te rends compte de ça ?
Louis acquiesça lentement.
Il se rendait compte. Mais était-ce la honte quil ressentait ? Pas vraiment. Une partie de lui-même ressentait même une certaine satisfaction. Il avait enfin réussi à obtenir un peu dattention.
— Et ce nest pas fini, — ajouta madame Bernard en tapant une nouvelle fois sur son bureau, — Ta mère Amélie est déjà là. Elle devra entendre tout cela. Je nai pas dautre choix que de convoquer vos parents, maintenant.
Amélie lavait déjà compris, avant même de passer la porte du bureau. Quallait-elle bien pouvoir répondre à tout ça ? Elle-même était désemparée face au comportement de son fils.
— Bonjour, — dit-elle dune voix calme en prenant place à côté de son fils à la petite table. Elle se sentait déjà comme une écolière qui serait sur le point de se faire gronder.
La directrice adjointe espérait quau moins la mère serait en mesure davoir un impact sur son fils.
— Bonjour, madame Dupont, — répondit Amélie, — même si je doute que ce soit un bon jour Alors, dites-moi
Madame Bernard nhésita pas et continua à énumérer les agissements de Louis avec des soupirs dexaspération. Amélie hochait la tête et promettait de parler sérieusement avec lui à la maison.
— Je mexcuse pour tout, madame Bernard, — murmura Amélie dune voix tremblante, — Je vais avoir une discussion sérieuse avec Louis. Vous pouvez être assurée que cela ne se reproduira plus
— Parlez-lui, madame Dupont. Parlez-lui sérieusement. — insista madame Bernard, — Je nai plus aucun mot pour exprimer ma déception.
En réalité, personne nétait certain que cela ne se reproduirait pas.
De retour à la maison, quand ils étaient à labri des oreilles indiscrètes, Amélie sadressa à son fils. Mais, au lieu du ton sévère quelle adoptait dhabitude, ce fut avec un calme désarmant, presque suppliant.
— Louis, mon chéri, explique-moi ce qui se passe ? Pourquoi tu te comportes comme ça ? demanda Amélie en sasseyant à côté de lui. Tout comme au bureau de madame Bernard, il fixait un point invisible quelque part, évitant délibérément son regard.
— Quest-ce que tu veux dire ? — répondit-il dun ton monotone, mais il y avait dans sa voix une nuance qui alarma encore plus Amélie.
En effet, quest-ce quelle voulait dire ? Il avait des notes catastrophiques, son comportement semblait incontrôlable, et il semblait toujours en colère contre le monde entier.
— Je veux dire tout, Louis. Ton attitude à lécole, tes notes, tes actes. Ce nest pas toi, ce nest pas le Louis que je connais. Tu es devenu si agressif.
Indiscipliné. Amélie naurait jamais cru quelle en arriverait à se poser des questions sur les performances scolaires de Louis.
— Peut-être que cest le seul moyen pour que vous prêtiez attention à moi, — lança Louis en se tournant enfin vers elle. Dans ses yeux, Amélie vit quelque chose quelle navait encore jamais vu.
— Mais enfin, de quoi parles-tu ? — Amélie était bouleversée, — Tu penses vraiment que tu nas pas assez dattention ? Je te demande tous les jours comment ça va, comment ça se passe à lécole, avec tes amis On a même fait ce jeu dévasion récemment ! Je fais tant defforts, tu ne vois pas ?
Oui, cest vrai quAmélie travaillait plus et quelle était beaucoup moins présente à la maison. Mais cétait inévitable ; cétait à elle seule de subvenir aux besoins de leur foyer. De qui pouvait-elle espérer un soutien financier ? Pas dAntoine, son ex-mari, cest sûr. À part acheter des quantités absurdes de chips et de confiseries à leur fils, il se contentait de rester aux abonnés absents.
— Tu ne comprends pas, maman — linterrompit Louis, — Ce nest pas juste une question «dattention». Je veux que toi et papa soyez de nouveau ensemble. Je veux que tout soit comme avant ! Que lon fasse des choses tous les trois, pas juste toi et moi Je naime pas cette situation où vous êtes séparés
Amélie sentit son cœur se serrer. Elle savait que cette conversation finirait par arriver, tôt ou tard. Si Louis avait trois ans, cela aurait été plus simple
— Louis, ton père et moi on a pensé que cétait le mieux pour tout le monde, — tenta-t-elle dexpliquer doucement, cherchant ses mots, — Cétait une décision que nous avons prise tous les deux. Tu peux le voir autant que tu veux, ça na pas changé Mais être ensemble, cela narrivera plus.
— Non ! insista Louis, sa voix montant dun cran, — Jai entendu papa cette nuit où il a voulu revenir à la maison, mais cest toi qui ne las pas laissé entrer ! Pourquoi tu ne peux pas juste lui pardonner et le laisser revenir ? Cest ta faute !
Des mots comme des coups. Comment lui expliquer ?
Comment lui dire que son père, quil adorait tant, avait eu une autre femme, une autre famille, pendant des années, alors quils étaient encore mariés ? Amélie et Antoine sétaient entendus sur une chose : jamais ils ne parleraient de cela à leur fils. Peu importe ce qui arriverait, Louis ne devait pas savoir. Les affaires des parents devaient rester entre adultes. Louis avait le droit daimer son père sans conditions.
Mais aujourdhui, cétait Louis lui-même qui ramenait le sujet sur la table. Et Amélie savait quelle serait la seule à porter la responsabilité.
— Louis, ce nest pas aussi simple — répondit-elle avec difficulté, — Imagine Serais-tu ami avec quelquun qui ta blessé ou trahi ?
— Maman, ne me parle pas comme si jétais un gamin — protesta-t-il, — Tu confonds lamitié et la famille ! Pourquoi tu ne veux pas faire la paix avec papa ? Arrête de mentir en disant que c’était une décision commune. Ce nest pas vrai. Cest toi qui la rejeté ! Et tant que tu ne le laisses pas revenir, je continuerai à me comporter comme aujourdhui Même pire !!
À ces mots, il tourna les talons et claqua la porte de sa chambre.
Amélie resta là, seule, la tête entre les mains. Un chantage. Son fils de douze ans était en train de la manipuler. Jusquoù ?
— Je ne peux pas le reprendre, Louis, — murmura-t-elle dans le vide, sadressant à un fils qui ne pouvait pas lentendre, — Tu ne sais pas pourquoi.
Amélie voulait épargner cet enfant. Elle voulait quil conserve une image positive de son père, malgré tout. Que son père soit respecté
— Et voilà quil ne me respecte plus, moi, — souffla-t-elle, seule dans le silence.
Le week-end qui suivit fut marqué par cette même tension dans la maison. Amélie tenta de rétablir un semblant de dialogue avec Louis, mais il lignora, se fermant de plus en plus.
Le lundi matin, elle était soulagée de le voir partir pour lécole, au moins pour quelques heures.
Cela dura jusquaux vacances. Louis finit par demander de passer un week-end chez son père.
Amélie accepta, espérant que le temps chez Antoine offrirait un peu de paix à tout le monde. Quand Louis revint, cependant, il était méconnaissable. Si son comportement à lécole était problématique avant, maintenant, cétait pire. En plus, il revint avec dinnombrables cadeaux de la part de son père : une console de jeux, des montagnes de friandises
— Regarde ce que papa ma offert ! Louis ne cachait pas sa réjouissance, — Rien à voir avec toi
— Ton père est un saint, évidemment, — ironisa Amélie, en le voyant entasser ses trésors sur la table.
— Toi, tu ne les certainement pas, — répliqua-t-il immédiatement, — Tout ce que tu fais, cest râler, exiger des devoirs. Aucune liberté. Pendant ce temps, papa, lui, il peut tout me permettre. Je préférerais presque vivre chez lui
Cétait donc ça. Antoine achetait laffection de leur fils. À travers des cadeaux matériels Quant à elle, comme toujours, elle restait la mauvaise mère qui essayait pourtant simplement dassurer une éducation adéquate.
Un soir, alors quelle le pressait de terminer ses devoirs de maths, Louis explosa.
— Tu es insupportable ! cria-t-il, lançant son cahier au sol, — Si papa est parti, cest à cause de toi. Tu as tout gâché ! Je comprends maintenant pourquoi il ne pouvait pas rester avec toi !
Cette fois, Amélie ne se retint pas.
— Ton père, cest ça ? Le héros de lhistoire ? — répliqua-t-elle en haussant la voix, — Ton «parfait papa», il avait une autre femme, et ce bien avant quil parte. Cest pour ça quil nous a quittés, Louis !
Louis, choqué, recula. Il paraissait redevenu ce petit garçon confus et vulnérable.
— Cest impossible — murmura-t-il, — Papa a rencontré sa nouvelle femme après vous Il me la dit ! Toi, tu mens
À quoi bon continuer à se battre ?
— Tu veux vivre avec lui ? Très bien, — dit-elle dun ton net, — Fais tes valises. Je ne ten empêcherai pas.
— Tu Tu le ferais ? Il écarquilla les yeux.
Cela brisait le cœur dAmélie. Mais elle répondit :
— Oui. Si cest ce que tu veux.
Elle prit le téléphone pour appeler Antoine.
Un mois sécoula. Puis deux. Puis trois. Louis restait chez sa mère. Antoine sétait lassé de cette relation prolongée avec son fils, surtout après avoir entendu parler des problèmes scolaires de Louis. Il envoyait tout juste quelques SMS de temps à autre.
— Tu ne veux plus partir chez papa ? demanda Amélie après six mois.
— Non maman, laisse tomber. Tant pis… Sil est parti, ça ne sert à rien de le retenir.
Doucement, les choses sapaisèrent. Les notes en classe saméliorèrent. Louis devenait plus calme.
Un jour, à seize ans, Louis marchait dans une rue bondée, comme dhabitude. Cela faisait des années quil navait pas vu son père. Et là, parmi la foule, il aperçut un visage familier. Antoine marchait dans le sens opposé. Il paraissait à peine changé. Louis voulu crier, linterpeller : Papa, pourquoi tu ne nous parles plus ? Pourquoi nous ignorer ?
Mais Antoine passa devant lui sans ralentir, feignant de ne pas le reconnaître
Louis observa son père disparaître dans la foule.
Et, au milieu de cette agitation, il resta planté là, une solitude immense lenveloppant.

