Ma mère était une femme ordinaire. De lextérieur, rien ne la distinguait: petite, maigre, avec les premières mèches grises qui pointaient dans ses cheveux. Elle travaillait comme femme de ménage dans un centre de santé de la banlieue de Lyon, gagnait à peine assez pour joindre les deux bouts, mais ne se plaignait jamais. Chaque matin, elle se levait à cinq heures pour nettoyer les escaliers de limmeuble voisin un petit boulot à côté avant même de préparer le petitdéjeuner pour son fils.
Son fils avait quinze ans. Grand, mince, avec la chevelure toujours en bataille et le regard déjà teinté dindifférence. Il pensait que sa mère ne le comprenait pas, quelle était «dépassée», et il avait honte de sortir en ville avec elle, vêtu dun vieux blouson, dune écharpe usée, les mains fendues par les produits dentretien bon marché.
Il la criait souvent :
«Pourquoi navonsnous jamais dargent? Pourquoi ne thabillestu pas décemment? Pourquoi vivonsnous dans ce trou?»
Elle restait silencieuse, baissait les yeux et répondait doucement:
«Pardon, mon fils je fais de mon mieux.»
Il levait les yeux au ciel et claquait les portes.
À dixhuit ans, il décida de partir pour Paris. Il empaqueta ses affaires en une nuit, laissa un mot: «Ne me cherche pas. Je me débrouillerai tout seul. Nécris pas, ne téléphone pas.»
Ma mère pleura pendant trois jours. Puis, essuyant ses larmes, elle prit deux petits boulots supplémentaires et continua à vivre. Chaque mois, elle virait sur son compte bancaire quelques euros le peu quelle pouvait mettre de côté. Il ne la remerciait jamais. Il prélèvait largent et le dépensait à tout va.
Il trouva rapidement de largent «facile». Dabord coursier, puis il «aidait» un dealer, puis il se lança luimême dans le trafic. Largent afflua. Baskets de marque, nouveau smartphone, filles, boîtes de nuit. Il ne parlait jamais de sa mère, et toujours avec irritation: «Encore une fois elle a envoyé ses petites économies. On dirait un mendiant.»
Elle lappelait une fois par mois. Il ne répondait pas, ou raccrochait brutalement: «Tout va bien. Pas la peine de vérifier.»
La dernière fois, cétait en novembre. Sa voix était faible, rauque.
«Mon fils jai un cancer. Stade quatre. Le médecin a dit troisquatre mois Reviens, sil te plaît.»
Il répondit: «Je ne peux pas maintenant. Jai des affaires. On verra plus tard.»
Et il raccrocha.
Elle mourut le 28 janvier, seule, à lunité de réanimation de lhôpital du quartier. Une voisine la trouva inconsciente chez elle. Elle lappela à plusieurs reprises; il ne décrochait jamais.
LÉtat paya les funérailles. Sa tombe était simplement marquée dune petite croix en bois et dune plaque à son nom.
Un mois plus tard, il revint. Largent était épuisé, les «amis» sétaient dispersés, la police le pressait, et il navait plus aucun endroit où se cacher.
Il arriva et sagenouilla devant la tombe. Il cria, frappa du poing la terre gelée, implora le pardon, embrassa la croix froide.
Les voisins racontèrent quil venait chaque jour, restait des heures assis, apportait des fleurs coûteuses que jamais elle navait reçues de son vivant, déblayait la neige, lui parlait, pleurait comme un enfant.
Un jour, il arriva avec une bouteille. Il but la moitié directement sur la tombe, le reste il le déversa sur le sol.
«Maman jai enfin compris trop tard»
Puis il se releva, sessuya le visage avec la manche dun manteau luxueux acheté avec ses derniers virements, et séloigna.
Personne ne le revit plus dans la ville.
Mais toute lannée, des fleurs vivantes ornaient toujours sa tombe, entretenues par quelquun, même sil ny avait plus de parents ni damis.
Les gens disent que cest lui qui les envoie, de loin, chaque semaine, en demandant pardon et en priant quelle attende.
Car il sait désormais que la mère est la seule chose quon ne doit jamais perdre. Jamais. Aucun argent. Aucun «meilleur destin».
Il a compris trop tard. Mais il a compris.


