Je nai besoin de rien ! sexclame Camille, alors quune jeune femme déguisée en ange, drapée dune robe ivoire, coiffée dailes de plumes dorées ébouriffées et dune auréole faite de fil daluminium enroulé de ruban doré, lui bloque le passage en lui tendant un prospectus. Je vous assure, il ne me manque rien !
Justement, rétorque lange, ce bon est pour vous. Acceptez-le, lisez-le avant de le jeter.
Camille attrape le papier, marmonne un « merci », contourne la jeune femme et presse le pas vers larrêt de bus.
Ce lundi sannonce particulièrement rude. Les habitants de Paris, grognons après le week-end, traînent leur humeur sombre, forcés de se lever tôt, de se laver, de shabiller et de quitter leur petit studio. Le lundi, la tension règne, chacun attend la fin de la routine, rêve dune existence sans réveil, compte les jours jusquà la retraite. Le moindre détail suffit à déclencher leur irritation, et Camille le sait mieux que quiconque. Elle travaille à la cantine, juste en face de lentrée de lusine du quartier, où les ouvriers, avant dentamer cinq jours de travail, sarrêtent pour réclamer un café.
Le matin, la cantine ne sert quà étancher la soif de café.
Le moulin gronde, broie des kilos de grains, les cafetières italiennes, à piston, à filtre, à capsules infusent sans relâche. Les clients avalent leur première gorgée au comptoir, puis laissent la place aux suivants.
À sept heures moins cinq, Camille entre par la porte arrière, respire lodeur du café, monte les marches, retire sa veste, se change au vestiaire, soupire devant sa blouse froissée impossible de la garder impeccable dans le métro bondé du matin.
La journée sétire, les clients se succèdent, la cohue du midi sest dissipée, mais il reste du monde, surtout avec le froid qui sinstalle.
Remplace-moi quinze minutes, demande Camille au cuisinier Michel, je vais fumer, je nen peux plus, il me reste encore une heure.
Vas-y, acquiesce Michel, troque son tablier blanc et sa toque contre le tablier noir des serveurs et un bandana sombre, puis se dirige vers la salle.
Camille enfile sa veste et sort.
Lair vif la soulage, elle expire bruyamment, sort son paquet de cigarettes.
Assise sur une large planche posée sur la marche supérieure, elle fouille sa poche pour le briquet et tombe sur le papier froissé.
Elle le sort avec le briquet, le jette sur la marche, craque la flamme, tire une bouffée, laisse la fumée létourdir, baisse les yeux et aperçoit le mot « Coupon » imprimé.
Que proposent les anges aujourdhui ? murmure-t-elle en souriant, ramassant et lissant le papier. Peut-être une surprise utile ?
Camille parcourt le texte minuscule et rit.
« Ce coupon vous accorde la réalisation dun de vos rêves.
Pour en profiter, scannez le QR code, rendez-vous sur le site et suivez les instructions.
Attention : lisez bien la notice avant de remplir le formulaire !
Service des vœux réalisés ! »
Ils sont malins, glisse Camille, cest une façon de divertir les gens. Bravo ! On lit le coupon, on sourit, et les visages sadoucissent.
Elle écrase sa cigarette, retourne à la cantine, se lave les mains, sort un minuscule flacon de parfum à lhuile, sen met sur la paume, frotte ses mains, effleure son visage et reprend le travail.
Camille nest pas de service le soir ; ceux qui le sont travaillent de sept heures à vingt-trois heures en horaires décalés, elle termine à quinze heures sans pause déjeuner, avec le week-end libre.
Après avoir déposé un plateau à la plonge, Camille consulte lhorloge : 14h54. Elle trouve Catherine, qui reste jusquà vingt-trois heures, lui remet le carnet de commandes et file au vestiaire.
En sortant, elle marche lentement vers larrêt du bus.
Devrais-je aller voir maman ? pense-t-elle. Je nai rien à faire chez moi, autant lui rendre visite. Oui, il faudrait, je viens si rarement même si
Limage dune petite chambre, dun lit et dune femme maigre au teint pâle lui traverse lesprit.
Pauvre maman, songe Camille, sarrête, sort son paquet, fouille lautre poche et retrouve le papier froissé avec le briquet.
Elle le déplie, lit « Coupon » et ouvre grand les yeux : elle se souvient lavoir jeté dans la poubelle près de la cantine.
Cest étrange, pense-t-elle, cherche la poubelle, ne la trouve pas, mais aperçoit le bus au loin.
Elle range la cigarette et court vers larrêt.
Installée derrière le chauffeur, Camille sort son téléphone, prête à faire défiler les actualités, mais repense au coupon, sourit, le sort de sa poche et, en quelques secondes, la page saffiche sur son écran.
« Si vous possédez ce coupon, vous pouvez réaliser votre rêve ! Remplissez le formulaire ci-dessous et envoyez-le. Le rêve se réalise instantanément ! »
Camille sourit et lit la suite.
« Informations importantes :
1) La description du rêve ne doit pas dépasser deux cents caractères.
2) Le rêve ne doit nuire à personne.
3) Le rêve doit être RÉALISTE ! Les souhaits du type devenir Bernard Arnault, voyager sur une autre planète, déjeuner avec Dieu, devenir immortel, millionnaire (milliardaire, acteur célèbre, chanteur, politicien), gagner (trouver) une fortune, etc. NE SONT PAS EXAUCÉS !
4) Avant dappuyer sur envoyer, relisez bien ce que vous avez écrit et réfléchissez si cest vraiment ce que vous voulez ! »
Bon, pense Camille en souriant, jouons le jeu. Quest-ce que je pourrais souhaiter ? Impossible de demander beaucoup deuros, alors quoi ?
Tout le trajet, Camille se torture lesprit. Un bon travail ? Mais elle aime son métier, le salaire nest pas élevé, mais elle sen sort, lhoraire est pratique, à quinze heures elle est libre, elle mange à la cantine, emporte des restes, et puis, on croit toujours que lherbe est plus verte ailleurs ! Une santé de fer ? Oui, cest un bon vœu. Sa santé est solide, rien ne la fait souffrir, son apparence est correcte, pas une beauté fatale, mais elle se trouve bien. Que souhaiter dautre ? De la chance ? Mais la chance, cest imprévisible Et puis, la chance dans quoi ? Si on ne sait pas où on en a besoin, à quoi bon la demander ? Rencontrer un prince ? À quarante-quatre ans, peu probable, et puis, il ny a pas assez de princes pour tout le monde, et à quoi bon ? Jeune, on rêve damour, dun prince en voiture de luxe, mais à quarante-quatre ans, on sait que les princes nexistent pas, et sous le masque du prince se cache souvent un Jean Martin, grossier et paresseux !
Camille sort de ses pensées, voit le bus sarrêter près de chez sa mère, range son téléphone et descend.
Comment va-t-elle ? demande Camille à sa mère, assise à la table de la cuisine.
Toujours pareil, répond sa mère, ni mieux ni pire. Le médecin dit que les analyses sont bonnes, il recommande un bon massage.
Je pourrais venir vivre chez toi ? propose Camille, taider à la maison.
Non, réplique sa mère, tu as ta vie, trouve-toi un homme. Cest mon fardeau, je dois lassumer.
Tu ne dois rien ! sécrie Camille, cest elle qui a causé tout ça, et toi, depuis trois ans
Camille, ça suffit ! coupe sa mère, je sais quelle est responsable, mais cest ma fille, je ne peux pas lenvoyer en institution.
Elle a pris le volant ivre, chuchote Camille, elle a tué quatre personnes, mon père elle
Camille, murmure sa mère, arrête !
Elle peut vivre encore vingt ans, lâche Camille, tu vas tépuiser à toccuper delle, tu
Camille, rentre chez toi, dit sa mère, se lève et quitte la cuisine.
Les visites de Camille se terminent toujours ainsi. Elle se promet de se taire, de se contenir, mais ny arrive jamais. Sa sœur, Élodie, a perdu le contrôle de la voiture il y a trois ans, a percuté un arrêt de bus, tué des gens, leur père, et sest gravement blessée au dos. Désormais, elle ne marchera plus jamais, et leur mère doit soccuper delle, la laver, la déplacer, la mettre dans le fauteuil, la nourrir
Camille se lève, va dans lentrée, enfile sa veste, fait deux pas discrets et jette un œil dans la chambre entrouverte. Sa sœur est assise dans le fauteuil, la tête penchée, fixant la télévision.
Meurtrière, crie Camille en silence, puis quitte lappartement.
Dehors, elle sort une cigarette, fouille sa poche et retrouve encore le papier froissé.
Dun geste rageur, elle le jette au sol, allume sa cigarette, souffle la fumée, puis regarde le papier, sort son téléphone, appuie sur licône, la page du formulaire saffiche et Camille écrit rapidement : « Je veux que le vœu le plus cher de ma mère se réalise. »
Camille sait que sa mère rêve de voir Élodie guérir, alors elle souhaite que ce vœu saccomplisse. Elle-même ne le souhaite pas, ne peut pas, ne veut pas, mais pour sa mère elle laime et ne veut pas quelle passe le reste de sa vie à soccuper dune malade.
Camille appuie sur « envoyer », range son téléphone et marche vite vers larrêt du bus.
Assise derrière le chauffeur, son sac sur les genoux, elle entend son téléphone sonner dans sa poche.
Oui, maman ? répond Camille.
Élodie est morte, annonce sa mère, puis raccroche.
Camille reste un moment à regarder son téléphone, puis comprend le sens de la nouvelle.
Voilà donc ce que tu souhaitais, pense-t-elle, mais chasse aussitôt cette idée, la juge absurde, croit à une coïncidence, range son téléphone et, à la première station, retourne à pied chez sa mère.
Le coupon au destin inattendu : une journée ordinaire, un ange dans les rues de Lyon, un rêve à réaliser, et le souhait le plus cher d’une mère bouleversé par le poids du passé.







