LE PLUS BEAU BOUQUET DU QUARTIER

LE MEILLEUR BOUQUET

Yannick arpentait gaiement les paisibles cours dimmeubles parisiens, fredonnant un air qui nexistait que pour lui. Ce soir, il avait rendez-vous avec une demoiselle plutôt charmante. Yannick, cétait le pur produit du romantisme à la française : pas de boulot, pas un sou en poche, et encore moins de plan pour lavenir. Son seul trésor ? Un vocabulaire sans fond, quil déversait sans modération dans les oreilles des jeunes filles naïves.

Mais même un flâneur invétéré comme Yannick savait quarriver les mains vides chez une femme, cétait aussi risqué que de manger un kebab à la Gare du Nord : les chances de finir la soirée en beauté étaient à pile ou face.

Jetant un regard rêveur sur les alentours, il aperçut enfin ce qui pouvait sauver sa soirée. Sous une fenêtre dun immeuble, une âme charitable avait créé un véritable jardin. Les boutons de fleurs, même endormis, étaient dune beauté à couper le souffle. Ce petit coin de verdure était une œuvre dart : variétés de fleurs harmonieuses, barrières bricolées, nains de jardin en plastique et escargots géants en pierre.

« Ah, les retraités, vous servez à quelque chose finalement », siffla Yannick, ravi, avant denjamber la barrière et de commettre le plus barbare des larcins floraux.

Celle-là et puis celle-ci soufflait-il, passant dun buisson à lautre. En deux minutes, il avait rassemblé un bouquet improbable, mélangeant sans scrupule les plus belles fleurs du jardin.

En repartant, Yannick heurta du pied un nain de jardin, qui sécrasa la face contre la terre.
Désolé, mon pote ! Jespère que tes copains viendront taider, moi je dois filer, lança-t-il en enjambant la barrière.

À peine avait-il atteint le bout de limmeuble quun interphone grésilla derrière lui :
Halte-là !

Yannick accéléra, tourna au coin, et, après avoir tapé ses chaussures sur le trottoir pour enlever la terre, consulta sa montre. Il lui restait vingt minutes et trois cents mètres avant le rendez-vous. Le quartier était calme, désert, seuls quelques chats filaient furtivement le long des murs, et des Parisiens disparaissaient dans des taxis.

Reprenant sa route, Yannick sentit soudain un regard peser sur sa nuque. Une ombre grandissait sur le bitume devant lui. Il bifurqua derrière un autre immeuble, marchant en parallèle de son chemin initial. Du coin de lœil, il aperçut une silhouette masculine qui avançait à son rythme.

En tournant la tête, il distingua un gaillard imposant. Un frisson le parcourut. Slalomant entre les immeubles, Yannick crut semer son poursuivant. Mais, au détour dun sentier coincé entre une école maternelle et un collège, des pas résonnèrent derrière lui. Sans se retourner, il se mit à trottiner, presque arrivé au bout du chemin, quand une figure massive surgit devant lui. Un crâne chauve, posé sur des épaules larges, reflétait la lumière dun lampadaire.

Yannick recula. Mais linconnu le rattrapa en deux enjambées et lattrapa par le t-shirt, qui craqua sous la poigne.

Jvous jure, jai rien, pas un euro ! Prenez mon portable si vous voulez, mais tapez pas ! gémit Yannick, les yeux fermés.

Ah, pas un euro ? grogna la voix rauque. Un souffle chaud lui balaya le visage. Et ces jolies fleurs, tu les as trouvées où, sans argent, hmm ?

Ben je les ai cueillies dans le jardin Si vous voulez, prenez-les ! balbutia Yannick, tendant son bouquet.

Donc, tu as volé. Cest ça ? resserra lhomme sa prise.

Mais non ! Je vous dis que je les ai cueillies ! Elles poussent dehors, donc elles sont à personne.

Yannick ouvrit les yeux. Lhomme avait vraiment lair dun dur à cuire le genre quon voit sur les avis de recherche « dangereux ».

À personne, hein ? Elles se sont plantées toutes seules, elles sarrosent toutes seules, elles ont même mis leur barrière ? ironisa le colosse.

Attrapant Yannick par le bras, il le traîna vers le jardin.

Bon, quelquun les a plantées Où vous memmenez ? Je vais crier ! tenta Yannick, mais un petit coup dans le ventre le fit tousser et renoncer à lappel à laide.

Cinq minutes plus tard, ils étaient devant le jardin saccagé.

Regarde ce que tas fait, montra lhomme les trous dans les buissons et les traces sur la pelouse.

Mais ce ne sont que des fleurs ! Jai tué personne, jai rien cassé de grave.

Vraiment ? Et lui, alors ? Il ramassa le nain de jardin, le visage couvert de terre. Tu connais lexpression : œil pour œil ?

Mais cest juste un jouet sanglota presque Yannick, tout son aplomb envolé.

Pourquoi tas fait ça ? demanda lhomme, sévère.

Je voulais offrir des fleurs à une fille ! Jai pas dargent, alors jai pensé à cueillir des fleurs seffondra Yannick.

Ah, une fille Donc tes un romantique, cliqueta lhomme. Allez, romantique, on va faire un tour.

Lhomme sortit un trousseau de clés, et une voiture noire clignota non loin.

Où vous memmenez ? Je veux pas monter ! protesta Yannick, mais un coup sec le fit taire. Lhomme le poussa sur la banquette arrière, sinstalla au volant et verrouilla les portes.

Ils quittèrent le quartier, prirent le périph, et dix minutes plus tard, roulaient sur un chemin de terre vers un champ.

Écoutez, je suis désolé ! Je vais tout réparer, replanter chaque fleur, remettre la pelouse, acheter des nains neufs ! Laissez-moi partir ! supplia Yannick, mais lhomme resta muet.

Bientôt, les lumières de la ville disparurent. La voiture senfonça dans la nuit, cahotant sur les bosses. « Cest sûrement le syndic du coin Fallait que ça tombe sur moi ! Quel idiot ! » pensa Yannick, maudissant son goût pour la débrouille.

Descends, ordonna lhomme, arrêtant la voiture.

Quest-ce que vous voulez ? trembla Yannick, voyant lhomme sortir un objet ressemblant à une lame.

Cest pour toi. Tu voulais des fleurs pour ta dulcinée, alors cueille gratuitement et sans dégâts. Je téclaire avec les phares, dit-il, lui tendant un sécateur.

« Vous plaisantez ? » pensa Yannick, mais il se garda bien de le dire, et partit cueillir son bouquet.

On va encore faire un tour. Je sais où poussent la tanaisie et lorigan ça donne du peps à nimporte quel bouquet, ajouta lhomme, voyant Yannick avec des marguerites et des clochettes.

Vous êtes fleuriste ? demanda Yannick, moins tremblant.

Non. Jai juste lhabitude de cueillir des fleurs avec ma fille. Allez, remonte.

Ils allèrent au milieu du champ et cueillirent ensemble le reste du bouquet. Jetant un œil à son téléphone, Yannick comprit quil était en retard pour son rendez-vous. Mais ce qui le chagrina le plus, cest quil navait aucun appel manqué de la demoiselle. Juste un message : « Je tattends ou pas ? »

Tu cueilles tout et nimporte quoi, râla le kidnappeur, triant les fleurs et herbes dans les mains de Yannick. Après avoir retiré le superflu et ajouté quelques plantes de son cru, il composa un bouquet plutôt joli. Voilà, cest mieux. Tu le trouves beau ?

Oui, acquiesça Yannick, penaud.

Tu vois, et tas pas dépensé un centime, rappela lhomme, lui tendant le sécateur et linvitant à monter devant. Je temmène chez ta dulcinée, histoire que tu ne me prennes pas pour un fou.

Lhomme attrapa une bouteille deau, coupa le goulot :
Mets-le dans leau, sinon ça va faner, dit-il, lui tendant la bouteille.

Vous navez pas peur que jaille voir la police ?

Non. Il ouvrit la boîte à gants et sortit une vieille carte de police. Je ne suis plus en service, mais jai encore des contacts. Et tu mas causé un préjudice matériel.

Désolé. Je nai pas réfléchi

Cest bien ça le problème, gamin. Aujourdhui, tu cueilles des fleurs sans réfléchir, demain tu cambrioles un appart, et après-demain Yannick sentit la voix de lhomme trembler.

Faut pas exagérer non plus, bougonna Yannick.

Je suis sérieux. Tout commence petit. Tu nas pas pensé que tu faisais du mal à quelquun. Tu as détruit de la beauté, juste pour toi. Quest-ce qui tempêchera daller plus loin demain ?

Le champ sacheva, la voiture reprit la route et accéléra.

Je ne suis pas un mauvais gars, finit par dire Yannick.

Espérons.

Cest votre jardin ?

Celui de ma fille. Je lai fait pour elle.

Yannick jeta un regard furtif à son ravisseur et, à la lumière des lampadaires, aperçut une larme solitaire sur sa joue.

Et le premier bouquet, vous en faites quoi ? demanda-t-il.

Tinquiète, jai à qui loffrir, ricana le conducteur. Je vais au cimetière demain, de toute façon.

En repensant à la conversation, aux allusions au cambriolage, aux victimes, Yannick se sentit soudain très triste.

Pardon

Dieu te pardonnera. Tu vas où ?

Rue du Nord, numéro quarante.

Yannick donna son adresse. Réalisant quon ne lattendait pas vraiment à son rendez-vous, il décida de rentrer directement chez lui.

***
Le lendemain, Yannick se réveilla, contempla le bouquet de fleurs sauvages dans la bouteille en plastique, et se dit quil allait quand même loffrir trop beau pour finir à la poubelle.

Fraîchement rasé, habillé proprement, il reprit le même chemin que la veille. En passant devant le jardin où il avait été embarqué la veille, il aperçut son ravisseur, affairé dans les fleurs.

Bonjour, lança Yannick.

Ah, Roméo, cest toi, sourit lhomme, reconnaissant le bouquet.

À la lumière du jour, il paraissait moins effrayant. Malgré ses épaules de rugbyman, son crâne lisse comme une boule de pétanque, et son menton carré, cétait juste un homme dâge mûr, en survêtement, chemise et tablier vert.

Je peux vous aider ? proposa Yannick.

Non, je gère. Ma fille a ramené des fleurs, je replante celles qui ont été arrachées.

Votre fille ? sétonna Yannick, qui la croyait disparue.

Oui. Elle est arrivée aujourdhui. Elle vient davoir dix-huit ans. Avant, sa mère ne la laissait pas venir. Avec mon ex, on a eu pas mal de procès, elle a réussi à lemmener dans une autre ville. Ne te marie jamais avec une avocate, plaisanta-t-il.

Merci du conseil, sourit Yannick.

Malgré les souvenirs encore frais, il sentit son cœur salléger en apprenant que la fille allait bien. Les deux hommes discutaient quand la porte de limmeuble souvrit, et quelquun les observait depuis une minute.

Bonjour ! Quel joli bouquet, lança une voix féminine. Papa, tu nous présentes ?

Alice, tas déjà pris ton petit-déj ? demanda lhomme, posant ses outils. Lui, il désigna Yannick, puis se rappela quil ne connaissait pas son prénom.

Yannick. Jaide votre père au jardin, répondit-il, sapprochant pour offrir le bouquet. Cest pour vous, on la cueilli ensemble hier, pour votre arrivée.

Merci, rougit Alice, acceptant les fleurs. Je vais à la boulangerie, vous voulez quelque chose ?

Prends du limonade, dit le jardinier.

Et vous, Yannick ? demanda Alice, cachée derrière le bouquet.

Juste une eau minérale, si possible.

Daccord.

Alice partit, et Yannick dut se retenir de la suivre du regard.

Écoute, Yannick, ou peu importe ton nom, ne temballe pas trop. Tu sais quon peut encore faire un tour au champ ? lança lhomme, serrant sa binette.

Je promets dêtre sage et de ne rien tenter sans votre accord, jura Yannick.

Ah oui ? Déjà repenti ? Rapide, le gars. Bon, on verra. Quest-ce que tu fais là ? Viens, on va arracher les mauvaises herbes. Mais jsuis pas vraiment habillé pour ça, tenta Yannick, jetant un regard désespéré à ses baskets fatiguées et son jean tout propre.

Fallait y penser avant de jouer les Don Juan maraudeurs, répliqua le jardinier, un sourire en coin. Allez, viens, ça te fera les bras.

Yannick sapprocha, attrapa maladroitement une poignée de mauvaises herbes, et se mit à tirer, sous lœil expert du maître des lieux. Le silence sinstalla, seulement troublé par le bruit des racines qui résistaient et les pigeons qui roucoulaient sur le toit.

Tu sais, arracher les mauvaises herbes, cest comme la vie : faut sy prendre tôt, sinon ça envahit tout, philosopha le jardinier, en extirpant une touffe de pissenlits.

Vous avez pas tort, souffla Yannick, essuyant une goutte de sueur. Mais bon, moi, cest surtout les ennuis qui menvahissent.

Les ennuis, ça se cultive aussi, répondit lhomme, en plantant un regard malicieux sur Yannick. Mais tas lair davoir la main verte pour les bêtises.

Ils continuèrent à désherber, chacun dans ses pensées, jusquà ce quAlice revienne, un sac de viennoiseries et deux bouteilles à la main.

Voilà, limonade et eau minérale ! sexclama-t-elle, rayonnante. Et jai pris des pains au chocolat, parce quon ne peut pas commencer la journée sans un peu de douceur.

Tes un ange, dit le jardinier, en croquant dans un pain au chocolat. Tu vois, Yannick, cest ça, le vrai bonheur : un jardin, une fille, et des viennoiseries.

Javoue, acquiesça Yannick, mordant dans le sien, cest mieux quun bouquet volé et une course-poursuite nocturne.

Alice éclata de rire, et le jardinier secoua la tête, amusé.

Bon, maintenant que tas mangé, tas plus dexcuse pour ne pas bosser, lança-t-il à Yannick, en lui tendant une petite pelle.

Je sens que je vais finir jardinier, plaisanta Yannick, en se mettant au travail.

On commence tous quelque part, répondit le jardinier, et parfois, cest au pied dun rosier quon trouve sa voie.

Le soleil montait doucement, les fleurs reprenaient vie, et Yannick, entre deux touffes dherbe, se surprit à sourire. Peut-être que la vie, finalement, cétait juste ça : un peu de travail, un peu damour, et beaucoup de limonade.

Et, qui sait, avec un peu de chance, il finirait par offrir un bouquet sans avoir à courir dans la nuit, ni à affronter des crânes chauves sous les lampadaires parisiens.

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