Tu sais, dans les années qui ont suivi la guerre, à Saint-Laurent, cétait vraiment la galère. Les hommes manquaient cruellement, beaucoup nétaient jamais revenus, et les jeunes commençaient à peine à prendre leur place. Juste à côté de la salle des fêtes, là où les jeunes se retrouvaient pour discuter, il y avait Amandine, une femme dont on narrivait jamais à deviner lâge. Elle élevait seule ses trois gamins, soccupait de sa mère qui navait plus toute sa force, et bossait sans relâche à la coopérative agricole pour que tout ce petit monde ait de quoi manger. La pauvreté pesait lourd sur leur quotidien.
Les femmes du village, franchement, navaient pas beaucoup daffection pour Amandine.
Encore Amandine qui fait venir des hommes chez elle, chuchotaient-elles, mais ça va durer combien de temps, cette histoire ?
Souvent, Amandine envoyait sa mère et ses enfants chez la voisine, puis elle organisait chez elle des soirées qui finissaient au petit matin. Certains invités restaient dormir, parfois même des maris qui nétaient pas les leurs. Dès que la nuit tombait, plusieurs hommes du coin disparaissaient dans la maison dAmandine, comme happés par la nuit.
Les femmes du village la critiquaient sans cesse, lançaient des rumeurs, se disputaient avec leurs maris. Mais aucune nosait vraiment sen prendre à Amandine, de peur que leurs propres époux, parfois violents même devant tout le monde, ne sen mêlent. Cétait comme ça à Saint-Laurent, tout le monde savait tout sur tout.
Un jour, Raymonde, la voisine, est venue souffler à loreille de Barbara que son mari, Jean, la trompait. Barbara, cétait la deuxième femme de Jean ; la première était morte en accouchant, le bébé aussi.
Barbara, pourquoi tu laisses passer ça ? Jean va aussi chez Amandine. Tes enceinte, et lui, il traîne là-bas, lui glissa Raymonde.
Non, cest pas possible, répondit Barbara, il rentre tard, parfois au lever du jour, mais il me jure que le maire lui demande de surveiller le grenier la nuit pour éviter quon vole le blé, ajouta-t-elle, croyant encore à ses belles paroles.
Barbara, jolie, douce et courageuse, vivait chez Jean avec sa belle-mère et la sœur aînée de Jean, Séraphine, veuve dun conducteur de tracteur mort dans un accident. Séraphine, revenue dun autre village, navait pas voulu rester chez ses beaux-parents. Elle était aigrie, jalouse, et ne supportait pas Barbara.
Elle vit avec nous, confiait Barbara à Raymonde, mais elle me cherche tout le temps, me pique avec des mots durs, trouve toujours une raison pour me rabaisser.
La beauté et la vitalité de Barbara agaçaient Séraphine, qui ne la lâchait jamais. Barbara encaissait tout, par amour pour Jean et parce quelle ne pouvait pas retourner chez ses parents, étant partie avec lui contre leur volonté.
Jean, bel homme, grand et qui savait parler, attirait tous les regards féminins. Mais cest Barbara, discrète et réservée, qui avait su toucher son cœur.
Maman, Jean veut mépouser, annonça un jour Barbara.
Je te le déconseille, répondit sa mère. Il a déjà été marié, et il est trop séduisant, toutes les femmes lui tournent autour. Tu nauras que des soucis, tu passeras ton temps à le surveiller. Je tinterdis de lépouser.
Malgré la peine, Barbara a suivi son cœur. Le jour de la fête des moissons, Jean est venu la chercher à cheval, comme ils lavaient prévu. Elle est sortie, les joues rouges démotion, un petit baluchon à la main, et a grimpé dans la carriole. Elle navait que dix-neuf ans, deux robes en coton et quelques sous-vêtements pour tout bagage.
Sa mère est sortie sur le pas de la porte et, alors que le cheval séloignait, a crié :
Je ne tautorise pas à partir ! Si tu reviens, ne compte pas sur moi pour touvrir la porte !
Barbara sest donc installée chez Jean, sans mariage, travaillant à lexploitation de tourbe pour gagner quelques francs.
La mère de Jean, dure et autoritaire, jamais satisfaite, rendait la vie de Barbara compliquée. Mais la jeunesse aide à encaisser les coups. Jean partait tôt comme chef déquipe, rentrait tard, et ne se mêlait pas des histoires de femmes. Barbara aussi travaillait. Sa belle-mère naimait pas cuisiner, alors cest Barbara qui sen chargeait après sa journée.
Souvent, Barbara regrettait davoir rejoint cette famille où ni la sœur ni la belle-mère ne lacceptaient. Le président de la coopérative, Clément, remarqua son sérieux au travail et la proposa pour le conseil municipal.
Oh, Clément, je ne suis pas prête, je suis trop jeune, je ny connais rien, protesta Barbara, un peu paniquée.
Tinquiète pas, on sera là pour taider. Les anciens te guideront. Tu es bosseuse, honnête, et tu as le sens de la justice, répondit-il.
Barbara a été élue au conseil municipal. Jean était fier, sa belle-mère sest faite plus discrète, mais Séraphine, rongée par la jalousie, continuait de la critiquer.
Barbara a eu un fils, a repris le travail, sa belle-mère gardait le petit et les enfants de Séraphine, qui travaillait aussi.
Après cinq ans ensemble, Barbara attendait un deuxième enfant. À huit mois de grossesse, Raymonde est revenue avec de nouveaux soupçons sur Jean et Amandine. Séraphine, toujours prête à blesser, a ajouté :
Cest bien fait pour toi, Barbara. Si ton mari va voir ailleurs, cest que tu ne toccupes pas assez de lui, trop prise par tes histoires de conseillère. Quest-ce que tu veux quil fasse ?
Barbara sest tue, de peur de lancer une dispute.
Est-ce que Jean va vraiment chez Amandine ? se demandait-elle, angoissée.
Jean, après ses soirées chez Amandine, rentrait au petit matin, se glissait près de sa femme, qui, réveillée, pensait :
Comment cest possible ? On travaille ensemble, Amandine me félicite souvent pour mon courage et mon habileté
Un soir, à bout, Barbara a attendu longtemps Jean. Sa belle-mère et Séraphine dormaient déjà. Elle a enfilé un vieux gilet, est sortie dans la cour, et, guidée par linstinct, a marché vers la grande rue, près de la salle des fêtes, là où vivait Amandine. Saccrochant à la clôture pour ne pas glisser dans la boue, elle a avancé doucement.
Pourvu quaucun chien ne me surprenne, se disait-elle.
Arrivée devant la maison dAmandine, elle a jeté un œil par une fente du vieux portail. La lumière brillait dans la grande pièce, une table dressée, une bouteille deau-de-vie au centre, mais personne. Soudain, Amandine et Jean sont entrés, bras dessus bras dessous, en riant. Ils se sont installés face à face.
Barbara, tremblante, le cœur prêt à exploser, a compris que Raymonde disait vrai. Son mari préférait la compagnie dAmandine à celle de sa femme enceinte. Quand la lumière sest éteinte, la maison est tombée dans lombre.
Quest-ce que je fais ? pensait Barbara, perdue.
Après un moment, elle a ramassé une grosse pierre et la lancée de toutes ses forces contre la fenêtre, puis elle sest enfuie dans la nuit. Jean est rentré à laube. Barbara na rien dit. La fenêtre dAmandine est restée longtemps bouchée avec un oreiller, faute de sous pour la réparer.
Barbara a gardé le silence sur cette nuit-là. Petit à petit, elle sest sentie de plus en plus indifférente à Jean, surtout en voyant leur deuxième fils grandir.
Quil fasse ce quil veut Il rentre toujours à la maison, pensait-elle, et il mappelle tendrement « ma petite femme ». Jean était malin, et malgré tout, elle laimait encore.
Le temps a filé. Un soir, Clément a convoqué Barbara à la mairie. Un gendarme du coin et quelques villageois étaient déjà là.
On a surpris Amandine en train de voler du blé, annonça Clément. Ce nest pas la première fois. On va perquisitionner chez elle.
Comme élue, Barbara devait participer. Sur place, Clément lui a demandé de fouiller la maison avec Nicolas.
Amandine, livide, tremblait, les mains serrées. Un parent, témoin officiel, était là, silencieux. Barbara, désemparée, navait jamais vécu un truc pareil. Le regard dAmandine croisait le sien, plein de peur.
Nicolas a fouillé derrière le poêle, puis a dit à Barbara :
Regarde sous le lit et dans le coin.
Barbara a soulevé la couverture, puis le matelas de paille, et a trouvé dans un coin un grand seau recouvert de toile. En soulevant la toile, elle a vu du blé, un tiers du seau rempli. Amandine lavait accumulé petit à petit.
Leurs regards se sont croisés.
Voilà ma revanche, pensa Barbara. Je pourrais tout balancer, la dénoncer devant tout le monde, me venger de Jean.
Amandine, terrifiée, se disait :
Cest fini. Barbara va me livrer à la police à cause de Jean. Elle est venue exprès pour ça.
Le président est entré.
Alors, Barbara, tu as trouvé quelque chose ?
Non, il ny a rien ici, répondit-elle en baissant la tête. Nicolas a confirmé.
Malgré tout, la gendarmerie a embarqué Amandine, prise sur le fait avec deux poignées de blé. Elle est revenue le lendemain.
Les années ont passé. Après cette histoire, Amandine a quitté le village avec ses enfants pour sinstaller ailleurs. On ne la plus jamais revue à Saint-Laurent. Barbara et Jean ont élevé leurs fils, laîné sest marié. Mais la vie de Jean a été courte : après avoir enterré sa mère, il est parti à son tour. Les dernières années, il était plus attentionné, mais la santé la lâché. Séraphine a trouvé un mari dans un autre village et sest installée là-bas.
Après la mort de Jean, Barbara est restée seule dans la maison. Ses enfants et petits-enfants venaient la voir. Elle avait mal aux jambes, mais ses fils laidaient.
La vie tapprend que la bonté et la retenue valent mieux que la vengeance. Parfois, pardonner, cest se libérer soi-même.

