L’ANCIEN PORTRAIT FAMILIAL

Salut, cest moi. Tu te souviens de ce vieux conte du village de SaintBenoît, où le grand-père Henri se baladait toujours avec sa corbeille denfants? Voilà ce qui sest passé lété dernier.

«Eh, papy! Cest des morilles?», sexclamait le gamin débordant dénergie qui tournait autour dHenri. Et son prénom collait parfaitement: Ludo, le petit agile.

Le vieux Henri, un peu essoufflé, haussa les épaules et répondit dune voix traînante: «Oui, mon ptit.» Même si les morilles poussaient depuis toujours sur les haies du hameau, il était difficile pour lui de porter la corbeille pleine à cause de ses vieux os. Il sétait donc installé un instant devant la boutique de la vieille Marguerite, qui tenait le même petit magasin depuis toujours, tout comme lui. Marguerite nétait pas vraiment «baba»; elle était la grandmère de Ludo, même si son mari Léon navait jamais quitté le village avant davoir quarante ans. Chez elle, il ne restait plus aucun voisin, jusquau jour où, lannée précédente, Léon réapparut sur le perron de la maison avec toute sa tribu. Ça a fait un sacré bruit! Marguerite hurlait à tel point que les villageois pensèrent dabord à un accident, mais finalement ce nétait quune joie.

Cet été, les citadins reviennent comme chaque août au coucher du soleil. Ludo court de bon matin jusquau crépuscule sur les chemins de terre. Il ny a pas dautres enfants de son âge, alors il trouve toujours un moyen de taquiner les anciens. Henri, qui aurait bien besoin dun peu de repos, voulait juste rentrer chez lui pour quÉléonore, sa petitefille, prépare les morilles et les fasse tremper pendant quil masse ses pieds sur le lit.

Ludo, armé de son jouet en plastique, sapprocha de la corbeille dHenri et lança:
«Laissemoi prendre une photo!»
Henri, surpris, répliqua: «Et tu comptes faire ça avec quoi, le petit farfelu?Un morceau de contreplaqué?»
Ludo, tout fier, brandit son gadget: «Avec mon smartphone!» Il le pointa vers la corbeille, et le déclic de lappareil se fit entendre.
«Regarde!», sécria le garçon en montrant le verso du «contreplaqué». Henri découvrit, étonné, une image de sa corbeille.
«Cest génial!», sexclama le vieux, tandis que Ludo, sans perdre le fil, traça du doigt la photo: soudain, à la place des morilles, apparut Léon.
«Papa!», lança Ludo avec un air sérieux. Henri, interloqué, lança un regard en coin à sa corbeille: «Où ça?Ce nest pas une blague, la corbeille était là et voilà Léon qui remplace les champignons!Mais bon, les morilles sont toujours là»

Ludo continua: «Voilà maman, voilà notre appartement voilà le Marquis»
Henri reconnut le Marquis: ce nétait pas un chat, mais le cochon de Marguerite. La petitefille de Marguerite le promenait en laisse, ce qui faisait rire tout le monde du village. Les habitants ne comprenaient jamais pourquoi on mettait un cochon en laisse, jusquà ce que le tracteurpilote Pascal sécrie: «Cest comme sil était attaché à un câble!»

«Grandpère, je peux te prendre en photo?» lança soudain Ludo.
Henri, un peu perplexe, rétorqua: «Pourquoi pas?»
«Tu vois, tes beau comme un vieux chêne: la barbe blanche, les mains bronzées, pas comme les ptits papas qui se la pètent, » bafouilla Ludo, puis, cherchant ses mots, ajouta: «Comme ma grandmère mais en version grandpère!»
Henri éclata de rire.
«Pas besoin de moi», commença le vieil homme, mais sarrêta. Il fixa Ludo dans les yeux et demanda:
«Tu nas pas peur du film?»
«Quel film?» répondit le petit, intrigué.
«Du film photographique, bien sûr.»

Ludo, tout rouge, sexcusa pendant cinq minutes en expliquant que pas besoin de pellicule, que la maman imprimerait tout sur limprimante. Henri, revitalisé, se dit quil pouvait encore faire un bout de chemin. Avant de se lever, il lança:
«Écoute, Ludo reviens dans une heure. Tu prendras une photo de moi et dÉléonore, daccord?»
«Cest bon!», sécria le petit, tandis quHenri, grinçant, se releva, souleva sa lourde corbeille et savança vers la maison. Après quelques pas, il se retourna brusquement et cria à Ludo qui filait:
«Ludo, noublie pas: dans une heure!»
«Cest noté!», résonna une voix du côté de la rue.
«Bon, voilà», soupira le vieil homme, posant la corbeille sur le perron et sasseyant sur le marchepied. «Encore une comme ça et on hivernera comme des princes: des pommes de terre et des morilles parce quon na plus de viande.»

Henri, qui navait jamais mangé autre chose que le pain du village et les produits du terroir, navait jamais goûté à la charcuterie de la ville, réservée aux grandes occasions. Ce nétait pas quil détestait la nourriture industrielle, mais il navait jamais eu besoin dautre chose que le sel et le poivre. Après une vie passée à se lever avant laube pour travailler la terre, il ne pouvait plus se permettre un morceau de jambon du supermarché.

«Et ça suffit, Vania, avec les concombres et les tomates. Calmetoi,», souffla sa femme, essayant de soulever la corbeille.
«Attends, ma vieille!», sécria Henri, mais il retomba sur le marchepied. «Je te dis dattendre!», ajouta-t-il avec une pointe dautorité qui céda vite la place à la tendresse. «Pas de morilles maintenant. Va te coiffer et enfile ta robe dété préférée.»
«Tu deviens fou, vieux?Tu vas te marier?Nous voilà déjà soixante ans comme mari et femme!», ricana Éléonore.
«Exactement, il faut quon se prenne en photo,» rétorqua Henri en se relevant lentement.
«Quoi?»
«Il faut photosseprendrat.», répéta le vieil homme en grimaçant. «Ludo arrivera avec son appareil»
«Faistoi à laise, prendstoi en photo,», sexclama Éléonore en se dirigeant fièrement vers la cuisine. Henri, sans regarder la corbeille, prit un air sévère et suivit sa femme.

«Éléonore, oùton?», demanda Henri en entrant. Aucun signe dÉléonore. Il la chercha pendant quelques minutes, jusquà ce quil la trouve cachée derrière le poêle, dans le petit coin où elle se réfugiait quand ils se disputaient. Elle était assise, le visage dans les mains, les larmes coulant comme une pluie fine sur la jupe usée de sa robe.

Henri voulut parler, mais aucun mot ne sortit. Il se souvint de leurs disputes dil y a vingt ans, des silences qui duraient des années. Le mot «Éléonore» sortit finalement, tremblant, comme une caresse. Elle leva les yeux, mouillés, le regard plein de douceur, et posa sa tête sur son épaule. La barbe dHenri devint mouillée par ses larmes. Il éclata en sanglots, mais Éléonore le coupa rapidement:
«Peigne ta barbe pendant que je repasse ta chemise»

Ludo était arrivé un peu tôt, mais tout était déjà prêt. Ils sétaient assis à la table, Henri jouant avec sa barbe, inquiet que le gamin ne fasse pas trop de bruit. Éléonore tenta de le calmer quand la porte du vestibule claqua soudain.

Le soir, avant de se coucher, les deux vieux se sont tournés lun vers lautre pour regarder les deux photos. La première était petite, en noir et blanc: une jeune femme rousse tenait un énorme bouquet de fleurs sauvages, la tête posée sur lépaule dun beau jeune homme en costume, le sourire éclatant, et derrière eux, un panneau «Mairie» gravé de quatre lettres.

La seconde était grande et en couleur. Elle montrait un couple de vieillards, la femme posant la tête sur lépaule de lhomme, un grand bouquet de fleurs dété posé sur la table, le mur derrière décoré dun même panneau. Leurs visages étaient tout aussi heureux que sur la première photo.

Ils avaient dautres clichés, mais ces deux-là étaient les seuls où ils apparaissaient ensemble. Voilà, jespère que ça te plaît! (rires)

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