La lumière douce de la solitude
La solitude dAnne Moreau est familière, calme et bien installée, comme son petit appartement à Montmartre. Elle narrive pas dun coup, elle saccumule peu à peu, couche après couche, comme la poussière qui se dépose sur les livres jamais ouverts. Dabord elle envahit la chambre de sa fille, puis elle glisse dans le salon, chassant les senteurs des anciens dîners, et enfin elle senracine dans la cuisine, où la bouilloire ne frémit plus que pour une seule tasse. Comme leau qui trouve la moindre fissure, cette solitude commence à se glisser dans dautres mondes, attirant ceux qui se sentent tout autant perdus dans léternité. Ainsi, des ombres viennent frapper à la porte dAnne Moreau.
Dans le coin de la cuisine, derrière le réfrigérateur, subsiste une lumière discrète. Ce nest pas une lueur électrique, mais une lumière veloutée, semblable à celle dun vieux réverbère oublié dans lherbe. Elle apparaît chaque soir, précisément à sept heures, lorsque Anne fait infuser son thé.
Cest son moment à elle. Lheure où, à travers une fissure dans le carrelage, surgissent les ombres du passé et sassoient tranquillement pour partager une tasse. Lombre de sa mère, qui sent toujours la tarte aux pommes, dépose toujours deux cuillères de sucre, bien quelle naimât guère les sucreries de son vivant. Lombre de son mari, Victor, fume en silence sur la chaise près de la fenêtre entrouverte. Elle est translucide, légèrement enfumée, comme un mégot laissé au soleil.
Anne verse le thé dans de fines tasses, fait tinter les soucoupes et discute à voix basse avec elles. Les conversations tournent surtout autour du temps. « Le géranium du rebord a enfin fleuri », « Les moineaux se sont bagarrés sous le toit », des mots simples, douillets, qui, comme une couverture, protègent du silence assourdissant du deuxpièces.
Un soir, à côté de lombre de sa mère, apparaît une nouvelle silhouette. Petite, ronde, avec deux petites tresses. Cest lombre de sa fille, Clémence, non pas ladulte qui a quitté Paris pour Lyon, mais la petite de sept ans, celle qui sentait lherbe, la peinture à laquarelle et le savon pour enfants.
Anne ne montre aucune surprise. Sa main ne tremble pas lorsquelle sert dans la quatrième, plus petite tasse, du thé légèrement refroidi, et y glisse une rondelle de citron.
Maman, on ira demain au zoo ? demande lombre de Clémence dune voix cristalline, comme le tintement dune clochette.
Bien sûr, on ira, répond Anne avec la même aisance, mais dabord, fais tes devoirs.
Clémence hoche la tête, ses petites boucles dansent. Elle est très réelle.
Plus réelle encore que le souvenir du terrible appel de la police et le vide laissé par la perte de Nadine, son autre fille, dans un accident de voiture qui la privée de sa petite. Plus réelle que les appels vidéo rares de Léa, sa petitefille qui vit à Bordeaux avec son père et la nouvelle compagne de ce dernier.
Léa, à lécran, apparaît comme une adolescente qui regarde ailleurs et répond dun ton monosyllabique « ça va » quand on lui demande comment se passent les cours. Entre elles sest érigée un mur de politesse incomprise, et Anne ne sait comment le briser, craignant de perturber ce lien fragile. Puis voilà, elle apparaît, vivante, sa petitefille, parfumée denfance, de vent et de pommes.
Depuis, la petite ombre vient chaque soir. Elle apporte lodeur dun manteau mouillé quand il pleut dehors, ou les brins dherbe collés à ses pantoufles après une promenade dans le parc de la Villette. Elles lisent ensemble à voix haute « Le Magicien dOz », et Anne ressent à nouveau ce poids doux et étrange sur le cœur le poids de la responsabilité envers une créature fragile.
Elle achète une boîte de crayons de couleur au supermarché Carrefour et la pose sur la table. Lombre de Clémence se met à dessiner avec enthousiasme. Le matin suivant, sur les feuilles quAnne glisse pour elle, apparaissent des dessins étranges : des chats bleus aux ailes, des maisons sur des pieds de poule, et Anne ellemême, aux cheveux violets et vêtue dune robe arcenciel. Ce sont des preuves, la preuve que tout cela nest pas un rêve.
Un jour, la sonnette retentit. À la porte se tient Léa, la petitefille. Grande, sérieuse au-delà de son âge, parfumée du parfum urbain et dune vie étrangère.
Bonsoir, mamie ! lance Léa, légèrement essoufflée, le téléphone à la main et un petit sac à dos sur lépaule. Papa est en mission à Lyon, je lui ai demandé de me déposer chez toi. Jai pensé que je devais venir vous rendre visite.
Le cœur dAnne semballe comme un oiseau longtemps enfermé qui vient douvrir la porte de sa cage. Un mélange de joie et de surprise monte dans sa gorge.
Léa, ma chérie ! sélancetelle, la serre fort dans ses bras.
Anne sent sous ses paumes la fraîcheur dun manteau dautomne, et respire le parfum sucré mais étranger dun parfum de jeune femme. Mais derrière, flotte encore ce léger parfum denfance, celui quelle se rappelait quand Léa était petite et venait passer les étés.
Entre, enlève ton manteau ! saffaire la grandmère, se dirigeant vers lentrée. Pourquoi ne mastu pas prévenue ? Jaurais préparé une tarte
Sa voix tremble, et elle sétonne de lorage intérieur la visite ne dure que trois jours, mais elle se sent envahie par une vie chaude et palpitante qui vient secouer son monde poussiéreux. Son cœur, habitué à battre doucement comme le métronome dune solitude, semballe, cherchant à rattraper les années perdues.
Pas besoin de tarte, mamie, bafouille Léa, en retirant ses baskets et en les posant soigneusement près de la porte.
Trois jours. Trois jours entiers. Le mot résonne dans la tête dAnne comme une clochette. Elle court entre la cuisine et le hall, ne sachant à quoi saccrocher.
Un thé ? Jai des biscuits aux amandes, tu les aimais quand tu étais petite Ou peutêtre une soupe ? Jen ai fait ce matin, du poulet
Elle parle trop vite, hésitante, craignant que la petitefille change davis, que tout ne soit quun mirage qui sévapore. Ses mains, habituées aux gestes lents du thé du soir, sagitent : elles ajustent le rideau, redressent le vase déjà parfaitement centré.
Grandmaman, interrompt doucement Léa, je veux juste du thé.
Ah, bien sûr, du thé acquiesce Anne, se dirigeant vers le buffet.
Ses mains fonctionnent en pilote automatique, rappelant mille rituels du soir. Une tasse pour elle, une pour lombre de sa mère, qui préfère le même service fleuri, une pour lombre de Victor, massive et anguleuse. Et la petite, avec un ourson sur le côté, se retrouve sur la table pour Clémence.
Léa observe le service de thé complet se déployer et relève les sourcils, surprise.
Mamie commencet-elle, on attend des invités ?
Anne se fige, la théière à la main, réalisant soudain ce quelle a préparé. Une vague de confusion lenvahit. Comment expliquer la lumière douce derrière le réfrigérateur et les ombres qui partagent son thé depuis tant dannées ?
Cest cest par habitude, répondelle à contrecœur, rangant les tasses superflues. Ses mains tremblent légèrement. Jai toujours aimé mettre la table jolie.
Elle ne laisse que deux tasses sur la table une pour elle, une pour Léa. Puis, en jetant un coup dœil furtif à sa petitefille, elle cherche à savoir si celleci a remarqué son trouble ou sil sagit simplement de la bizarrerie dune vieille dame.
Mamie, cest quoi ça ? indique Léa un classeur posé sur le rebord. Des feuilles dépassent légèrement, et sur la couverture se devine le contour dun chat bleu aux ailes.
Anne, habituée à ce que ces dessins nappartiennent quà elle et à ses ombres, ressent lintrusion dune question dans son univers intime.
Cest voilà, commencet-elle, parcourant la couverture rugueuse du classeur. Le soir, quand je mennuie, je sors les crayons. Ça donne des histoires différentes.
Elle ouvre le classeur, révélant des chats bleus, des maisons sur des pieds de poule, ellemême aux cheveux violets.
Waouh, souffle Léa, effleurant la robe arcenciel du dessin. Cest incroyable. Je ne savais pas que tu dessinais comme ça.
Je ne sais pas vraiment dessiner, sourit doucement Anne. Cest juste que la main suit.
Elle montre le premier dessin, le chat aux ailes, et raconte quil « volait » lorsquelle la capturé.
Léa parcourt chaque feuille, ses yeux brillent dune vraie surprise. Anne, que Léa connaissait comme la femme sérieuse, occupée à la maison, se révèle soudain sous un jour nouveau: celui dune personne au riche monde intérieur.
Et ça, cest quoi ? demandeelle, pointant la maison aux ailes au lieu des cheminées.
Cest une maison qui voulait voyager, explique Anne. Parfois même les murs ont envie de voir autre chose.
Je vois, répond Léa, glissant le doigt le long des ailes. Il devait se sentir seul, toujours au même endroit.
Anne hoche la tête, sans savoir quoi dire.
Ainsi passent les trois jours, comptés comme une grâce. La cuisine se remplit non plus de chuchotements spectraux, mais du rire cristallin dune adolescente, de lodeur de tartines grillées et des débats sur le film du soir. Léa dort sur le canapé du salon, éparpillant ses affaires, et Anne, en passant, ne peut sempêcher dadmirer ce désordre vivant, même sil est un peu désordonné.
Les ombres ne reviennent plus.
Le premier soir, Anne place instinctivement quatre tasses, mais, face au regard de Léa, elle en retire timidement deux. Le deuxième soir, elle oublie même le rituel. La lumière douce derrière le réfrigérateur séteint, cédant la place à la lampe vive de la table, où elles jouent à un loto improvisé.
La solitude, autrefois si familière, se retire dans les coins les plus reculés, écrasée par le rire dune jeune fille et les conversations incessantes. Anne comprend, surprise, quelle ne regrette plus ses invités silencieux. Le vide intérieur se comble non pas dune amertume sucrée, mais de choses simples et réelles: « Mamie, où est le sel? » ou « Tu te souviens, maman faisait comme ça? ».
Quand Léa part, la serre si fort que leurs os semblent se toucher, Anne revient à lappartement. Le silence lattend, mais il est désormais différent chaleureux, chargé de lécho dun rire récent, de la promesse de nouvelles visites et de deux chaussettes oubliées de Léa sur le dossier dune chaise.
Elle se dirige vers la cuisine. Le coin derrière le réfrigérateur reste sombre et muet. Et, pour la première fois depuis des années, Anne ne ressent aucune once de regret. Il y a encore quelque chose à perdre, et surtout, il y a encore quelque chose à attendre.
Dehors, le crépuscule descend lentement, allumant dans les fenêtres voisines des lueurs solitaires, tout comme la sienne. Peutêtre, quelque part, quelquun prend aussi le thé dans le silence, écoutant les pas derrière le mur, ou guette un message sur son téléphone.
Cette histoire nest pas celle de la magie ni des fantômes. Elle parle des petites fissures à travers lesquelles la solitude sinfiltre dans nos vies. Des réfrigérateurs où lon voit notre passé, des tasses que lon place inconsciemment pour ceux qui ne sont plus là.
Noubliez pas vos proches. Pas seulement quand ils disparaissent et que vous appelez leurs ombres, mais maintenant, tant que leurs rires résonnent, tant que leurs mains sont chaudes, et que leurs yeux racontent leurs propres histoires. Appelezles. Venez les voir. Écrivez‐leur simplement. Parce que la solitude de quelquun commence souvent par votre silence involontaire.
Et quelque part, une grandmère, peutêtre en ce moment, met une tasse de trop sur la table, au cas où dans lespoir que quelquun remarque enfin sa petite lumière.
