Je ne supporte plus les caprices de ma bellemère dans ma propre cuisine et je lui montre la sortie.
Tu nas pas sauté la betterave encore une fois? lance Valérie Dubois dune voix qui sonne comme un verdict de juge suprême, irrévocable. Je tai répété cent fois, Élodie: sans faire revenir la betterave, le bœuf bourguignon nest quun bouillon rouge. Laissemoi, bon Dieu, pardonne. Sébastien ne survivra pas ainsi.
Élodie se fige, le couteau à la main, en face des bâtonnets de betterave parfaitement coupés sur la planche. Une vague de colère monte en elle, retenue depuis trois jours, depuis que la bellemaman a décidé de «passer un weekend» pour aider le jeune couple.
Valérie! tente darticuler Élodie calmement, sans se retourner pour éviter le regard de la mèreenchef, empreint dune pitié universelle. Sébastien mange mon bourguignon depuis cinq ans, jamais il ne sen plaint. Nous évitons les fritures gras, nous voulons manger sain.
Sain! ricane la bellemaman, faisant claquer les couvercles comme si elle jouait du tambour. Tu te prives, et ton mari meurt de faim. Regarde-le, il est pâle, on dirait quon le regarde dans le noir. Il travaille, il a besoin de force, et tu lui sers de la betterave bouillie. Donnemoi la poêle.
Sa silhouette imposante, drapée dun peignoir à fleurs quelle a ramené de la campagne «parce que vos tissus sont inconfortables», sabat sur Élodie comme un nuage dorage. Valérie la pousse dun coude, attrape la bouteille de beurre et en renverse généreusement une bonne demiverre dans la poêle.
Valérie! Questce que vous faites?! tente dintervenir Élodie, mais la poêle est déjà plongée dans lhuile bouillante, libérant une odeur âcre qui remplit la cuisine, autrefois parfumée à laneth.
Je tapprends, ma petite, tant que je suis en vie, rétorque Valérie, tout en remuant avec la spatule. Loignon doit être plus gros, ajoute du gras. Vous avez du lard? Non, juste des yaourts dans le frigo. Honte à vous.
Élodie recule vers la fenêtre, les poings blancs, sentant le sol sous ses doigts. Cest sa cuisine, son territoire. Elle a acheté cet appartement avant le mariage, payé le prêt immobilier, renoncé aux vacances et aux nouvelles tenues. Elle a choisi le mobilier ivoire, les rideaux, lordre parfait des bocaux dépices. Et maintenant, dans son sanctuaire, une femme qui considère la mayonnaise comme la sauce ultime et la propreté comme lodeur du chlore qui brûle les yeux sinvite.
Le soir, quand Sébastien rentre du travail, un silence tendu règne, brisé seulement par le cliquetis dune cuillère contre lassiette. Valérie, assise en face de son fils, le regarde avec affection.
Alors, mon chéri? Cest bon? lui demandetelle. Enfin, tu manges enfin quelque chose de normal, tu témascles pas sur les régimes dÉlodie.
Sébastien, sentant la tension, balaye du regard la mère et la femme. Le bourguignon est gras, trop salé, pas comme il laime, mais il ne veut pas contrarier sa mère.
Cest bon, maman, merci, marmonnetil en avalant une grosse tranche de pain.
Élodie se lève en silence, dépose son assiette intacte dans lévier et sort de la cuisine. Elle a besoin de respirer. Elle sait que la visite est une politesse: la mère vit à Lyon, elle est venue pour une semaine, pour voir son fils et passer un examen à lhôpital. Il faut endurer, juste endurer, pour Sébastien.
Le lendemain matin, un bruit étrange résonne : cliquetis, cliquetis, depuis la cuisine. Il est sept heures. Sébastien dort, ronflant doucement. Enfilant son peignoir, Élodie savance.
Ce quelle voit lui coupe le souffle. Valérie se tient au lavabo, frottant avec une éponge métallique la poêle antiadhésive quÉlodie adore.
Bonjour, lance la bellemaman sans sarrêter. Je nettoie la vaisselle. Tu las mal lavée hier, il reste de la graisse, du noir au fond. Je vais tout faire briller comme les yeux dun chat.
Valérie! crie Élodie, sélançant vers lévier et arrachant la poêle des mains de la vieille.
Le revêtement est détruit, des rayures profondes exposent le métal. La poêle de dix mille euros nest plus quun morceau daluminium inutile.
Quavezvous fait? murmure Élodie, horrifiée. Cest du téflon! On ne le frotte pas avec du fer! Jai acheté des spatules en silicone!
Eh bien, arrête de te plaindre, répond Valérie en essuyant ses mains sur un torchon blanc, laissant des traces grises. Les casseroles doivent être en fonte ou en aluminium, on peut les frotter avec du sable. Cette poêle était trop fragile. Et merci, je me lève tôt pour mettre de lordre.
Élodie scrute la cuisine et ne voit que le chaos. «Lordre» à la façon de Valérie signifie tout remuer. Les bocaux dépices, rangés par ordre alphabétique, sont entassés dans un coin, mêlés à des paquets de céréales liés par des élastiques. La machine à café de luxe est rangée au fond, et au centre de lîlot trône une vieille marmite émaillée apportée par la bellemaman.
Pourquoi avezvous tout déplacé? demande Élodie, la voix tremblante.
Cétait encombrant! sexclame Valérie. Le sel doit être à portée de main, pas dans le placard. Et le moulin à café, à quoi sertil ici? Jai fait un compote de fruits secs, cest bon pour la santé.
Je nai pas demandé que vous rangiez, claque Élodie. Cest ma cuisine. Cest mon espace pour cuisiner, vivre. Remettez tout comme avant.
Valérie se pince les lèvres, affichant un air de victime injustement offensée.
Alors, je taide comme une vraie mère, je te soutiens, et tu me dis «remets tout comme avant»? Cest de lorgueil, Élodie, un grand péché. On doit respecter la mère du mari, pas la critiquer. Jai géré la maison depuis que tu marchais à quatre pattes sous la table.
Je vous respecte, Valérie, mais cest mon domicile, réplique Élodie.
Cest mon chezmoi, ma chère! sexclame la bellemaman. Et Sébastien? Cest aussi le sien. Cest mon foyer. Je suis la mère.
À ce moment, Sébastien entre, les yeux à moitié fermés.
Questce que tout ce vacarme? bâilletil, sentant lodeur de la compote. Ça sent le compote, comme quand jétais petit.
Valérie se tourne alors vers son fils, toute douce.
Bon matin, mon fils. Jai fait la compote, jai aidé. Élodie se plaint que je ne mets pas la casserole au bon endroit, que jai rayé la poêle en nettoyant.
Sébastien regarde Élodie, la poêle abîmée dans les mains, le visage blême.
Allez, Élodie, ce nest rien, tentetil de la consoler. On achètera une nouvelle poêle, pas de problème.
Ce nest pas la poêle, Sébastien, murmuretelle. Cest la frontière.
Mais Sébastien continue à boire la compote, essayant de calmer les tensions. Il se cache derrière la diplomatie, espérant que les femmes se débrouillent seules. Élodie comprend quelle ne recevra aucun soutien. Elle jette la poêle cassée à la poubelle, sous le cri de Valérie: «On ne peut plus y faire cuire!» et se dirige vers son travail.
La journée passe comme dans un brouillard. Élodie travaille, mais son esprit reste à la maison, se demandant ce que la bellemaman préparera ensuite: laver les pulls en laine à leau bouillante? Jeter sa collection de thés de luxe pour la «herbe du jardin»?
Le soir, elle rentre, le cœur lourd. En ouvrant la porte, une odeur piquante laccueille, plus chimique que culinaire. Valérie, le bandeau sur la tête, vaporise un liquide trouble sur le ficus dÉlodie.
Questce que cest? demandetelle, posant son sac.
Des pucerons, déclare la bellemaman avec assurance. Jai mélangé du savon à lessive et du kérosène, une vieille recette de grandmère. On va tout éradiquer.
Il ny a pas de pucerons! Cest une variété de ficus avec des taches blanches! sécrie Élodie, ouvrant les fenêtres, étouffée par lodeur. Vous allez brûler les feuilles avec du kérosène! Doù viennent ces flacons?
Je les ai trouvés chez Sébastien, dans le placard. Ne crie pas, je sauve tes plantes. Tu ne les arroses plus, elles meurent déjà.
Élodie regarde son ficus Benjamin, cultivé depuis cinq ans, les feuilles qui se flétrissent sous le mélange corrosif. Cest la goutte deau qui fait déborder le vase.
Elle prend une profonde respiration, se retient. Demain, cest samedi, cest lanniversaire de Sébastien, des invités arriveront. Elle ne veut pas de drame avant la fête. Elle déplace les fleurs dans la salle de bain, les lave sous la douche, laissant couler ses larmes amères.
Le samedi débute par une bataille du menu.
Jai commandé un gâteau, annonce Élodie en sortant les ingrédients pour les salades. Le plat principal sera un magret de canard aux pommes et sauce à lorange. En entrée, des canapés de saumon, une salade de roquette aux crevettes, un plateau de fromages.
Valérie, assise à la table, sirote un thé dans une soucoupe, puis pose bruyamment la soucoupe.
Tu deviens folle, ma fille? Tu veux que les gens mangent de la rosâtre? La roquette, cest de lherbe à vaches! Les invités sont des hommes, ils veulent du vrai repas! Où est lOlivia? Où la salade de pommes de terre, la salade de hareng?
Ce nest pas Noël, Valérie, et nous ne sommes pas en 1980, répond Élodie fermement. Mes invités préfèrent léger et savoureux.
Tes invités, peutêtre, mais mon fils a des gens normaux qui viendront, rétorque Valérie. Ce matin jai acheté du saucisson, des pois, de la mayo. Je vais préparer une salade Olivier, rôtir du poulet à lail, pas ce canard sucré.
Non, affirme Élodie, se plaçant entre Valérie et le feu. Vous ne couperez rien. Le menu est fixé, je cuisine.
Tu me prives de nourrir mon fils? senfle le visage de Valérie. Regardemoi, je suis sa mère, je sais ce quil aime!
Sébastien aime ce que je prépare, répond Élodie. Allez dans la chambre, regardez la télé, je gère.
Valérie serre les lèvres, lance un regard meurtrier et sort, marmonnant: «On verra comment ils vont avaler ta salade.»
Élodie inspire profondément, se promettant que deux jours restent à supporter. Elle marine le canard, coupe les légumes, dispose les fromages sur un plateau en bois. À six heures, tout est prêt: la table est dressée, les bougies allumées. Elle se change, se maquille, prend quarante minutes.
En revenant, éclatante dans une robe élégante, elle sarrête net à lentrée. Au centre de la table, sur des nappes impeccables, trône un énorme bol hideux. Dans ce bol, submergé de mayo, se dresse un monticule dOlivier découpé en gros morceaux. À côté, sur un plat de canapés, gît du poulet frit, lhuile dégoulinant sur la nappe.
À côté du four, Valérie arrose le canard avec du vinaigre.
Questce que que faitesvous? balbutie Élodie.
Je sauve la fête, senorgueillit la bellemaman. Ton canard était fade, jai ajouté du vinaigre et du poivre, jai préparé la sauce, pendant que tu rangais la table.
Lodeur acide du vinaigre frappe le nez dÉlodie. Le canard est ruiné, la sauce orange est devenue une pâte brune. Le bol dOlivier ressemble à une botte de foin sur un mariage.
Sébastien entre, vêtu dune chemise.
Maman, tu as fait lOlivier? sexclametil, heureux, sans voir la détresse dÉlodie. Super, on ne va pas mourir de faim. Élodie prépare toujours des délices, on ne sen lasse pas.
Ces mots déclenchent un déclic chez Élodie. Cinq ans à se forger limage dune épouse parfaite, cinq ans à maîtriser des plats compliqués pour le surprendre, cinq ans à créer le cocon. Et il ne veut quun bol de mayo et du poulet gras.
Elle savance, saisit le bol dOlivier, trois kilos de pur désordre, et le jette dans la poubelle sous les cris de Valérie: «Tu détruis la nourriture!»
Élodie pose le bol brisé sur le sol, puis le plat de poulet, puis le canard du four, tout dans la même poubelle.
Questce que tu fais, salope? hurle Valérie, se jetant sur elle.
Vous avez ruiné ma cuisine, mes plantes, mes affaires pendant trois jours, vous avez gâché la fête, souffle Élodie. Cest mon appartement, acheté avec mon argent, les titres sont dans le coffrefort, je peux les montrer. Sébastien y vit, mais il nest pas propriétaire. Je ne laisserai plus jamais ma maison devenir une branche dune folie familiale.
Valérie se tord, se plaint de malaise, crie que son cœur va exploser. Sébastien vacille entre les deux, comme un animal pris au piège.
Élodie, arrête!Maman est malade, tu exagères! imploretil.
Tu as le choix, Sébastien: soit tu prends ta mère et ses valises, et vous partez, soit jappelle la police, je porte plainte pour cambriolage et dégradation, et je demande le divorce. déclare fermement Élodie.
Le regard dÉlodie est dacier, Sébastien comprend quelle ne plaisante pas.
Maman commencetil, la voix tremblante. Allonsy.
Quoi? sétonne Valérie. Tu échanges ta mère contre cette folle?
Maman,Élodie referma la porte, respirant enfin la liberté retrouvée.
