Grand-père, ne t’ennuie pas ! – Igor était déjà en retard et, sans fermer son manteau, s’élança hors de l’appartement avec son écharpe flottante.

Grandpère, ne tennuie pas ! sécrie Théodore, déjà en retard. Sans même boucler son manteau, le foulard flottant au vent, il bondit hors de lappartement du 3ᵉ étage. Son pas pressé résonne dans la cage descalier, la porte dentrée claque, puis le silence retombe. Un nouveau jour sallume, pour le petitfils chargé de nouvelles découvertes, pour le vieil homme, simple page dune suite grisâtre, monotone, qui se répète inlassablement. La première moitié de la journée est déjà évidente.

Grandpère Antoine, appuyé sur sa canne, traîne les pieds dans le salon, la jambe traînant comme un souvenir lourd. Autrefois, son corps vigoureux portait le poids des jours sans fléchir ; aujourdhui, chaque matin le fatigue le rattrape un peu plus. Malgré son embarras, il se force à bouger, dune pièce à lautre, dune fenêtre à lautre, comme un automate résolu à ne pas céder à la décélération.

Ce matin, le petitfils retrouve quatre « paire », donc il reviendra après quatorze heures, et la journée retrouvera ses couleurs, le moral sélèvera. Ensemble, ils sentent que tout ira bien. Théodore, unique rayon de soleil dAntoine, sait quil a toujours été son modèle. Le petit garçon imite les gestes lents de son aïeul, le ton de sa parole, le regard sérieux et attentif.

Que fautil encore imiter quand le petit tourbillonne toujours près de lui ? Son père biologique na jamais existé ; sa mère, la fille dAntoine, peine encore à organiser sa vie sentimentale, et le cinquantième anniversaire approche déjà. Depuis lenfance, le petit a grandi auprès de sa grandmère et de son grandpère. Maintenant, seuls eux deux restent.

Épuisé, Antoine saffale dans son fauteuil, reprend son souffle. Dehors, près dune lucarne décorée dun petit nid doiseaux, pend une mangeoire. Chaque matin, Théodore y dépose deux poignées de graines de tournesol. Le soleil se lèvera bientôt, et les visiteurs viendront se régaler. Le premier, un moineau affamé après un sommeil maladif, sapproche, regarde autour, ségaie, puis se glisse dans le nid. Un autre, puis un autre, arrivent, dévalant la mangeoire comme des enfants ivres de liberté.

Hâtezvous, volatiles orphelins, à saisir la nourriture avant larrivée des mésanges. Ces dernières vous chasseront dun battement dailes, vous laissant seulement les miettes laissées sur la table du maître. Mais les mésanges ne dureront pas longtemps ; bientôt arriveront deux ou trois gros piverts au bec robuste, qui ne quitteront pas le nid avant den être rassasiés.

Quand les pics senvoleront, une nuée de rossignols à la crête claire envahira le petit abri, emplissant les environs dun chant perçant. Antoine adore observer les oiseaux ; leur agitation quotidienne rend son cœur plus léger, rend le temps plus fluide. Merci à Théodore davoir installé cette modeste mangeoire, un petit divertissement qui sauve des journées entières.

Théodore, tu viens avec nous ? linterpellent les camarades de cinquième année du cours où il étudie, déjà rassemblés sur le perron de linstitut. On sort fêter la soutenance du mémoire !
Non, les amis. Vraiment, je ne peux pas, réplique Théodore, les mains tremblantes. Et je ne bois pas, vous le savez bien.
Comme tu veux, rétorquent-ils, la bande bruyante se dirigeant vers le café du coin, tandis que Théodore reste à larrêt.

Quel divertissement peut-il y avoir alors que le grandpère lattend, guettant la fenêtre, espérant son retour ? Le temps est doux, le soleil chaud, le vent absent, la neige légère tourbillonnante. Il faut absolument le sortir, ne seraitce que pour une promenade à deux.

Ah, grandpère Depuis quil se souvient, Théodore a toujours été à ses côtés. Quand Antoine conduisait le camion de pain, le garçon était toujours le passager, sillonnant les rues parisiennes, livrant le pain aux petites épiceries. Sur le siège, il somnolait, bercé par le ronron du moteur. Le déjeuner était partagé chez eux, où la grandmère encore vivante les attendait. Elle réprimandait le vieil homme, voulant garder le petit à la maison, mais il séchappait toujours vers son grandpère.

Encore désobéissant, mon petit Théodore, grondait Antoine. Il lappelait «Thiou», un surnom qui le faisait sourire. Le garçon aimait tout ce que le grandpère disait et faisait, et il semblait que le vieux serait toujours là, grognant gentiment, souriant en coin, fier de voir son petit grandir.

Puis la grandmère disparut. Il y a trois mois, Antoine subit un AVC. Théodore comprit alors la fragilité de la vie, la brièveté du temps, et limportance de lautre. Il vit son grandpère, titubant avec sa canne, mais chaque jour il semblait aller mieux, et lespoir que le vieux sorte enfin de limmeuble sans aide le faisait vibrer.

Chaque matin, à peine libéré, il se précipite home. Arrivé près de lentrée, une voix denfant linterpelle :
Monsieur, prenez le chaton! la petite, dà peine dix ans, le saisit par le revers de la veste. Notre chatte a eu trois chatons, les propriétaires voulaient les jeter. On en a déjà deux, mais le plus petit reste ici.
Elle lentraîne vers une petite corbeille tressée où le minuscule félin grelottait de froid. La jeune fille, au sourire triste, caresse le petit.
Je laimerais bien, mais on ne me laisse pas dans le dortoir, le surveillant est très strict! avouetelle. Le chaton, cependant, saccroche à la manche de la veste, grimpe sur lépaule, miaule, regarde la fille avec un espoir désespéré.
Que faire de vous la jeune fille laisse couler des larmes. Son regard, sincère, touche profondément Théodore, qui décide dadopter le chaton, ou plutôt de le confier à Antoine, qui pourrait sen occuper et peutêtre devenir son ami.

Il ny a rien à faire, déclare Théodore, abandonnant toute tentative darracher le petit. Vous devrez le porter jusquà mon appartement, et nous trouverons une solution làbas.
En riant de cette acquisition inattendue, ils montent les escaliers et entrent dans lappartement. Marina, ainsi sappelle la jeune fille, franchit le seuil, un sourire timide aux lèvres.
Grandpère ! crie Théodore. Un nouveau colocataire !
Antoine, appuyé sur sa canne, répond dun sourire chaleureux, voyant la visiteuse. Le chaton, échappé de la chevelure duveteuse de Marina, se jette sur le vieil homme, cherchant à se blottir contre lui comme sil lattendait depuis toujours. Antoine laisse tomber sa canne, serre le minuscule animal contre son cœur, murmurant quelque chose à loreille du félin. Théodore les aide à passer dans la pièce, installe le chaton dans un fauteuil, puis, cherchant Marina, constate quelle a disparu, ne laissant quun léger parfum de parfum.

Enfilant son manteau, il sort précipitamment de limmeuble, espérant la rattraper, la retrouver, mais en vain.
Ah, mon petit, râle Antoine. On ne laisse pas partir des filles comme ça. Il faut les garder près de soi toute la vie.
Chaque jour, en rentrant, Théodore regarde autour de lendroit où ils sétaient rencontrés, comme sil attendait encore la silhouette de Marina. Mais le temps passe, et toujours elle ne réapparaît pas. Un jour, il croit lapercevoir dans la fenêtre dun tramway, se précipite, mais le tram séloigne dans le brouhaha des rues animées.

Un aprèsmidi de mai, Théodore revient dune consultation. La soutenance de son mémoire approche. Lhumeur est haute, le directeur satisfait. Antoine est presque rétabli; chaque jour il se promène avec son compagnon à quatre pattes, le chaton nommé Eugène.
Il te ressemble, mon petit, explique Antoine, caressant Eugène. Un farceur, un pas derrière moi, et ces yeux malicieux qui te rappellent les tiens.
Ce jourlà, le duo habituel nest pas sur le banc du parc. Inquiet, Théodore grimpe les escaliers du hall, la porte nest pas verrouillée. Dans la cuisine, la voix dAntoine se fait entendre, rassurante. Tout paraît normal. Puis, soudain, un parfum envahit les narines: celui du parfum de Marina, quil navait pas senti depuis longtemps, un parfum mélancolique qui le frappe comme un éclair.

Un rire léger, tendre, éclate. Cest Marina, appuyée contre le cadre de la porte de la cuisine, ses cheveux châtains en désordre, où le chaton Eugène sétait lové la première fois.
Je suis venue rendre visite au petit félin, sourit-elle, les yeux rougis par les larmes.
Tu as bien fait, souffle Théodore, le cœur battant. On tattendait.
Antoine et Eugène, malicieux, se sont glissés discrètement derrière elle.

Le rideau tombe sur ce moment suspendu, où le passé, le présent et lespoir se mêlent dans le souffle dune nuit parisienne, sous le parfum dun souvenir et le ronron dun chaton qui a réuni deux âmes égarées.

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Grand-père, ne t’ennuie pas ! – Igor était déjà en retard et, sans fermer son manteau, s’élança hors de l’appartement avec son écharpe flottante.
«Tu es orpheline, qui te défendra ?» ricana mon mari en me chassant de la maison.