Valentin Moreau fit une dernière tournée dans la salle vide de son bistrot lyonnais. Aujourdhui, il avait renvoyé tout le personnel chez lui et il ne restait plus quun maigre fond de nourriture dans la cuisine; il comptait revenir dans quelques jours pour rassembler le nécessaire et le donner à une association caritative du quartier. Son établissement navait que cinq ans dexistence. Au début, tout roulait la maison était prisée, on y venait volontiers mais il y a un an une chaîne de fast-food est apparue dans la rue dà côté, et les clients ont glissé doucement vers ces burgers bon marché. Valentin pensait que ce serait un effet de mode passager de toute façon, on ne peut pas vivre éternellement de sandwichs frits mais le vrai problème est venu dailleurs : le chef en place avait annoncé son départ et, du coup, avait cessé de surveiller la qualité des plats.
Valentin se reprochait de ne plus goûter chaque nouveauté avant quelle ne rejoigne la carte. Quand il sen est finalement rendu compte, la réputation avait déjà pris leau. Il a licencié les cuisiniers sur-le-champ, mais le mal était fait; reprendre la main na pas suffi. Il a essayé de reprendre le rythme en cuisine lui-même : il savait cuisiner, oui, mais il na jamais retrouvé la magie davant. Au bout du compte, il a dû choisir entre fermer boutique ou vendre la solution retenue fut la vente, car au départ il avait contracté un prêt et, sans le revenu du bistrot, impossible de rembourser la banque. Latmosphère dans les locaux sentait labandon, et il fallait tout remettre en ordre pour attirer un acheteur.
Dans la cour intérieure, il se remémora les pauses cigarette des serveuses, leurs chansons et leurs éclats de rire que lon entendait jusque depuis son bureau donnant sur la cour.
Soudain, un remuement derrière un buisson attira son attention.
« Bonjour, excusez » dit une voix depuis les feuillages.
Devant lui apparut une femme au visage soucieux, accompagnée dune petite fille denviron cinq ans. « Pourquoi vous cachez-vous ici ? » demanda-t-il. La femme soupira : « Nous ne savions pas que le restaurant était fermé. Parfois les filles nous laissaient un reste On va partir. » Elle avait déjà fait un pas pour séloigner, mais Valentin la retint dun geste.
« Attendez. Vous navez pas de logement fixe ? » demanda-t-il. Elle esquissa un faible sourire et répondit : « Pas en ce moment, mais ce nest que provisoire. Je trouverai une solution. » Il voulut en savoir plus, mais ses yeux disaient quil valait mieux ne pas creuser davantage. « Quelles filles vous aidaient ? » interrogea-t-il. « Vous voulez les punir ? » fit-elle. « Non, juste curieux. Était-ce Thérèse, Odile et Sylvie ? » La femme acquiesça. Valentin demanda ensuite : « Savez-vous faire le ménage et remettre de lordre ? » Surprise, elle répondit : « Je pense que nimporte qui peut le faire. » « Alors venez avec moi, » dit-il en lui montrant la porte du restaurant. « Voyez-vous-même tout est en piteux état. Si vous voulez, vous pouvez rester un moment et maider à tout ranger. Il y a suffisamment de nourriture pour tenir un moment. »
« On peut cuisiner ? » osa la femme. « Oui, autant que nécessaire. Je vous laisserai la clé de la porte arrière pour que vous puissiez entrer et sortir. Il y a un canapé, un oreiller et une couverture dans mon bureau. » La femme sourit : « Je promets que tout brillera. » Valentin lui montra la cuisine, les réserves et le matériel de nettoyage. Avant de partir, il posa une question plus personnelle : « Pardon si cest indiscret Vous navez pas lair dune SDF. » La femme, qui sappelait Capucine Lambert, baissa les yeux : « Mon mari a commencé une liaison, et pour parfaire son bonheur il na pas hésité à me sacrifier, ainsi que notre fille. Il na jamais vraiment aimé Manon ; il tenait surtout à son image. Je nai plus la force de lutter ; jai dû partir. » Valentin secoua la tête il avait entendu des histoires semblables et pensa intérieurement : « Pourquoi tolère-t-on tant de choses ? »
Capucine sembla entendre sa pensée : « Je sais ce que vous pensez, mais il na pas toujours été comme ça. Ou peut-être que je nai pas voulu voir. On sest connus quand javais vingt ans. Javais un logement social dorpheline et nous lavons vendu pour acheter une maison. Bien sûr, il a mis de largent aussi, mais maintenant il a un toit et moi rien. » Valentin attrapa la poignée de la porte : « Bon, je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Dans le tiroir de mon bureau il y a des cartes avec un numéro. Appelez si besoin. » Capucine toucha doucement sa main : « Dites-moi, pourquoi avez-vous décidé de fermer ? Cétait un bel endroit, apprécié. » Valentin sourit tristement : « Cest la vie. On ne se fait pas trahir seulement par les amants ; on se fait aussi trahir par les associés, les amis, tout le monde peut nous lâcher. Jai besoin de deux semaines encore pour trouver un acheteur. » En partant, il sentit quils nétaient plus de parfaits inconnus : il se souciait désormais de leur sort.
Trois jours plus tard, il repassa : à lintérieur cétait leffervescence réglée dun chantier bien mené les tables avaient été poussées le long des murs, les rideaux enlevés pour être lavés, et une méthode presque militaire régnait. « On dirait quon ne chôme pas ici, » remarqua-t-il. Capucine avait repris des couleurs et son regard pétillait dénergie. Et il y avait même un déjeuner servi sur une table dressée ; Valentin fut surpris. « Il y a tant de bons produits ici, » répondit Capucine avec une timidité amusée. La petite Manon aidait sa mère à disposer les assiettes, la langue tirée par la concentration ; Valentin sourit, conscient quil navait pas mangé quelque chose daussi savoureux depuis longtemps.
« Vous avez étudié la cuisine ? » demanda-t-il. Capucine rit : « Oui, bien sûr. Si javais le temps, je cuisinerais toute la journée. Jadore transformer des produits simples en petites merveilles. » Valentin soupira : « Dommage que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt ; ensemble on aurait peut-être sauvé ce bistrot. » Capucine le regarda longuement, non seulement inquiète mais aussi pleine despoir lespoir qui ne meurt pas complètement, même au pire moment. Elle sassit à la vieille table en bois où, autrefois, on avait débouché tant de bouteilles; maintenant, sy empilaient des papiers de fermeture administrative.
« Pourquoi ne pas essayer ? » dit-elle dune voix douce mais confiante, et Valentin eut un frisson. Son regard erra dans la salle vide où résonnaient encore dans sa mémoire la musique, le brouhaha des clients, le froissement des nappes et les conversations feutrées des serveuses. Maintenant, trop de silence.
« Cest trop risqué, » répondit-il enfin, cherchant ses mots. « Si je me plante, je me retrouverai dans des dettes impossibles à rembourser. Je nai pas le droit déchouer. » Capucine prit une inspiration comme pour rassembler son courage et dit, la voix tremblante : « Cest tellement dommage Jaimais tellement cet endroit. Mon mari et moi venions souvent ici au début de notre mariage » Elle sinterrompit, se rappelant les heures où tout était lumineux et les promesses semblaient solides. « Ne vous inquiétez pas, je mettrai tout en ordre. Donnez-moi une chance. »
Valentin continua à passer plusieurs fois sans jamais oser entrer complètement ; chaque fois que la perspective de la vente revenait, son cœur se serrait. Il avait limpression de perdre une part de lui-même, celle des souvenirs et de la chaleur du lieu. Le jour de la visite officielle arriva. Valentin se présenta avec lacheteur, plusieurs assistants et le directeur de la banque venu pour valider le prêt tout le monde sérieux, prêt à négocier. On convint dabord dinspecter les lieux puis de discuter prix et conditions ; Valentin avait ses exigences mais navait pas encore obtenu laccord du potentiel acquéreur.
La porte souvrit et tout le monde resta muet dadmiration : lendroit était impeccable, des fleurs fraîches décoraient les petites tables et un parfum de citron et de menthe flottait dans lair. Le banquier, Monsieur Robert Girard, fixa Valentin, intrigué : « Votre bistrot est vraiment fermé ? On dirait un établissement en activité ! » « Aujourdhui, on a fait une exception, spécialement pour vous, » répondit Valentin en souriant, et invita les visiteurs à sasseoir. Il se dirigea ensuite vers la cuisine. Manon, assise dans son bureau, dessinait sur ses genoux pendant quun dessin animé passait, et Capucine saffairait devant les fourneaux en remuant une sauce avec concentration ; son visage était un peu pâle mais déterminé.
« Il y a un problème ? » demanda Valentin, inquiet. « Oui parmi vos invités se trouve mon ex-mari, celui qui a essayé de nous éloigner de notre fille et qui nous a mises à la rue. » « Lequel ? » « Celui en costume bleu. » « Intéressant, » murmura Valentin. « Parce que cest justement lacheteur. » « Comment a-t-il obtenu largent pour racheter le restaurant ? » demanda Capucine. « Il prend un prêt, » répondit Valentin, « mais laissez, je vais moccuper de tout pour quil ne la voie pas. »
Un quart dheure plus tard, la salle était silencieuse et concentrée sur le repas ; les plats servis étaient remarquables, chacun semblait sorti dun tableau culinaire. À la fin, un des convives sexclama : « Mon Dieu, cest divin, je ne lai même pas senti passer ! » Le banquier acquiesça et ajouta : « Si vous rachètezn ce lieu, assurez-vous de garder la personne qui a cuisiné ce repas ; trouver quelquun de ce niveau sera presque impossible. » Tous les regards se tournèrent vers Valentin qui hesitait. À ce moment précis, Capucine entra dans la salle, comme sur une petite scène improvisée.
« Bonjour, » dit-elle dune voix calme, avec une assurance qui surprit tout le monde. Lacheteur bondit sur sa chaise, le visage déformé par la colère : « Capucine ! Que faites-vous ici ? » « Je cuisine, » répondit-elle posément. « Et je vous prie de ne pas hurler. » « Quoi ?! Depuis quand osez-vous faire cela ? » semporta-t-il. Capucine haussa les épaules : « Peut-être depuis que vous avez introduit une autre femme chez nous ? Ou depuis que vous avez laissé ma fille et moi dehors sur le trottoir ? » « Comment osez-vous ! » explosa Marc-Antoine Dubois. « Vous mavez enlevé ma fille ! »
Le directeur de banque, observant la scène et regardant Valentin, se leva dun air mesuré : « Désolé, mais je ne veux pas financer une affaire entourée de tels conflits. Le prêt est refusé. » Valentin, souriant à mi-voix, se tourna vers lacheteur : « Vous savez quoi ? Jai changé davis au sujet de la vente ; avec une cheffe comme celle-ci, on va redonner au lieu sa gloire dantan. » Lacheteur prit une teinte pourpre : « Vous le regretterez. Et toi, Capucine, je tarracherai Manon des bras. Tu nas ni argent ni toit. » « Vous vous trompez, » répliqua Valentin dun ton ferme. « Capucine est désormais ma fiancée, et Manon sera protégée par moi. »
Marc-Antoine partit en lançant un dernier regard méprisant, et Capucine laissa éclater quelques larmes de soulagement. Monsieur Girard, souriant à Valentin, dit : « Je suis prêt à vous accorder un prêt aux meilleures conditions ; à une condition : quil y ait toujours une place pour moi dans ce bistrot. » Trois mois plus tard, la salle navait pas changé dans son âme elle gardait la chaleur cosy davant mais dans la cuisine, la révolution était passée par là : nouveaux équipements, technologies modernes, recettes revisitées et idées fraîches. Valentin rappela ses anciennes serveuses : celles qui le pouvaient revinrent travailler, et la maison sanimait à nouveau de petites voix et de pas pressés.
La veille de la réouverture, la cuisine bourdonnait dune activité presque joyeuse. Valentin se glissa quelques fois pour regarder, mais on le renvoyait poliment : « Ne venez pas, ce nest pas pour vous déranger. » Il resta dans la salle et observait : tout était parfait, et il savait à qui en attribuer le mérite Capucine. Elle avait lœil pour chaque détail, le sens des petites choses qui font la différence. Manon vint le voir, adoptant une posture dadulte pour faire rire : « Ils ne te laissent pas entrer, toi non plus ? » « Non, » soupira-t-il. « Ils ne me laissent pas entrer. » « Ne soyez pas triste, moi non plus, » dit la fillette en souriant, imitant la gravité des plus grands. « Quand maman cuisine, elle ne voit personne autour delle. » « Même toi ? » « Même moi, » répondit Manon avec sérieux. « Mais ça ne me dérange pas. Maman est passionnée. »
Valentin comprit que Manon ne mesurait peut-être pas tout, mais sa sincérité était plus précieuse que mille raisonnements. Capucine et Manon emménagèrent chez Valentin très vite, après une rencontre malencontreuse entre Manon et Marc-Antoine. Valentin engagea un avocat expérimenté et facilita la séparation de biens ; même si Marc-Antoine fit des difficultés, la justice finit par trancher et aujourdhui Capucine était officiellement libre ; lindemnité correspondant à sa part de lancien logement avait été virée sur son compte en euros. « Manon, on va prendre une glace ? » proposa Valentin. « Oui ! Mais attention, maman dit toujours que les sucreries le soir, cest mal, alors cachons-nous ! » répondit Manon en riant. Une heure plus tard, Capucine rentra, les yeux pétillants en voyant Valentin et Manon finir la boîte vide de glace ; elle sécria, mi-fausse indignation, mi-amusée : « Vous êtes fous, vous avez tout mangé ! » Manon lança un petit regard complice à Valentin et senfuit en riant à sa suite. Ils descendirent ensemble jusquaux quais, main dans la main, et Capucine marcha à côté de Valentin, essoufflée après la course.
Soudain, il sarrêta, la regarda et lança, en souriant : « Tu sais, aujourdhui tu es officiellement libre. Cest fini. Tu vas peut-être devenir sceptique envers le mariage ? » « Je ne sais pas, je ny ai pas encore pensé, » répondit-elle. « Alors pense-y, » dit-il en la prenant doucement contre lui et en lembrassant avec affection. « Mais pas trop longtemps jai déjà acheté une bague.Capucine fit une moue, mi-amusée, mi-étonnée, puis glissa sa main dans celle de Valentin et répliqua avec un petit sourire taquin que la bague pouvait attendre encore un peu, pourvu quon relance dabord le bistrot ensemble. Les semaines qui suivirent furent un tourbillon joyeux : la réouverture connut un succès patient et durable, Monsieur Girard devint un habitué gourmand (toujours prêt à défendre la tarte au citron), les anciennes serveuses revinrent pour lambiance retrouvée et Manon devint la mascotte officielle du comptoir tandis que la cuisine de Capucine accumulait compliments et réservations, au point quun critique parisien prit le train pour vérifier par luimême. MarcAntoine essaya une ultime manœuvre judiciaire et un numéro de mauvais théâtre pour récupérer Manon, mais lavocat de Valentin transforma ses arguments en pâtes trop cuites, et un été plus tard on célébra un petit mariage au déjeuner, entourés des habitués, des rires et dune promesse simple : ce bistrot resterait leur refuge, leur victoire et, accessoirement, lendroit où lon ferait la meilleure glace cachée après le service.







