Le Retour à Soi-même

Le vent sempara dHenri Leclerc dun souffle brutal, arrach

ant son béret avant même quil ne pose le pied sur le quai. Il dut le rattraper en lair, sentant les doigts glacés de lair automnal se glisser sous le col de son manteau. Une odeur de feuilles mouillées, de fumées provenant des cheminées lointaines et quelque chose dinsaisissable fer, huile, planches anciennes remplissait lair : le parfum de lenfance.

Il se retourna.

Devant lui sélevait limposante bâtisse en briques du petit gare de la Biche, la plaque usée portant encore le nom «Biche». Le quai, jadis soigneusement balayé par loncle Marcel, était maintenant envahi dherbes folles et de plantain qui perçaient les fissures du bitume. Tout était pareil et, en même temps, tout était différent.

Comme si le monde entier avait été serré dans un poing.

Les arbres qui, enfant, semblaient des géants, ne touchaient plus que le bas du toit de la gare. La petite boutique où il attendait le train était désormais minuscule, ses planches pourries. Même le ciel paraissait plus bas.

Henri enfonça son béret plus profondément, jeta son sac à dos sur lépaule et sengagea sur le chemin familier.

Il descendait, vers la rivière.

Vers la maison du grandpère.

Le sentier serpentait entre des chaumières tordues, contournait des jardins abandonnés où les vieux poteaux des clôtures sétaient noircis avec le temps. Le hameau mourait doucement.

Les jeunes sétaient depuis longtemps dispersés certains à Paris, dautres à la mer pour travailler. Il ne restait que les vieillards qui traînaient leurs jours dans le silence, et quelques familles qui navaient nulle part où fuir. Les fenêtres de nombreuses maisons étaient vides, les portes ne tenaient plus quune seule charnière.

Le seul bruit venait du aboiement des chiens, non pas joyeux mais mélancolique, comme sils avaient oublié pourquoi ils hurlaient. Le grincement du puits de Madame Gurne résonnait aussitôt après.

La maison du grandpère se tenait au bord de la rivière, là où le sentier se dissolvait dans le sable, où les racines des saules centenaires sentremêlaient avec la berge mouillée. En bois noirci par les années, mais obstinée, elle arborait des encadrements sculptés que Marcel taillait aux veilles dhiver. Chaque tourbillon, chaque fleur gravée était gravé dans le souvenir dHenri ; il les caressait encore en se tenant sur la pointe des pieds, comme sil déchiffrait un texte secret.

Le seuil grinça sous ses pas, traîtrement fort, comme vingt ans auparavant. La serrure, maintenant un amas de rouille, fut repérée par Henri sous le troisième marche du seuil, où le vieux clou était caché. Ce même clou, avec sa dent cassée, se coinçait toujours dans la serrure.

La porte céda avec une résistance, comme si la maison ellemême refusait daccueillir un étranger.

Une odeur le perça le nez :

poussière accumulée pendant les années de vide,
larôme acide des vieux livres,
le souffle amer de la fumée du poêle imprégnée dans les rondins,
les rayons du soleil perçant les vitres poussiéreuses, illuminant les particules dansantes. Tout semblait figé, comme si le temps sétait arrêté le jour du départ :

une table massive en chêne, criblée dentailles du vieux hache,
une lanterne à kérosène sous un globe de verre témoin éternel des soirées dhiver,
une armoire contenant des fusils deux fusils de chasse et une vieille baïonnette embaumée dhuile de lin et de poudre,
sur le mur, légèrement penché, des photos dans des cadres bricolés :

Marcel, jeune, avec un pistolet à son côté, regard sévère (1923, annotation au crayon),
Anne, la grandmère, avec son panier plein jusquau bord, le ciel de juillet derrière,
le petit Henri, nu, chemise délavée, sourire espiègle, tenant une canne à pêche.

Henri jeta son sac sur le lit, soulevant un nuage de poussière qui monta au plafond. Il resta un instant, écoutant le craquement du parquet sous ses pieds le même son qui, chaque nuit, le menait à la rivière.

Il sortit dans la cour.

La rivière.

Elle grondait de la même façon un grondement sourd comme un monstre caché derrière la barrière. Le vent jouait sur les vagues, éclatant la lumière du soleil en mille éclats brillants. Lautre rive, intouchée par la civilisation, était noire dune forêt antique, silencieuse comme un souvenir.

Henri prit une profonde inspiration, simprégnant de cet air humide, mêlé dalgues et de branches pourries.

Il nétait pas venu par hasard.

Après son licenciement (sans même un au revoir de ses collègues),
après son divorce (la porte sétait claquée pour toujours),
après que la ville lait écrasé par ses murs, ses gens, leurs voix, leur indifférence.

Alors résonnèrent dans son esprit les mots du grandpère, murmurés au coin du feu :

«Si ton âme souffre, mon petit, viens à la rivière. Reste près de leau jusquà entendre sa voix. Leau tout emportera les offenses, la douleur. La rivière se souvient de tous ceux qui la cherchent.»

Ses poings se fermèrent deuxmêmes. Une pointe de douleur traversa sa poitrine, souvenir ou pressentiment.

Les premiers jours sécoulèrent dans un silence complet. Une quiétude qui lenveloppait dès le premier instant, épaisse et collante comme de la résine. Loin du vacarme de la ville du bruit des moteurs, des pas des voisins, du hurlement des alarmes ici le silence était vivant, curatif.

Il réparait le toit recollait les parties usées avec du caoutchouc. Le marteau tinta contre les clous, le son se propagea audelà de la rivière, comme si quelquun frappait aux portes des maisons abandonnées du hameau.

Il coupait du bois la hache de Marcel était toujours affûtée. Les bûches fendaient lair avec un craquement juteux, révélant les veines du bois. Lodeur de la résine de pin se mêlait à la sueur de son dos.

Il pêchait assis sur la même pierre de son enfance, lançant la ligne dans les eaux sombres. Les prises étaient rares de petites truites semblables à des miettes, loin des gros poissons gras dautrefois. Mais cela importait peu. Lessentiel était la sensation le frisson de la tresse sous les doigts, la résistance de leau, lattente patiente.

La solitude.

Elle nétait pas vide comme en ville pas ce vide glacé des ascenseurs et du métro, ni le silence dun téléphone qui ne sonne plus. Ici elle respirait.

Elle se remplissait :

1. De souvenirs

sur ce tronc décorce qui seffritait, le grandpère lui apprenait à tendre des pièges à lapins ses doigts rugueux ajustaient la boucle. «Pas trop serré, mon petit, sinon il sentira le fer.»
sous ce porche branlant, Anne faisait sécher des champignons blancs comme du beurre, des girolles parfumées du bois. Elle les triait, murmurant des prières, tandis quHenri chipait des morceaux quand elle ne regardait pas.
au seuil, pour la dernière fois, sa mère se tenait dans une robe bleue bon marché, une valise à la main. «Je reviendrai.» Mais elle ne revint jamais.

2. De sons

le craquement des saules, leurs branches se frottant comme pour échanger un secret,
le clapotis de leau, non celui dun robinet citadin, mais le vrai chant de la rivière, bulles et cailloux projetés sur le rivage,
le cri dun oiseau nocturne ni hibou, ni chouette, peutêtre même pas un oiseau

3. De la présence de ceux qui ne sont plus

ils nétaient pas là. Pas dombres dans les coins, pas de pas dans le grenier. Mais parfois :

une tasse du grandpère réapparaissait sur la table comme par magie,
le feu du poêle sallumait plus vif quil ne le devrait,
le matin, des empreintes fraîches sur le rebord de la fenêtre, comme si quelquun avait posé les mains contre le verre.

Henri alluma une cigarette, laissant la fumée se perdre dans lair frais. Soudain, au loin, derrière la rivière, un hurlement séleva. Long, solitaire, familier.

Un loup? Peutêtre, mais le grandpère disait : «Ce ne sont pas les bêtes qui hurlent, mon petit. Ce sont les âmes errantes qui frappent le monde des vivants ceux quon a oubliés, ceux quon a rayés de la mémoire. Elles errent au bord, incapables de traverser la rivière tant quaucun cœur ne se souvient delles avec amour.»

Des frissons parcoururent son dos, mais ce nétait pas la peur.

Cétait la reconnaissance.

Cet automne, Henri ne revint jamais à la ville. Il demeura dans la maison du grandpère taillait du bois, alimentait le poêle, au printemps labourait le jardin, plantait des pommes de terre. Le matin, il buvait du thé avec de la confiture de groseilles, le soir, il lisait les vieux livres du placard. De temps en temps, il descendait à la ville pour des provisions et des cigarettes. Il aidait parfois Anne la vieille, quand elle le demandait.

Au début de lété, son fils Théo arriva quinze ans, carrure anguleuse, écouteurs collés aux oreilles, une moue permanente dinsatisfaction. Le premier jour, il griffonnait sur son téléphone, se plaignant de labsence dinternet décente.

Le deuxième jour, le téléphone glissa des mains du garçon et tomba dans un seau deau. Le jeune homme, pétrifié, le retira en tremblant.

«Merde!» sexclama-t-il. «Il ne marchera plus jamais!»

Il jeta le téléphone dans son sac, irrité.

Les jours suivants prirent une autre forme. Dabord Théo errait comme perdu, fouillant ses poches. Puis il commença à aider aux tâches domestiques dabord par ennui, puis avec enthousiasme croissant. Le cinquième jour, quand un ombrelle argentée frétilla sur lhameçon, ses yeux silluminèrent dun vrai émerveillement denfant.

En partant, le fils demanda :

«Papa, je je pourrai revenir pendant les vacances», il bafouilla, «mais nachète pas de nouveau téléphone, daccord?»

Henri acquiesça, un sourire caché :

«Comme tu voudras. Noublie pas ta canne à pêche.»

Une semaine plus tard, Théo revint, et cette fois il resta jusquà la fin de lété.

Lautomne sonna le téléphone.

Henri, en train de couper du bois derrière la maison, nentendit pas immédiatement. Le portable reposait sur la table du jardin, lécran affichait : «Léontine». Il se figea. Ils navaient pas parlé depuis six mois, depuis que sa femme lui criait au téléphone quil était «un père inutile».

«Allô?», lança-til dune voix rauque, essuyant la main sur son tablier.

Au début, seulement le bruit du trafic urbain. Puis une voix incertaine :

«Bonjour, Henri!», fitelle une pause, comme cherchant ses mots. «Je voulais parler de Théo Il est revenu, complètement changé.»

Henri sassit lentement sur le banc.

«Il lave la vaisselle luimême. Il range sa chambre. Cest la première fois depuis quinze ans», ricanat-elle nerveusement. «Et merci.», son rire se transforma en un éclat chaleureux. «Merci à toi.»

Il limagina, debout dans leur ancienne cuisine, un bras autour de lépaule, le geste quelle faisait quand elle était anxieuse.

«Il a vu une autre vie,» ditil doucement.

«Non. Il ta vu.», fitelle une longue pause. «Je veux venir avec lui pour lhiver. Ça serait possible?»

Des fragments de leurs souvenirs traversèrent son esprit en un éclair.

«Il fait froid ici,» murmurail finalement. «Il faut allumer le poêle.»

«Tu mapprendras?», demandaelle à peine audible.

«Venez,» déclarail, sentant un sourire naître. «Prenez des vêtements chauds. Et des bottes en feutre.»

«Des bottes en feutre,» répétaelle, sa voix enfin douce après tant dannées. «Très bien.»

Lorsque la conversation se tut, Henri reprit sa tâche. La hache descendait, rapide et avec un plaisir nouveau, son souffle saccélérant dexcitation.

Il jeta la dernière bûche dans le panier et redressa le dos. Le brouillard levait doucement audessus de la rivière, enveloppant la berge dune brume douce. Lhiver approchait, pensatil, mais pour la première fois il lattendait non avec mélancolie, mais avec une impatience sereine.

Un grincement surgit dune vieille porte de jardin sous le vent, implorant le repos. «Il faudra la réparer avant leur arrivée,» pensail. Dans sa tête sébauchaient les tâches : nettoyer le poêle, huiler les grilles, sortir du grenier les couettes et oreillers en trop.

En sarrêtant devant la porte, il réalisa quil ne voyait plus sa maison comme un abri, mais comme un foyer qui allait bientôt se remplir de voix. Ce sentiment était si nouveau, si fragile, que même lair frais semblait plus chaleureux que dhabitude.

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