Nous nétions que deux, mais ça nous suffisait
Linternat ne lui plaisait pas, alors quand arriva la tante, la sœur de son père, et annonça quelle le prendrait avec elle, Louis se réjouit. Il connaissait à peine sa tante: elle ne venait que trois fois, toujours en se plaignant que son frère séloignait trop. Mais à chaque visite, elle ramenait des montagnes de cadeaux, lisait à Louis des histoires, jouait à des jeux de société et essayait (en vain) de lui faire dessiner MickeyMouse. Tout cela laissait penser quelle laimait, alors Louis fut surpris quand la travailleuse de laide sociale déclara que aucun proche ne pouvait le récupérer. Il passa six mois à linternat, attendant chaque jour larrivée de la tante Zoé, qui finalement arriva.
Louis navait jamais connu sa mère. Quand il était tout petit, son père disait que «elle était partie très loin». Aujourdhui, Louis comprenait enfin : très loin, cest mort. Son père, pianiste, fut percuté par une voiture juste devant la maison. Il était sorti acheter du lait, car le dernier bocal avait coulé sur leurs gâteaux au chocolat du petitdéjeuner. Il faisait nuit, la route était glissante, et il trébucha. La voiture, elle, filait à toute allure.
Louis attendit longtemps, les joues mouillées contre la vitre froide, scrutant le crépuscule. Il guettait lheure du retour de son père, même si la caisse du petitcommerçant était pleine, même si la caissière avait fini la monnaie, même si le voisin, Madame Lucie, lavait taquiné avec ses blagues ratées. Quand on sonna à la porte, il pensa que son père était enfin rentré, mais ce nétait pas le père. Cétait Madame Lucie, les joues maculées de taches noires comme une aquarelle ratée, les yeux rougis. Elle annonça que Louis passerait la nuit chez elle, prétextant un «déplacement urgent au travail». Cétait étrange, car le père de Louis, pianiste, ne faisait jamais dhoraires nocturnes.
Madame Lucie navait pas osé dire la vérité: son père était mort. Une assistante sociale le fit savoir le jour suivant.
Je nai pas pu venir plus tôt», sexcusa Tante Zoé. «Ne men veux pas, daccord?»
Louis haussa les épaules. Pourquoi sénerver? En six mois, il avait appris que même les proches pouvaient être plus néfastes que les ennemis. Le fait même quelle le prenne était déjà une victoire.
Jamais Louis navait pris le train. Si cela était arrivé à un autre moment, il aurait sauté de joie, mais maintenant il était indifférent. Assis à la fenêtre, il regardait les maisons et les arbres défiler, se disant quil ne reverrait jamais sa ville natale. Tante Zoé marmonna: «Je déteste cette ville, je savais quelle me détruirait.» On sentait quelle ne reviendrait pas.
À la gare, les accueillit le mari de Tante Zoé, un petit bonhomme trapu nommé Victor.
Tu peux mappeler Oncle Victor, ditil en tendant la main.
Louis apprécia le geste: personne ne lui avait jamais serré la main comme un adulte. La paume dOncle Victor était rugueuse, loin de la douceur des mains de pianiste de son père.
Les premières semaines, Victor proposa à Louis de faire de la pêche ou du hockey. Louis, qui ne supportait pas lidée de tuer un poisson, refusa toujours. Tante Zoé le pressait de rester tranquille, lisait des bouquins à Louis, et il préférait ces lectures à la mauvaise humeur de Victor qui prétendait que les livres étaient «une occupation de filles» et que le vrai homme devait jouer au foot ou au hockey.
Avec Zoé, Louis était bien. Sans mère, il enviât parfois les autres enfants, mais il navait jamais été triste avec son père. Zoé était aussi musicale et lectrice que son père, plaisantait, riait, travaillait à domicile et trouvait toujours du temps pour Louis: promenades au parc, courses, dîners où ils aidaient Victor, ambulancier, à préparer le repas après une longue garde.
Un jour, dans le magasin, une grande femme aux cheveux roux sapprocha:
Oh, Zoé! Ça fait une éternité! Et qui est ce petit?Je pensais que tu navais pas denfants
Louis se figea, craignant que la femme le rejette, mais elle le serra contre elle et répondit:
Mon petit, cest le tien.
Un chaud réconfort sinstalla en Louis, comme une tasse de chocolat chaud à la confiture de framboise.
En automne, Louis entra à lécole et y prit goût. Les cours étaient intéressants, même si la lecture était ennuyeuse: seul Louis et Éléonore lisaient bien, les autres peinèrent à décoder les lettres. Peutêtre à cause de ça, ils devinrent amis; la maîtresse leur donna un livre à deux pour quils ne sennuient pas. Les autres les taquinaient en couple, mais Louis samusait avec Éléonore, qui était vive, savante et ne parlait pas comme les autres filles. En hiver, ils étaient inséparables, et Victor, en mode «nos camarades de classe», les surnomma «notre fiancée».
Le NouvelAn, ils se disputèrent à cause de Roseline. En classe, tout le monde détestait Roseline: elle se curait le nez, portait des chemises sales comme si elles venaient de la décharge. La veille des fêtes, Victor raconta que le père de Roseline était en réanimation, quil lavait conduit à lambulance.
Il faut boire moins, dit Victor, ce qui laissa Louis perplexe. Mais il savait que perdre un père était douloureux.
Lorsque la maîtresse forma les paires pour la danse des flocons, Louis se porta volontaire avec Roseline, car il manquait une fille. Elle accepta, mais Éléonore le confronta après la classe, le traitant de traître, et ne le parla plus.
Roseline ne devint pas non plus son amie: elle était dune bêtise immonde. En revanche, les garçons le prirent sous leur aile. Le 23février, la maîtresse invita Victor à la classe, où il raconta comment il avait sauvé deux camarades à la guerre. Louis devint alors le héros de la semaine, tout le monde voulait être son ami, sauf Éléonore qui le bousculait dès quil passait. Victor déclara que Louis était un vrai garçon maintenant, et lemmena au lasertag, où il sennuiera un peu, mais les garçons étaient aux anges. Pour son anniversaire, Victor lui acheta une guitare. Louis rêvait dêtre pianiste comme son père, mais la guitare nétait pas mauvaise non plus.
La vie se stabilisait doucement, et Louis pensait moins souvent à son père, se sentant parfois coupable. Lété, Victor prit des congés et ils partirent à la campagne chez des proches. Victor proposa de nouveau la pêche. Louis voulait refuser, mais il entendit Victor répondre à un voisin:
Jai toujours voulu un fils, et si le destin la fait ainsi
Un soudain réconfort envahit Louis, même sil se sentait un peu coupable: si Victor le considérait comme un fils, son père le regarderait du ciel, comme Zoé le lui disait.
Ils se levèrent avant laube, prirent leurs cannes et partirent. En route, Louis sennuya, et au bord de leau, pendant deux heures, il nattrapa quun poisson, quil ne put même sortir. Victor, déçu, cliqueta la langue. Louis fit semblant de samuser, mais cétait le matin le plus ennuyeux de sa vie, et il abandonna la pêche le jour suivant. Victor revint avec un seau plein, se lamentant que Louis aurait raté le meilleur leurre. En voyant les poissons frétiller, Louis éclata en sanglots.
Tu nes quune! cracha Victor, avant de séloigner.
Lété les fit grandir, pas seulement Louis. Éléonore continuait de lignorer, mais cela ny changeait rien. Certains garçons pouvaient rentrer seuls chez eux, Louis espérait que Zoé ne viendrait plus le chercher, mais elle affirma quil était encore trop petit. Une dispute éclata entre Victor et Zoé: il voulait «élever un garçon, pas une fille», elle répliqua que le trajet de lécole à la maison passait par trois rues, et le regarda avec une intensité qui en disait long sur le drame silencieux du père décédé.
Les mamans arrivaient régulièrement, même pour Éléonore. Un jour, la mère dÉléonore arriva avec la même femme désagréable qui avait interrogé Zoé au magasin, prétendant être la mère de Louis.
Cest le fils adoptif de Zoé? demanda la femme.
Louis, caché dans un coin, nentendit pas la suite, mais il sentit son poing se serrer. Avant quil ne puisse intervenir, Zoé surgit, désemparée, et Louis sélança avec son cartable.
Le lendemain, Éléonore révéla à la classe que le frère de Zoé et son oncle ne pouvaient pas avoir denfants, doù ladoption de Louis. Elle expliqua que Victor était dabord contre, mais Zoé lavait convaincu. Louis crut tout cela; il comprit enfin pourquoi Victor nétait pas enthousiaste: il voulait «un vrai fils», et Louis, naïf, avait mal interprété.
Depuis, Louis devint volontairement grognon avec Victor. Zoé le questionna: «Quelle mouche ta piqué?» et il resta muet. Un jour, quand Victor lui demanda demporter les poubelles, Louis riposta:
Faisle toi!
Victor hurla:
Pas de cris!Tu vas au coin!
Louis, furieux, cria:
Fais tes propres enfants!
Un coup sec fit tourner la tête de Louis, il ne ressentit aucune douleur, mais il vit du rouge se répandre sur son teeshirt blanc. Zoé surgit:
Que se passetil?
Victor resta figé, les mains tremblantes, incapable de reconnaître ce quil faisait. Zoé, pâle, sapprocha, le serra contre elle, et Louis voulut dire: «Je ne veux pas abîmer ta belle robe» mais la phrase se perdit dans un sanglot.
Pars, ditelle, je dépose le divorce, assez!Je ne veux pas denfants adoptés, je ne veux pas de neveu!Je ne suis pas coupable de ne pas avoir denfants!Va donc engendrer les tiens, où tu veux, et laissenous tranquilles!
Victor ne prononça plus un mot. Louis nentendit que ses pas lourds séloigner, puis le cliquetis de la serrure. Il crut que la vie allait enfin sarranger sans lui, mais Zoé pleurait sans cesse. À chaque fois quil entrait, elle essuyait les larmes dun mouchoir, et lui, il était toujours triste.
Deux semaines passèrent, semblables à une éternité, plus longues que le séjour à linternat. À lécole, Louis voulait rentrer vite pour vérifier que Zoé ne soit plus triste, mais elle était toujours morose, le regard perdu, la voix sans couleur. Il décida daller à lécole le plus tôt possible pour ne pas voir ce visage qui le faisait se sentir responsable: mieux vaut que Zoé lait laissé à linternat que dêtre la source de tous ses problèmes.
Le manque de Victor le rongeait. Il regrettait les disputes bruyantes, les rires, les soirées télé en famille. Il guettait le retour de Victor dans le hall, mais il ne revint jamais. Louis tenta de suggérer à Zoé de rappeler Victor, elle le toucha doucement la tête et dit:
Tout ira bien, mon petit. Nous nous en sortirons à deux.
Ce jour-là, le soleil dété revint, le ciel était dun bleu sans souci, même les feuilles jaunies semblaient retrouver leur vert. Louis décida de sécher les cours: il attendit que Zoé parte, demanda à un camarade davertir la maîtresse quil avait mal au ventre, et séchappa.
Sans but précis, il erra dune cour à lautre, monta sur les balançoires, joua au ballon avec les bambins, se lassa vite. Sur un nouveau terrain, il découvrit des balançoires en forme de panier et sy installa confortablement. Autour, des toutpetits jouaient, une femme lisait sur un banc, et Louis devint le devin de leurs âges. Une fillette en robe rose, ressemblant à Éléonore, sapprocha:
Tu ne peux pas jouer ici! Tu nes pas des nôtres!
Louis répondit dun ton sarcastique:
Où je veux, jy joue!
La fillette le poussa, il se laissa faire, puis grimpa sur le toboggan, où la fillette sécria à nouveau:
Tu ne dois pas glisser, tu nes pas le bienvenu!
Ignorant ses protestations, Louis escalada une haute échelle, jeta son sac à dos en bas. La fillette fouilla dans le sac.
Arrête! cria-til.
Il perdit léquilibre, sentit un craquement, puis un bruit sourd comme une branche qui se rompt. Une femme, pâle comme la craie, accourut, la fillette cria. Louis leva les yeux vers le visage dune inconnue, et une douleur aiguë le brûla la jambe, comme un million de coupures versées diode.
Ne bouge pas! ditelle en le maintenant par les épaules. Tu ne dois pas regarder ta jambe.
Elle était terriblement blême.
Jappelle lambulance,» bafouillatelle. «Tu as besoin daide, ou on appelle ta mère?Tu as un téléphone?»
Autour, une foule denfants sétait formée. Louis, haletant, cria:
Appelez mon père Il travaille à lambulance
Victor arriva plus vite que lambulance, bouscula les enfants, balaya du regard Louis et saccroupit près de la jambe qui ne bougeait pas.
Petit, ça fait mal? Tiens bon, je suis là
La femme qui le tenait la main sexclama:
Vous êtes le père? Oh! Quelle frayeur! Lambulance arrive
Louis sentit une brûlure intense, ferma les yeux, redoutant que Victor dise quil nétait pas son père. Victor serra sa main et dit:
Merci, cest moi qui ai appelé, je travaille à lambulance, jai demandé darriver vite. Et puis comment ça va?
Louis exhala doucement, répondit:
Ça va.
Après lopération, qui révéla une fracture compliquée, il séjourna dans une chambre avec deux autres garçons. Zoé était assise, les yeux mouillés de mouchoir, Victor, hésitant, se tenait dans le couloir et demanda:
Tu veux quelque chose? Un livre? Une petite friandise?
Louis regarda Zoé, puis sa jambe plâtrée, et murmura:
Je voudrais que tu rentres à la maison.
Victor cligna des yeux, Zoé se cacha le visageEt malgré les éclats, les malentendus et les poignées de fer, ils finirent par découvrir que la vraie force dune famille réside dans les petites absurdités partagées autour dune bonne baguette et dun rire un peu ironique.
