Au secours ! Sil vous plaît, quelquun ! Aidez-moi !
Le cri déchira le silence glacé de laube, traversant les vitres épaisses et arrachant Camille à son sommeil profond. Elle se redressa brusquement, le cœur battant, déjà certaine que ce nétait ni des fêtards ni une dispute de voisins. Ce cri-là, cétait la peur à létat pur.
À laide ! Mon Dieu, quelquun !
Camille jeta sa couette et courut pieds nus vers la fenêtre. Le froid de décembre la mordit quand elle ouvrit le battant. Lair glacial envahit la chambre, apportant des hurlements plus clairs, presque hystériques. La cour baignait dans la lumière orangée des lampadaires. Camille plissa les yeux, cherchant la source, et la vit enfin : sur lescalier de secours du bâtiment voisin, une silhouette frêle en blouson clair saccrochait aux barreaux rouillés. En bas…
Un chien. Grand, nerveux, les côtes saillantes. Il tournait sous lescalier, aboyant dune voix rauque, bondissant parfois, ses crocs claquant à quelques centimètres des jambes pendantes. La jeune femme remontait les genoux, mais ses bras faiblissaient.
Faites-le partir ! Je nen peux plus !
Camille balaya les balcons du regard. Trois, quatre, cinq rectangles lumineux de téléphones. Des gens filmaient. Ils filmaient la peur, la fatigue, la chute imminente vers la gueule du chien. Un homme en débardeur au troisième étage saccroupit pour mieux cadrer.
Vous navez donc aucune honte ?! hurla Camille dans la nuit. Appelez la police, au moins !
Rien. Un téléphone se tourna vers elle, nouveau sujet à filmer.
Camille recula, attrapa son portable sur la table de nuit. Ses doigts tremblaient, mais elle composa les bons chiffres.
Police, jécoute.
Un chien attaque une personne ! Cour entre les immeubles quatorze et seize, rue de la Seine ! Une fille est suspendue à lescalier de secours, elle va tomber !
Elle ne répondit pas aux questions. Elle jeta le téléphone sur le lit et fonça vers lentrée. Doudoune sur la chemise de nuit, pas le temps de fermer. Pantoufles à pieds nus celles avec les lapins, cadeau de sa mère à Noël. Dans la poche, elle trouva sa bombe lacrymo merci la paranoïa depuis lincident du métro.
Camille ouvrit la porte et dévala les escaliers, sautant les marches.
La porte dentrée claqua contre le mur. Lair glacé brûla ses poumons, la neige trempa ses pantoufles, mais Camille courait déjà dans la cour, cherchant quelque chose de lourd. Là. Un pavé arraché du vieux trottoir.
Le chien lentendit avant de la voir. Il se retourna, dévoilant ses crocs jaunes, grogna sourdement.
Hé ! Hé, le chien ! Regarde ici !
Camille hurla, une voix grave, presque animale. Elle lança le pavé, pas sur lanimal, mais assez près. Il frappa lasphalte devant les pattes, rebondit contre le mur.
Le chien recula, son aboiement se mua en gémissement confus. Camille frappa du pied, brandit la bombe, cria encore juste du bruit, juste une menace, juste « je suis plus forte ».
Ça suffit. Le chien séloigna, jetant des regards inquiets, mais sans agressivité. Il disparut derrière les garages, son aboiement séteignant au loin.
Tiens bon ! Jarrive !
Camille courut vers lescalier, mais trop tard. La jeune femme lâcha prise et tomba heureusement, il ne restait quun mètre cinquante. Elle seffondra sur le côté, recroquevillée, sanglotant bruyamment comme une enfant épuisée.
Chut, cest fini…
Camille sagenouilla dans la neige. Le froid traversa la chemise de nuit, mais elle sen moquait. La fille à peine vingt ans, peut-être un peu plus. Des cheveux blonds séchappaient de la capuche, collés aux joues mouillées.
Tu peux te lever ? Appuie-toi sur moi.
La jeune femme sagrippa à la doudoune, Camille laida à se relever. Les paumes étaient écorchées, la veste déchirée au coude. Mais elle était entière. Vivante.
Camille leva les yeux vers les balcons. Les téléphones avaient disparu. Les fenêtres séteignaient une à une, comme si rien ne sétait passé. Comme sil ny avait eu ni cris, ni peur, ni drame. Le spectacle terminé, chacun retournait à son sommeil.
Viens chez moi. Jhabite juste à côté.
La jeune femme hocha la tête, toujours en larmes. Elles atteignirent la porte. Camille la soutenait presque entièrement, ses jambes fléchissant à chaque pas.
Dans le hall, il faisait chaud. La fille sadossa au mur, ferma les yeux, glissa lentement. Camille la rattrapa de justesse.
Hé, tiens bon ! Quatrième étage, courage.
Je mappelle Élodie, murmura-t-elle, les dents claquant. Élodie.
Camille. Voilà, on se connaît. Viens, Élodie, le thé chaud tattend.
Elles montèrent, lentement, sarrêtant à chaque palier. Camille tenait Élodie par la taille, sentant la tremble qui sapaisait peu à peu. Peut-être le froid, peut-être ladrénaline qui retombait.
Lappartement les accueillit en désordre lit défait, téléphone sur loreiller, lumière du couloir restée allumée. Camille installa Élodie dans la cuisine, sur un vieux tabouret, et se précipita vers la bouilloire.
Ça va chauffer. Jai du miel, tu veux ? Et du sucre, il te faut du glucose.
Élodie acquiesça. Camille remarqua quelle fixait ses mains sales, griffées, tremblantes.
On va soigner ça. Jai une bonne trousse, du désinfectant, des pansements. Rien de grave, juste des égratignures.
La bouilloire siffla. Camille prépara un thé fort, presque noir, trois cuillères de sucre, une bonne dose de miel. Elle posa la tasse devant Élodie, chercha la trousse à pharmacie.
Le désinfectant grésilla sur les plaies, Élodie grimaça mais ne broncha pas. Camille tamponnait chaque blessure, observant son invitée inattendue. Toute jeune. Un visage doux, même gonflé de larmes et de mascara coulé. Des puces dargent aux oreilles.
Comment tes arrivée là ? Sur cette échelle ?
Élodie but une gorgée, se brûlant sans sen soucier.
Je rentrais du boulot. Dhabitude, tout va bien, le quartier est calme… Elle est sortie de derrière les garages. Au début, jai cru que cétait juste un chien. Mais elle ma suivie. Dabord elle marchait, puis elle a couru, grogné. Jai voulu entrer dans limmeuble le digicode ne marchait pas, jai paniqué. Elle était déjà là. Lescalier, cest la première chose que jai vue…
Élodie se tut, serra la tasse.
Jai crié vingt minutes, peut-être plus. Je ne sais pas. Mes bras me faisaient mal, puis je ne les sentais plus. Je croyais que jallais tomber. Et eux… ils filmaient.
Camille sassit en face. Élodie eut un petit rire nerveux.
Tes incroyable. Je croyais que cétait fini, que personne ne viendrait. Tas débarqué comme… je sais pas. Comme dans un film.
Avec des pantoufles lapin. La classe, non ?
Elles rirent, nerveusement, mais elles rirent.
Tiens, dit Camille en cherchant un stylo et un carnet. Voilà mon numéro. Si jamais… la police veut un témoignage, ou si on reparle du chien. Ou juste… si tu craques. Ça arrive après un choc, jai lu ça.
Élodie prit le papier comme un trésor.
Merci. Vraiment, merci. Je sais pas comment te dire.
Cest rien, fit Camille. À ta place, nimporte qui aurait fait pareil.
Non. Pas nimporte qui. Ils étaient dix, personne na bougé. Juste des vidéos.
Silence.
Tu sais à quoi je pensais, là-haut ? chuchota Élodie, les yeux dans sa tasse. Je me suis dit : si je men sors, je ne serai jamais comme eux. Jamais je ne passerai sans aider. Jamais je ne filmerai au lieu dagir.
Camille hocha la tête.
Garde cette idée.
Camille raccompagna Élodie chez elle. Ce nest quaprès quelle prit la mesure de la nuit. Les pantoufles nétaient plus que des éponges détrempées. La chemise de nuit collait sous la doudoune comme un glaçon. Presque matin. Le boulot à neuf heures.
Camille rentra, grimpa chez elle, et se débarrassa de ses vêtements trempés. Douche brûlante cinq minutes de bonheur. Pyjama sec. Chaussettes en laine neuves.
Elle se glissa sous la couette, encore sonnée par ce qui venait de se passer. Camille ferma les yeux et sendormit vite, sans rêves, comme plongée dans une chaleur douce. Un sourire effleura ses lèvres dans le sommeil. Cette nuit resterait gravée longtemps.







