La Flamme Éternelle

Je me souviens du début décembre 1994, alors que jétais à terme, la dernière semaine de grossesse, et que la peur de ne pas réussir mes examens me tenaillait. Il me fallait finir ce sixième semestre avant de prendre mon congé académique. Perdre six mois me paraissait insupportable, et avec mon ventre arrondi, je grimpaïs dans les camions «camionnette» qui servaient de transport collectif, leurs roues énormes atteignant à peine ma taille. Pourquoi ces camionnettes et non un autobus, vous demanderezvous? Eh bien, à lépoque, la France traversait une grave crise énergétique : les bus passaient au ralenti faute de carburant, mais, fort heureusement, dès laube, un petit groupe de camionnettes transportait les travailleurs depuis notre arrêt final. On me laissait monter en priorité, en me lançant des reproches du type: «Tu ne devrais pas rester à la maison, il fait -30°C à sept heures du matin et les femmes enceintes dorment dans un lit chaud». Chaque matin, en me voyant escalader la porte de la merveilleuse technique, les ouvriers soupiraient à lunisson: «Encore pas née!» et moi, je devais absolument atteindre la faculté de la ville voisine.

Ce qui me tracassait par-dessus tout, cétait la date estimée de laccouchement. Une fois de plus, je rendis visite à ma sagefemme, Madame Lydie Bouchard, et je lui demandai:

Madame Bouchard, quand devraisje mattendre? Jai besoin de valider mes examens pour que le semestre ne sefface pas.

Calmetoi! Ce nest pas encore le moment. Tu accoucheras dans la deuxième décade de janvier, donc tu fêteras le NouvelAn avec le ventre plein.

Madame Bouchard nétait pas seulement une excellente praticienne, elle était aussi une personne en qui javais une confiance absolue. En entendant «janvier», je me rassurai, mais un rêve me hanta cette nuit

Les rêves me visitaient rarement, mais toujours avec une précision troublante; ils contenaient des messages codés qui, une fois réveillée, se déchiffraient dun coup. Ce soirci, je me voyais au marché, à la recherche dune bougie. Il y avait tant de bougies à vendre! Les gens formaient des rangées, chacun tenant une chandelle. Je mapprochais de chaque vendeur et demandais:

Combien coûte la bougie?

Tous indiquaient le même prix: 19, sauf un stand où lon me dit que la bougie coûte 20.

Pourquoi si cher? demandaije.

Regardez bien; nos bougies sont blanches, lisses, doù le prix vingt euros.

Je demeurais là, hésitant entre les 19 et les 20, largent me manquant, car habituellement une bougie coûtait à peine 3. Enfin, jai sorti un billet de 20 et lai donné à celui qui la vendait au prix le plus élevé. En tenant la bougie dans les mains, je me suis sentie dupée, comme si javais été arnaquée, quand soudain une voix sest fait entendre, perçant mon oreille:

Ne regrette pas! Vingt euros!

Je me réveillai aussitôt, compris le sens du rêve et courus chez Madame Bouchard:

Pourriezvous me fournir une liste de tout le matériel nécessaire pour la maternité?

Je peux, mais il est encore tôt! Que me cherchezvous?

Je sais que les contractions commenceront le 19décret, tard le soir, et que jaccoucherai le 20 à laube. Pouvezvous ajuster votre planning?

Madame Bouchard resta bouche bée, puis éclata de rire, mexpliquant que les hormones jouaient avant laccouchement, et me poussa dehors.

Je ne perdis pas de temps: je négociai avec mes professeurs pour passer les derniers partiels et contrôles plus tôt, compte tenu de ma situation particulière. Le soir du 19décembre, après les cours, je rentrai, accomplis mes tâches et meffondrai sur le canapé pour suivre mes deux séries préférées, à lépoque diffusées sur la chaîne câblée «Ma deuxième maman» et une autre dont le titre méchappe, débutant aux alentours de vingt heures.

Lorsque le premier épisode sacheva, je ressentis un premier mouvement dans mon ventre. Au milieu du second épisode, les douleurs sintensifièrent, et ma mère, prise de panique, tenta de appeler lambulance. Je rétorquai:

Pas question daller nulle part tant que je nai pas fini la série.

Ainsi, les secours arrivèrent à onze heures du soir. En route, une autre alerte surgit; linfirmière ambulancière refusa de partir, craignant que je ne doive accoucher dans le véhicule. Je la rassurai, lui promettant que tout était encore sous contrôle. À minuit douze, je me retrouvai seule dans la salle dattente de la maternité, on me conseilla de dormir, car laccouchement surviendrait dans sept ou huit heures. Mais le sommeil me fuyait; je errais dans les couloirs, où je rencontrai le moment le plus crucial de la vie dune femme: laccouchement. Transportée à peine à temps sur une civette, les médecins annoncèrent un accouchement rapide.

À 3h45 du matin, le 20décembre, je devins mère. Tout se déroula sans encombre et, quelques jours plus tard, alors que jattendais la sortie, Madame Bouchard, de garde, passa me voir. En parcourant la liste des accouchées, elle décela mon nom. Incrédule, elle me chercha pour me demander comment javais deviné la date. Je lui répondis simplement:

Je lai vu dans un rêve.

Elle ne rit plus, se tut un instant, puis murmura à peine audible:

Et peutêtre, un jour, verrastu un rêve à mon sujet? Prometsmoi de me le raconter.

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