Une vieille histoire de l’après-guerre : passions, secrets et rivalités dans le village de Saint-Simon

Au lendemain du grand conflit, dans le hameau de Saint-Laurent, lexistence demeurait âpre. Les hommes, pour la plupart tombés sur les champs de bataille, laissaient derrière eux une jeunesse livrée à elle-même, qui séveillait lentement à la vie. Non loin de la salle communale, où les jeunes se retrouvaient à la nuit tombée, résidait Amandine, femme à lâge incertain, usée par les épreuves. Elle élevait seule ses trois enfants, veillait sur sa mère impotente, et sépuisait à la coopérative agricole pour assurer leur subsistance. Lépoque était marquée par la pénurie.

Les habitantes du village, surtout, nourrissaient une vive antipathie envers Amandine.

Encore Amandine qui reçoit les hommes chez elle, chuchotaient-elles, cela ne peut continuer ainsi.

Souvent, Amandine confiait sa mère et ses petits à la voisine, puis organisait chez elle des veillées qui sétiraient jusquau petit matin. Certains convives y passaient la nuit, parfois en compagnie dun homme déjà marié. Dès la tombée du jour, plusieurs maris du village séclipsaient discrètement vers la demeure dAmandine, où ils semblaient se volatiliser.

Les femmes du hameau la condamnaient durement, propageaient des commérages, se querellaient avec leurs époux. Elles auraient pu provoquer un esclandre chez Amandine, mais la crainte les paralysait. Un mari surpris sur place pouvait rentrer furieux et battre sa femme, même devant témoins. Ainsi allait la vie rurale, où rien ne restait secret.

Un jour, Raymonde confia à Claire que son époux, Lucien, la trompait. Claire, seconde épouse de Lucien la première étant morte en couches, lenfant nayant pas survécu , écoutait en silence.

Claire, pourquoi laisses-tu faire ? Ton Lucien fréquente aussi Amandine. Tu attends un enfant, et lui traîne là-bas, lui glissa la voisine Mireille.

Ce nest pas possible, même sil rentre tard, parfois à laube, il prétend que le maire loblige à surveiller le grenier la nuit pour éviter les vols de blé, répondit Claire, croyant naïvement son mari séduisant.

Claire, belle, réservée et travailleuse, vivait sous le toit de Lucien, avec sa belle-mère et la sœur aînée de Lucien, Séraphine, ainsi que ses deux enfants. Le mari de Séraphine, conducteur de tracteur, était décédé, la contraignant à revenir chez sa mère, refusant de rester chez ses beaux-parents.

Séraphine, jalouse et acariâtre, ne supportait pas Claire.

Elle peut bien rester ici, confia Claire à Mireille, mais elle me cherche sans cesse, mattaque, me blesse avec ses mots. Elle trouve toujours un prétexte pour me piquer.

La grâce et lénergie de Claire irritaient Séraphine, qui la harcelait sans relâche. Claire supportait tout, aimant Lucien et incapable de retourner chez ses parents, quelle avait désobéi en fuyant avec lui.

Lucien, bel homme, élancé et volubile, captivait bien des femmes. Pourtant, cest Claire, discrète, qui succomba à son charme.

Maman, Lucien me demande en mariage, annonça un jour Claire.

Je te le déconseille, Claire. Il a déjà été marié. Il est trop séduisant, les femmes le poursuivent. Tu nauras que des ennuis, tu passeras ton temps à le surveiller, à le récupérer chez dautres. Je tinterdis de lépouser.

Peinée, Claire décida pourtant de braver sa mère. Lors de la fête des moissons, Lucien vint la chercher à cheval, comme convenu. Elle sortit, les joues empourprées, un baluchon à la main, et monta dans la carriole. Elle navait que dix-neuf ans, sans dot, seulement quelques robes de coton et un peu de linge.

Sa mère surgit, et alors que le cheval sélançait, elle cria :

Je ne tautorise pas à partir. Tu ten vas sans mon accord. Si tu reviens, ne compte pas sur moi pour touvrir la porte. Tu entends

Ainsi, Claire sinstalla chez Lucien, sans mariage. Elle travailla à lextraction de tourbe, gagnant quelques francs.

Elle vivait donc chez sa belle-mère, femme dure, autoritaire, jamais satisfaite, toujours à se plaindre. La cohabitation était pénible, mais la jeunesse de Claire laidait à tenir. Lucien partait tôt comme chef déquipe, rentrait le soir, évitant les disputes féminines. Claire aussi travaillait. Sa belle-mère détestait cuisiner, alors Claire sen chargeait en rentrant.

Claire regrettait parfois davoir rejoint cette famille où ni la sœur ni la mère de Lucien ne lacceptaient. Le président de la coopérative, Clément, remarqua son sérieux et la proposa comme candidate au conseil municipal.

Oh, Clément, je ne suis pas à la hauteur, trop jeune, sans expérience, seffraya Claire, je ny connais rien, jai peur.

Ne tinquiète pas, Claire, on taidera. Les anciens sont là pour guider. Tu es travailleuse, honnête, et tu aimes la vérité, la rassura-t-il.

Claire fut élue au conseil municipal. Lucien était fier de sa jeune épouse, la belle-mère se fit plus discrète, seule Séraphine continuait de la dénigrer par jalousie.

Claire mit au monde un fils, reprit le travail, la belle-mère garda le petit et aussi les enfants de Séraphine, qui travaillait également.

Après cinq ans de vie commune, Claire attendait un second enfant. À huit mois de grossesse, Mireille lui rapporta de mauvaises nouvelles sur Lucien. Séraphine, présente, ne manqua pas de la piquer :

Cest bien fait pour toi, Claire. Tu nas que ce que tu mérites. Un bon mari ne va pas voir ailleurs. Tu ne toccupes pas de lui, trop prise par tes affaires de conseillère. Que veux-tu quil fasse ? Claire se tut, sachant quun scandale éclaterait.

Est-ce possible que Lucien fréquente Amandine ? se tourmentait-elle.

Lucien, après ses visites chez Amandine, rentrait à laube et se couchait près de Claire, qui feignait de dormir, ruminant :

Comment est-ce possible ? Nous travaillons ensemble, Amandine me félicite souvent pour mon ardeur, elle me tape même gentiment sur lépaule

Un soir, nen pouvant plus, Claire attendit Lucien tard, mais il ne rentra pas. Sa belle-mère et Séraphine dormaient déjà. Claire enfila un vieux gilet, sortit dans la cour, et ses pas la menèrent vers la grande rue, près de la salle communale, où vivait Amandine. Elle avançait prudemment, évitant la boue dans lobscurité.

Pourvu quaucun chien ne me surprenne, pensait-elle, quil ne fasse pas de bruit.

Arrivée près de la maison dAmandine, elle observa par une fente du vieux portail ce qui se passait dans la grande pièce. La lumière était allumée, une table dressée, une bouteille deau-de-vie au centre, mais personne. Après quelques minutes, Amandine et Lucien entrèrent, bras dessus bras dessous, riant. Ils sinstallèrent face à face.

Claire, tremblante, sappuya sur la clôture, le cœur battant à rompre.

Mireille avait raison, voilà où va mon mari. Il pense sûrement quune femme enceinte ne sert à rien, puis Amandine se leva, éteignit la lumière, la maison plongea dans lombre.

Que faire, que décider, songeait Claire, désemparée, sans oser entrer.

Après un moment, elle ramassa une grosse pierre et la lança de toutes ses forces dans la fenêtre, puis disparut dans la nuit. Lucien rentra à laube. Claire ne dit rien. Chez Amandine, la fenêtre resta longtemps bouchée avec un oreiller, faute de moyens pour la réparer.

Claire ne révéla jamais ce qui sétait passé cette nuit-là. Peu à peu, elle se sentit moins attachée à Lucien, dautant que leur second fils grandissait.

Quil fasse ce quil veut Il rentre toujours à la maison, pensait-elle, il mappelle tendrement « ma petite femme », quel malin, ce Lucien Elle laimait, sans doute.

Le temps sécoula. Un soir, Clément convoqua Claire à la mairie. Malgré lheure tardive, un gendarme du canton et quelques villageois étaient déjà là.

Aujourdhui, Amandine a été prise avec du blé volé, annonça Clément, ce nest pas grand-chose, mais cest du vol. La loi est stricte. Nous allons perquisitionner chez elle, voir où elle cache le blé. Ce nest sûrement pas la première fois.

En tant quélue, Claire devait participer. Sur place, Clément lenvoya fouiller la maison avec Nicolas.

Claire, cherche sous le lit et dans le coin, lui souffla Nicolas, qui inspectait derrière le poêle.

Claire souleva la couverture de toile, puis le matelas de paille, regarda dans langle, découvrit un grand seau couvert de toile, le souleva et trouva du blé. Pas beaucoup, mais un tiers du seau était plein. Amandine lavait apporté petit à petit.

Leurs regards se croisèrent.

Voilà ma vengeance, pensait Claire. Je vais répandre le blé devant tout le monde, ce sera ma revanche pour Lucien.

Amandine, terrifiée, se disait :

Cest la fin. Claire va me dénoncer à cause de Lucien. Pourquoi lai-je accueilli chez moi ? Elle est venue exprès pour menvoyer en prison.

Les deux femmes se fixèrent, puis Clément entra.

Alors, Claire, tu as trouvé quelque chose ?

Non, il ny a rien ici, répondit-elle en baissant la tête. Nicolas confirma.

Malgré tout, le gendarme emmena Amandine au poste, car elle avait été prise avec deux poignées de blé. Elle revint le lendemain.

Les années passèrent. Après cet épisode, Amandine partit avec ses enfants dans un village voisin, ne revint jamais à Saint-Laurent. Claire et Lucien élevèrent leurs fils, laîné se maria. Mais la vie de Lucien fut brève : après avoir enterré sa mère, il mourut à son tour. Les dernières années avec Claire furent paisibles, mais la santé de Lucien déclina. Séraphine trouva un époux dans un autre village et sy installa.

Depuis les obsèques de Lucien, bien du temps sest écoulé. Claire demeure seule dans la maison. Ses enfants et petits-enfants viennent la visiter. Elle souffre des jambes, mais ses fils la soutiennent.

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Léa. Un Monde Intérieur.