La Branche de l’Artemisia

28 août 2024

Ce soir, le silence de lappartement semblait vouloir étouffer mon souffle. «Que ton esprit ne reste pas ici Disparais!», hurlait-elle, chaque cri se mêlant au bruit des objets que je jetais du placard. Sa voix se brisait, devenait grinçante, et chaque chose quelle attrapait retombait à mes pieds. À un moment, jai saisi linstant, je lai serrée fort contre moi, la privant de tout geste. Elle se débattait, puis ses forces lont abandonnée, et elle a fini par se calmer dans mes bras. Sans la lâcher, je lai conduite jusquau lit, my suis couché à côté delle. Ses sanglots se sont atténués jusquà ce quelle sendorme enfin. Jai relâché mes mains, me suis levé, ramassé les objets éparpillés dans un sac de voyage, et quitté lappartement en fermant la porte derrière moi.

La dispute dhier avait été brève.
«Accepte comme un fait ce que je vais dire: je pars!Parler na plus de sens, supplier non plus, tu me connais!»
Oui, elle connaissait mon caractère dacier, elle avait remarqué que ces derniers temps quelque chose clochait. Je me taisais, misolais, refusais la conversation. Elle supposait que cela venait du travail. Puis, comme un éclair dans un ciel dazur, tout a basculé.

Elle sest réveillée avec une douleur dans chaque cellule de son corps, les paupières lourdement fermées. Elle est restée immobile un moment, puis le téléphone a sonné. Un souffle dénergie la poussée à décrocher, pensant: «Il appelle cest un malentendu, il sexcusera, tout redeviendra comme avant».
«Sophie, pourquoi nestu pas venue au travail?» a entendu la voix de la collègue, «Tu es malade?»
«Oui, je me sens mal demain je reviendrai,» a répondu Sophie, déçue. Le portable de Michel, mon mari, était posé sur la table.

***

Je conduisais sans marrêter. Il y a quelques années, javais acheté une petite maison dans un hameau isolé près de la Loire, où je venais parfois pêcher. Ma femme ny mettait jamais les pieds, respectant mon besoin disolement. La cabane se tenait seule aux limites dun village désert, avec son poêle, sa table, son lit de fer et un petit placard. Tout était rustique, mais cela me convenait. Cette foisci, jy venais pour une autre raison: fuir les regards, la pitié, les questions. Il y a un mois, le médecin mavait annoncé un cancer gastrique, stade trois. «Accrochetoi, le temps est compté,» mavait dit un ami oncologue, «Si tu te soignes plus tôt, tu aurais pu en gagner cinq ans.» Jai donc décidé daffronter la mort seul, pour ne pas tourmenter ma famille. Jai donné ma démission, interrompu les discussions, acheté des conserves, du pain sec, des céréales; tout était déjà chargé dans le coffre.

Jarrivai à laube, miaoût, le brouillard épais et lhumidité collante. Jai rallumé le poêle, réchauffant un peu la demeure. Jai glissé sous la couverture, encore vêtu, et je me suis endormi aussitôt. Un rêve sombre ma tiré brusquement du sommeil. Je suis sorti dans la cour envahie dherbe, arraché une branche de petit arbre. Lâcre parfum de labsinthe a pénétré mes yeux, rappelant un souvenir lointain. Jai ramené la branche à lintérieur et lai plantée dans le fente au-dessus de la porte.

Les jours se sont succédé, monotones. Pour occuper mon temps, je me suis mis à couper du bois. «Peutêtre que lhiver me surprendra», me suisje dit. Leau de source était à portée de main, la nature était généreuse. Lautomne arriva tôt, le vent soufflait fort. La cabane était mal isolée, le froid sinsinuait partout. Jai commencé à calfeuter les trous avec des planches, à boucher les interstices avec des chiffons, à réparer le toit qui fuirait. Le travail ma fait oublier les doutes. «Je mène une vie simple, en harmonie avec la terre», pensaisje, «Il ne faut que peu à lhomme: un toit pour se protéger du froid, un feu pour se réchauffer et un repas pour se nourrir.»

Je craignais la douleur, mais elle ne venait pas. Un poids sourd tirait dans mon estomac. Je continuais à maigrir, ne mangeant que quelques cuillerées de soupe liquide ou de bouillie. De plus en plus, je navais envie que de rester allongé. «Doù vient cette malédiction?Avaiton trop de chance?Quelquun atil envié notre bonheurQuarantecinq ans, cest le compteàrebours?», me demandaisje, sans réponse.

Lhiver sest aggravé, le feu devait être alimenté constamment. Jai cessé de me plaindre, jai dégagé la neige, jai abattu et scié les arbres tombés, puis je les ai ramenés en forêt. Jai perdu le fil des jours et des mois, attendant la fin, visualisant le moment où je ne me réveillerais plus. Alors on me retrouverait dans cette cabane, et on informerait ma femme, mais elle ne me verrait jamais «vieilli» et impuissant. Elle était encore jeune, belle, méritait de vivre pleinement avec un mari en santé. Tout ce que je faisais était pour elle. Je me suis forcé à ne plus ressasser le passé, à mimmerger totalement dans le présent, convaincu que la maison survivrait sans moi.

Le jour avançait, le soleil reflétait sur la neige. Un matin, jai senti mon état se stabiliser, je ne devenais plus plus faible. Jai commencé à écouter mon corps. Le sommeil diurne était de moins en moins fréquent. Un soir, jai rêvé que je me trouvais dans un bain chaud. Le lendemain, jai fait chauffer de leau et installé un petit bassin près du poêle. Jai bu du thé aux herbes, puis je me suis endormi jusquà laube. Une faim soudaine ma poussé à préparer une soupe de pommes de terre avec du jambon et jai dévoré la moitié du bol. Mon regard sest posé sur la branche sèche, et je me suis rappelé.

«En été il fait chaud, labsinthe embaume tes soirées,» lisait Élise, agitant la branche devant son nez.
«Pfff, quelle fragrance!», aije répliqué.
«Aromatique,», a ri ma femme, «Quel mot rigolo, comme sorti dun coffre!».

Je souris en repensant à nos débuts: «Nous nous étions mariés, un an plus tard Célestine est née, et aujourdhui elle se marie.» Jai retiré la branche sèche, lai inhalée: «Lodeur reste.»

«Seul Dieu sait combien de temps il nous reste,» aije pensé soudain.

«Sophie!», la crié quelquun. Elle a hoché la tête et sest pressée de partir.

«Où va Michel?Je suis oncologue, il était sous ma surveillance,» a interrogé un voisin surpris. Élise, croyant que tout le monde savait que son mari était parti avec quelquun dinconnu, a fouillé lappartement, jetant des affaires au hasard, remplissant un sac de pulls et de pantalons chauds.

«Vite je sais où le chercher il doit être vivant il a cette force Comment aije pu croire à ses mensonges?Une fierté stupide ma empêchée de chercher la vérité.»

Elle a découvert un acte de propriété indiquant ladresse du hameau. Elle a repris la même route que Michel six mois auparavant. Après une petite errance, elle est arrivée au village, devant la petite maison.

«Il ignore même quil est devenu grandpère, le petit Nicolas grandit!», sestelle surprise en tirant la poignée. Une chaleur douce, légèrement amère, sest invitée dans la vieille cheminée.

Aujourdhui, en écrivant ces lignes, je réalise que la solitude nefface pas la douleur, mais quelle révèle la vraie nature dun cœur. Jai compris que lamour se mesure non pas à la durée de notre présence, mais à la sincérité des gestes que nous laissons derrière nous. Cest la leçon que je retiens : vivre pleinement, même quand le temps samenuise, et laisser la chaleur de nos actions réchauffer ceux qui restent.

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