L’Inconnu de la Vieillesse

Valérie reste immobile, le regard fixé sur lhorloge qui claque sur la table de chevet de la voisine.

tictac

tictac

Chaque battement lavertit, lent, méthodique, quil ne reste plus beaucoup de temps.

Dehors, on est en septembre. Le ciel gris se confond avec le mur pâle du bâtiment den face. On dirait que le monde entier a été peint dune seule teinte: celle du découragement.

***

Valérie nest pas une femme mauvaise. Dans sa vie, il y a toujours eu quelque chose de plus pressant que ses enfants.

Cette «chose» hurle sans cesse: «Tout de suite!», «Il faut agir!», «Tu nen auras pas le temps!»

Et Valérie bosse. Toute sa vie. Pour eux.

Elle se rappelle encore lodeur du marché: lhumidité, le parfum aigre de la choucroute et des légumes en décomposition.

Aux premières lueurs, alors quelle ajuste les gants troués qui tremblent de froid, son fils et sa fille dorment dans un appartement chaleureux.

Elle paie leur confort de son sang, de ses sueurs. Leur sommeil paisible est son devoir sacré, son but et sa récompense.

***

Les conversations entre femmes sur les étals tournent toujours autour du même sujet:

«Les gamins ont encore attrapé froid», se plaint la corpulente AnneSophie, derrière le stand voisin. «Je nai pas dormi, la température monte et descend. Cest lenfer, je ne peux plus travailler»

Valérie hoche la tête en comptant les pièces.

Elle ne comprend pas AnneSophie.

Non, la vérité! Questplus important? Le nez qui coule de lenfant ou largent qui permet dacheter des médicaments et de nouvelles bottines?

Pour Valérie, la réponse est évidente.

***

Un samedi, quand Sébastien a dix ans et que Clémence en a sept, ils se précipitent au marché. Valérie, fatiguée mais satisfaite de son chiffre daffaires, leur donne un chausson à la choucroute et un verre de thé chaud dans un thermos. Ils sassoient sur la caisse derrière le comptoir, petits, heureux, le regard plein dadmiration.

«Maman, on peut taider?» propose le fils dune voix sincère.

«Aider?» ricane Valérie. «Allez, comptemoi combien je dois te rendre?»

Elle lui glisse un petit paquet de billets croquants.

Le garçon plisse le nez, concentre ses doigts et commence à additionner. Clémence le regarde avec fierté, comme sil résolvait une équation nationale.

À cet instant, Valérie ressent une bouffée de tendresse, quelle étouffe aussitôt: «Cest normal. Elle ne les nourrit pas juste pour les remplir. Elle leur enseigne la survie! Des leçons de vraie vie.»

Et ils les absorberont. Bien. Elle fera tout pour que cela tienne.

***

Plus tard, Clémence arrive en courant dans la cuisine, un bout de papier à la main. Sur le dessin, une forme cabossée porte le soleil à la place de la tête et deux lignes qui font office de bras.

«Maman, regarde! Cest nous! On se tient la main!» sexclame la petite avec une joie pure.

Valérie, à ce moment-là, remue une soupe épaisse sur le feu.

Après dix heures debout, elle na quune pensée: «Demain, avant la fermeture du magasin, il faut acheter un jean à Sébastien, le vieux est tout déchiré.»

Elle jette un coup dœil au dessin.

«Bravo. Maintenant, va jouer et ne membête pas, sinon la soupe brûle.»

Les yeux de Clémence sassombrissent immédiatement, ses épaules saffaissent. Mais que peutelle faire? La soupe nattend pas. Le jean ne sachètera pas tout seul.

Elle colle le dessin avec du ruban adhésif sur le frigo. Il y reste plusieurs jours, jusquà ce quil soit remplacé par une nouvelle feuille: la liste des courses de la semaine.

Un soir, Sébastien, rouge jusquaux cheveux, essaie de parler dune fille de la classe.

«Maman, Léa en secondeB elle ma envoyé un message,» marmonneil en tirant son col de vieux teeshirt.

Valérie, les yeux fermés sur le canapé après une journée éprouvante, le repousse dun geste.

«Trop tôt pour ten soucier. Termine tes études, alors on en parlera. En attendant, travaille dur pour ne pas finir ouvrier.»

Convaincue davoir donné le meilleur conseil pratique, elle estime lavoir préparé à ignorer les futilités et à rester fort.

Sébastien retient la leçon.

Lui et Clémence maîtrisent toutes ses recommandations à la perfection.

Des années plus tard, Sébastien et Clémence ont chacun fondé des familles solides, sans place pour la sentimentalité. Ils appellent leur mère lors des fêtes la Fête des Mères, le Nouvel An avec des conversations courtes et polies.

«Salut, maman. Comment ça va?»

«Ça va. Et vous?»

«Ça va aussi. À plus.»

Ils prennent soin delle à distance, virant quelques euros sur sa carte bancaire. Pratique, économique, cest le système que Valérie a construit et qui lui revient comme un boomerang.

Puis survient lAVC.

Elle ouvre les yeux à lhôpital, seule. Les premiers jours sont un brouillard de visages de médecins et dodeurs de perfusion, mais dès que le voile se lève, Valérie demande immédiatement son téléphone.

Ses doigts tremblants composent le numéro habituel de sa fille.

«Clémence, ma chérie, bonjour», sa voix est rauque. «Je suis à lhôpital Jai eu un AVC.»

Le silence se fait, puis un soupir lourd.

«Maman, comment? Jai des dossiers à boucler, la fin du trimestre, le travail est un enfer. Les enfants sont malades. Jarriverai quand je pourrai, daccord? Je vais appeler le médecin, voir ce quil faut. Tu veux que je tenvoie de largent?»

Largent, encore une fois…

«Pas besoin dargent, Clémence,» murmure Valérie. «Viens plutôt.»

«Maman, je ne peux pas. Tu ne comprends pas? Je tappellerai demain.»

Valérie compose le numéro de Sébastien, la main tremblante.

«Mon fils, je suis à lhôpital municipal»

«Maman, jai compris. Clémence a appelé. Mais je suis sur un chantier, je ne peux pas quitter. Je te vends de largent sur ta carte, achète ce quil faut, faisle soigner mieux.»

Il reste pragmatique, comme toujours. Cest son fils.

Les jours sétirent. Le matin, les injections, puis le petitdéjeuner quelle ne peut avaler. Ensuite, lattente.

Dans le lit voisin, une vieille dame aux hanches cassées reçoit chaque jour la visite de sa fille, qui apporte repas maison, compotes et lectures à voix haute. Elles rient, se souviennent.

Chaque éclat de rire qui parvient à Valérie la pousse à enfoncer la tête dans loreiller, pour ne pas entendre. Cest plus douloureux que la douleur physique.

Un mois plus tard, le médecin traitant, un jeune homme aux yeux fatigués mais bienveillants, vient à son chevet.

«Valérie Martin,» ditil doucement, sinstallant sur la chaise. «Nous avons tout fait. Votre état est stable. Vous avez besoin de soins constants que nous ne pouvons plus assurer ici. Nous proposons de vous transférer en maison de soins.»

Maison de soins

Le terme résonne comme un verdict, comme un stigmate «inutile».

«Et les enfants?» demandeelle à voix basse. «Quen décidentils?»

«Nous les avons contactés,» répond le médecin, gêné. «Ils sont daccord. Ils pensent que ce sera mieux pour vous. Là, on assure une prise en charge 24h/24.»

Dans la maison de soins, le silence se mêle à lodeur des médicaments, à la propreté et à une certaine résignation.

Les voisines de chambre attendent des appels de leurs proches. Lune parle sans cesse de son fils qui doit bientôt arriver dune autre ville.

Valérie nattend personne. Elle a compris.

Elle a construit un monde où les enfants sont un devoir, pas une joie. Où les émotions sont une faiblesse. Elle a élevé deux adultes pratiques, forts, qui ne simmiscent jamais dans la vie dautrui.

Elle meurt lentement, les derniers jours sans presque parler.

Dans son esprit, il ny a plus les étals du marché, ni les billets

Elle repense sans cesse au dessin cabossé du soleil à la place de la tête, collé au frigo puis oublié, au visage embarrassé de son fils qui voulait partager quelque chose dimportant, et à la façon dont elle la repoussé, la renvoyé aux devoirs

Et à ses propres paroles qui résonnent comme un tambour dans sa tête: «Lutilité pratique zéro.»

Comme elle était fausse! Lutilité était immense! Simplement elle ne la pas vue. Elle a échangé les moments contre les minutes, la vie contre la survie.

Elle séteint aux premières lueurs du matin. Linfirmière qui vient faire linjection ne fait que constater le fait: le corps est froid.

Les enfants sont appelés.

Dabord Clémence.

«Allô?» répondelle somnolente.

«Clémence Martin? Cest de la maison de soins. Votre mère, Valérie Martin, est décédée cette nuit.»

Le silence se fait, puis un sanglot feint, presque théâtral.

«Oh, maman! Mon dieu! Comment? Je devais être à un mariage de mon neveu dans trois jours, billets achetés, robe prête Que faire? Les funérailles»

Puis le téléphone sonne pour Sébastien.

«Sébastien, bonsoir.»

«Oui, cest le service de la maison de soins. Votre mère est décédée.»

«Compris,» répondil dune voix étonnamment calme. «Pouvezvous vous occuper de tout? Je paierai. Jai un chantier, je ne peux pas marrêter. Donnezmoi le numéro de votre compte, je vire tout.»

Sa ville organise les funérailles dans une fosse commune à la périphérie du cimetière, là où lon enterre ceux dont personne ne soccupe. Un simple croix en bois, une plaque où lon a griffonné son nom, son prénom, son patronyme et les dates de naissance et de mort.

Personne ne pleure, personne ne jette de terre.

Elle a vécu à fournir la survie matérielle de ses enfants, et elle meurt comme si elle navait jamais existé.

Car pour ceux à qui elle a donné la vie, elle nest plus quun rouage fonctionnel, un élément que lon na jamais eu besoin de chérir.

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