Sans adresse : Une quête sans repères

Amélie Dubois ne supporte pas le mot «SDF». Il sonne trop dur, trop impersonnel. Elle nest pas sans domicile ; elle est une personne à qui on a retiré ladresse, effacée des cartes de la ville comme on gomme une annotation inutile au crayon.

Tout son passé semble désormais appartenir à quelquun dautre. Lorphelinat gris, qui sent le chou, limmeuble où elle a grandi. Puis le chemin droit vers lusine de machines à SaintÉtienne: dabord apprentie, puis opératrice sur la chaîne de montage. Le bruit sourd des machines, lhuile qui colle aux mains et ne part même pas sous le citron. Son premier amant, Marc, meurt dans le même atelier, fauché par un chariot élévateur. Les funérailles ont lieu sous un novembre maussade, et le monde séteint comme une bougie que le vent a soufflée.

Des années passent, seule dans le dortoir du complexe. Puis arrive Henri, un homme dâge mûr, tranquille, aux mains usées et aux yeux fatigués mais bienveillants. Il glisse dans sa vie comme une brise attendue, deux îlots solitaires qui se trouvent un havre de paix lun en lautre.

Il ne propose jamais de mariage. «Pourquoi cette papierasse, Amélie?» ditil en versant le thé le soir. «Nous sommes déjà une famille, plus solide que nimporte quel sceau.» Elle, affamée de chaleur humaine, croit chacun de ses mots, au point de considérer le tampon du passeport comme une formalité vide.

Ils habitent la petite maison dHenri, aux lisières de la ville, près des voies ferrées. Lair y est chargé de fumée, dabsinthe et de liberté. Ils réparent le toit, peignent les murs, plantent du lilas sous la fenêtre et soignent le jardin. Le travail les anime: ils se lèvent dans lobscurité, reviennent dans lobscurité, et la maison sent toujours la choucroute et le pain frais. Cest son forteresse, son univers façonné à la sueur.

Un jour, une ombre noire sinstalle dans le cœur dHenri. Il décline doucement pendant six mois, silencieux, les yeux fixés sur un point lointain. Les médecins restent impuissants. Amélie le soigne, le porte, prépare des bouillons quil ne peut plus avaler. Puis il séteint. Le parfum des médicaments persiste, le silence envahit la maison, plus assourdissant que le fracas des trains qui passent.

Dans ce silence lourd, un bruit de coups sélève à la porte: le craquement des doigts contre la peinture écaillée. Deux silhouettes se tiennent sur le seuil, le neveu dHenri, un jeune homme en veste neuve, et sa femme, les cheveux en boucles serrées, le regard glacial. Ils sentent le parfum dun monde urbain, parfumé et étranger.

Au début, ils se montrent corrects. Ils aident aux funérailles, apportent des provisions. Amélie, anéantie, accepte laide comme un dernier hommage à Henri.

Une semaine plus tard, ils reviennent, un papier en main. Une feuille imprimée, une signature bancale au bas que Amélie peine à reconnaître: ce nest pas la main dHenri. «Testament,» annonce le neveu sans la regarder. «Il nous a tout léguer, il savait que vous nétiez plus de la famille.»

Elle reste muette, les mots coincés dans la gorge. Elle tourne la tête vers la photo posée sur la commode: eux deux, souriants devant le lilas. La femme du neveu ricane: «Une photo, ce nest pas un document. Vous navez aucun droit ici.»

On lui donne trois jours. Trois jours où elle vit comme une machine, sans larmes; lorphelinat lui a appris à retenir les pleurs, ils ne servent à rien. Elle rassemble dans son vieux sac de voyage tout ce qui reste: papiers, la photo encadrée, des sousvêtements, un foulard en laine que Henri lui a offert pour son anniversaire, la tasse à lours usé quil utilisait chaque matin pour son thé fort. Le reste meubles, vaisselle, rideaux cousus de ses propres mains nest plus à elle. La maison est devenue un lieu hanté.

Le troisième jour, ils arrivent en voiture. Ils déposent le sac sur le perron. Le neveu évite le regard, les yeux rivés sur son téléphone. «Vous comprenez, tante» commencet-il, bégayant. «Nous devons aussi vivre quelque part» Sa femme interrompt, sèche: «Les clés, sil vous plaît, de toutes les portes.»

Amélie pose le sac, prend le sien et séloigne sans se retourner. Le verrou claque derrière elle, un son métallique sec qui la coupe du passé.

Elle ne se fait pas raccompagner ni déposer. Elle part, seule, le long dune route familière, sans se retourner. Elle doit trouver un chemin, et ses pieds la portent vers la gare, lunique point dancrage qui lui vient à lesprit. Ce nest pas une promenade, mais une exil lente, chaque pas augmentant la distance avec ce quelle appelait la vie.

Elle marche le long des voies ferrées sous un ciel dautomne gris, la pluie froide piquant comme des aiguilles. Elle sarrête près dune barrière, regarde le TER filer vers la ville. Dans les fenêtres éclairées, des silhouettes lisent, dorment ou rient. Ces gens ont des adresses. Elle na plus que son sac, où la tasse dHenri résonne contre les parois.

Une simple femme au bord du rail, sans adresse.

La gare laccueille avec un écho de bruits, lodeur de tabac, de poussière et de métal. Les lumières sont trop vives, les voix trop fortes, les voyageurs pressés comme dans un rituel auquel elle nappartient pas.

Elle serre son sac contre elle, se glisse dans lombre dune colonne massive. La première nuit, elle sassied sur un banc dur, la tête sur le foulard en laine. Elle dort en fragments, réveillée par chaque bruit ou les pas des policiers. Son cœur bat, mais personne ne léprouve; elle nest quune vieille femme avec un nœud.

La deuxième nuit, elle trouve un recoin plus discret au fond de la salle dattente, derrière des rangées de chaises en plastique cassées. Elle se couvre de son foulard, le drape sur ses épaules et sombre de nouveau dans un sommeil anxieux, les pensées mêlées entre le visage dHenri, le cliquetis du verrou, le froid des rails. Elle cherche dans ses poches une clé de maison qui nexiste plus.

Au matin du troisième jour, linstinct de survie, celui forgé à lorphelinat, la pousse à agir. Une idée surgit comme une étincelle: le dortoir de lusine, celui où elle vivait avant Henri. Les murs familiers, un souvenir de normalité. Ce nest pas un espoir, juste une direction pour ne pas tomber.

Le trajet à pied dure plusieurs heures. Le quartier a changé, mais le bâtiment gris à plusieurs étages reste immobile. À lentrée, comme trente ans auparavant, il y a une gardienne; maintenant cest une jeune femme aux cils volumineux, un téléphone à la main.

Bonjour je jai vécu ici autrefois, je travaillais à lusine, commence timidement Amélie, sentant sa voix trembler. Je pourrais rester quelques nuits? Un lit, sil vous plaît.

La gardienne lève les yeux de lécran, la scrute de la tête aux pieds: manteau usé, sac usé, visage épuisé.

Vous êtes tombée du ciel? réplique sèchement. Les places sont réservées aux employés du site, avec badge. Vous, qui êtes? Une retraitée? Allez voir la CAF, peutêtre avezvous droit à quelque chose.

Mais je commence Amélie, mais les mots se perdent. Dire «jai travaillé toute ma vie ici» ne compte plus pour cette jeune femme en blouse colorée.

Sans dire un mot, elle tourne les talons et sort. Devant le dortoir, la même vieille bancure en bois, peinte autrefois en vert, où les jeunes couples sasseyaient le soir. Elle sy pose, le sac à côté. Le soleil dautomne, pâle, frappe son visage.

Elle appuie la tête contre le dossier, ferme les yeux. Le bruit de la rue, le grondement des voitures, les rires provenant dune fenêtre ouverte du dortoir sestompent, deviennent un fond sonore lointain. Le ciel projette des taches rouges et orangées, mais à lintérieur il ny a que le silence, plus fort que le vacarme de la gare. Aucun futur ne se dessine, aucune peur non plus. Il ny a que le présent: les planches sous elle, la prise de conscience dun fait simple et final.

Elle reste ainsi, immobile, pendant plusieurs heures. Le soleil glisse lentement, les ombres sallongent, le froid sintensifie. La faim se réveille, dabord comme une légère nausée, puis comme une aspiration sourde.

Dans son vieux portemonnaie, quelques centaines deuros le reste de sa pension reçue avant le décès dHenri reposent comme un fil qui la relie à une vie passée. Mais son corps réclame de la nourriture.

Elle se lève, le sac lourd, les jambes engourdies, et se dirige vers le magasin «Épicerie du coin». Le rayon des pâtisseries sent le pain, la brioche à la vanille et le jambon. Elle sattarde devant le comptoir, serre la poignée dune centaine deuros froissée, achète le pain le plus simple et une petite bouteille deau minérale. La monnaie, quelques pièces de centimes, elle la glisse soigneusement dans le portemonnaie.

Avec le pain enveloppé dans un sac plastique, elle revient à son banc. Elle sassoit, déballe le pain, lodeur de la croûte la frappe, la fait chanceler. Elle casse un petit morceau, le porte à sa bouche et mastique lentement, prolongeant ce plaisir simple. Le pain est un peu fade, mais à cet instant il est le meilleur du monde. Elle boit un verre deau fraîche, qui picote.

Le crépuscule tombe, les lampadaires sallument, les fenêtres du dortoir silluminent aussi. Le froid la gagne. Amélie enroule son foulard autour de la tête, se blottit dans le coin du banc, décidant dattendre la nuit. Ses pensées tournent en boucle: «Que faire ensuite? La gare? La voie du chauffage?» Elle se souvient des ouvriers qui, autrefois, disaient que certains sansdomicile sendormaient dans les tunnels techniques où les tuyaux restent chauds

Soudain, un pas traînant se fait entendre du parc voisin. Une femme âgée, vêtue dun long manteau et dun foulard chaud, pousse un chariot à roulettes chargé de courses. Elle marche lentement, comme si chaque pas était un effort.

En passant devant le banc, la femme jette un œil à la silhouette assise, puis continue. Quelques pas plus loin, elle sarrête, se tourne, plisse les yeux dans la pénombre qui sépaissit. Elle sapproche, incrédule.

Amélie? Mon Dieu, Amélie Dubois? Cest bien vous?

La voix est râpeuse, marquée par lâge, mais étrangement familière. Amélie lève lentement la tête. Sous la lueur dun réverbère, elle reconnait le visage de son ancienne collègue dusine, Suzanne, surnommée «Suzy» par les ouvriers. Les rides autour de ses yeux sont profondes, la peau légèrement hâlée, les cheveux gris coiffés sous le foulard.

Suzanne ne dit rien tout de suite. Elle sassied doucement sur le banc à côté, déplaçant son chariot. Son épaule chaude touche celle dAmélie.

Amélie souffleelle enfin, le surnom qui résonne comme une caresse. Comment testu retrouvée ici?

Amélie reste muette, luttant contre les sanglots qui menacent de jaillir. Ses yeux, secs et brûlés par les jours, laissent couler une goutte dhumidité.

Suzanne ne pose pas de questions. Elle observe le sac, le pain, le regard vide. Elle comprend, comme on lit un livre ouvert, la misère partagée, les mêmes années passées dans le même atelier. Elle sait que la vie dAmélie sest brisée comme une branche trop fine.

Bon, assez de rester là à grelotter, lance Suzy avec la détermination dune ouvrière qui a réparé des machines toute sa vie. Viens, on va chez moi, je te prépare du thé chaud.

Su balbutietelle, hésitante. Cest… gênant

Questce que «gênant»! ricane Suzanne. On a partagé la moitié de notre vie sur la même chaîne, les joies et les peines à parts égales. Maintenant je te garde compagnie. Jhabite tout près, un petit deuxpiez, mon fils vit à Paris et ne vient que rarement. Tu peux rester avec moi.

Sans grands discours, elle attrape le sac dAmélie, le glisse sur son chariot et le pousse vers son immeuble voisin. Elles marchent en silence à travers les cours familières. Lappartement de Suzanne se trouve au rezdechaussée dun immeuble de cinq étages. En franchissant le hall, lair rappelle celui des vieilles cuisines dantan: une odeur de choucroute, de laurier, le crépitement du chauffage.

Suzanne aide Amélie à déposer son manteau, suspend le foulard sur le radiateur. Elle sort une paire de bottines en feutre.

Tiens, metsles, ça réchauffe les pieds, ditelle en lui tendant les bottines.

Puis elle prépare une grande marmite de soupe aux choux, tranche du pain noir et fait infuser du thé. Une fois la cuillère de soupe terminée, Suzanne, assise en face, demande doucement:

Henri il est décédé?

Amélie hoche la tête, incapable de parler. Elle force un «Oui» avant de balbutier: «Sa maison sa famille»

Daccord, répond Suzanne en haussant les épaules. On ne sattarde pas sur les regrets. Viens te coucher, le canapé est vieux mais pas écrasé. Tu peux rester.

Sans cérémonie, Suzanne ouvre la porte de son salon, où un vieux téléviseur grince toute la journée, mais où une assiette de soupe fumante attend, et un plaid propre repose sur le canapé. Ce nest pas la fin du chemin, mais le premier port sûr après la tempête. Un port qui porte le nom de Suzanne.

Une semaine passe. Amélie se lève encore à sept heures, habituée, les yeux ouverts, écoutant Suzanne saffairer dans la cuisine. Lodeur du café instantané chaud flotte. La chaleur nest plus seulement dans les radiateurs, mais dans le «Bonjour», dans le bol de flocons davoine posé devant elle, dans les remarques de Suzanne sur le prix du pain.

Suzanne ne pose pas de questions indiscrètes, mais elle ne fait pas semblant que tout aille bien. Elle agit comme une technicienne chevronnée: face à une machine cassée, elle ne cherche pas la cause, elle trouve les pièces encore fonctionnelles et les remonte.

Voici tes papiers, ditelle un matin, posant sur la table un dossier bien rangé. On va faire la demande dinscription temporaire. Puis on transférera ta pension sur cette adresse.

Amélie acquiesce sans paroles. Son monde, réduit à la taille du banc de la gare, sélargit lentement,Et ainsi, Amélie retrouva enfin le sentiment dappartenance, sachant que, même sans adresse officielle, elle était chez elle parmi ceux qui laimaient.

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