Katia était une jeune femme un peu d’un autre temps, qui rêvait ardemment de se marier — au point de s’étonner que tant de filles modernes refusent l’idée du mariage : pourquoi ramener à la maison tout un cochon quand une simple saucisse suffit ? Aujourd’hui les « saucisses » pullulent en tous genres et tailles, le concubinage est banalisé, le simple fait de vivre ensemble n’est plus une honte, on fréquente les hôtels et les locations à l’heure, il existe même le « mariage d’essai » ; les anciennes notions de morale, de pudeur, de fierté et de décence semblent dépassées, et l’on admire désormais l’oisif à la manière d’un Oblomov tant qu’il reçoit son argent de rente, et si l’on donne un smartphone à Ilya il sera aussitôt considéré comme un blogueur à succès — bref, vivez comme bon vous semble, renvoyez au registre d’état civil toute solennité, on vous a inventé mille façons de consommer l’amour. Il y a pire que les chaussettes éparpillées ou l’incapacité à mijoter un pot-au-feu : l’infantilisme, le syndrome du « petit fils à maman » et ce je-m’en-foutisme chronique qui gangrène certains prétendants, parfois partagé hélas par quelques prétendantes ; entre exigences de part et d’autre, shopping et revendications personnelles, Katia restait une exception : jolie sans chirurgie esthétique, intelligente, diplômée d’une grande école et bien payée, et pourtant inexplicablement ignorée par ces messieurs qui, en rangs serrés, préféraient aller se cogner aux mêmes râteaux. Sa première grande histoire d’amour eut lieu en première année d’études — l’âge aujourd’hui considéré comme presque puéril — mais la réalité a vite rattrapé la romance : payer le loyer, les courses, le métro, apprendre que les provisions ne tombent pas du frigo comme avant et se heurter aux mêmes automatisme de certains petits copains, comme Vadik qui, surpris que ce soit elle qui achète la nourriture, ronchonna puis disparut sans crier gare après que Katia lui ait sèchement signifié qu’il pouvait «tenir la maison» s’il le souhaitait ; ensuite vint Sébastien, beaucoup plus âgé, divorcé et plein de belles promesses mais sans emploi stable — «je suis analyste !» protesta-t-il quand elle lui proposa d’aller faire le coursier — et préférant mendier auprès de sa mère que d’assumer les courses; à force d’excuses et de citations grandiloquentes — «le temps est une chose extraordinairement longue», priait-il, comme un poète mal placé — leur histoire se brisa quand elle le renvoya au diable. Le troisième, Léo, l’avait rencontrée sur un forum d’astrologie et l’affinité des signes sembla bien démarrer, jusqu’à ce que ses blagues lourdes et ses sobriquets stupides — il transformait les «signes du zodiaque» en grotesques «signes-zodiaques», ridiculisait les noms et affubla Katia de surnoms grotesques — finissent par l’irriter, d’autant qu’à un dîner de famille, en présence de son grand-père ancien du renseignement (ancienne DGSE), il se permit de déformer le nom d’un grand personnage historique en le traitant à la légère, provoquant l’indignation du vieux et ruinant la soirée ; Léo, taureau de nature, s’avéra bien susceptible, et le mariage n’eut pas lieu. Puis apparut Pierre : divorcé, sans enfant, agréable, aisé, économe mais pas dénué d’humour, propriétaire d’un studio qu’il louait et prêt à emménager — tout ce qu’elle avait cherché — mais, une fois installé, il offrit un autre visage en demandant à être «inscrit» à son adresse, comme si amour rimait avec mise en commun immédiate des biens ; Katia, piquée, proposa de vivre chacun leur tour dans les appartements — un mois chez elle, un mois chez lui — et gutta cavat lapidem, la conversation n’eut plus d’issue raisonnable : si Pierre était avare et prudent (Vierge, signe de terre), son passé montrait qu’il avait déjà «perdu» un autre foyer, et l’idée d’un étranger enregistré dans son logement fit tiquer. Après un long silence, il revint par un stratagème: «On va au cinéma?» et Katia, qui avait senti l’arnaque — il avait déjà payé l’acompte pour le restaurant — lui demanda une dernière fois s’il comptait la faire «inscrire» ; lui s’éloigna sans répondre et la répétition du scénario s’arrêta là. Beaucoup de ses amies ont connu des mariages éphémères — l’une six mois, l’autre un an — et d’autres des faux pas à l’ancienne, des unions en pointillés; à l’aube de la trentaine, lassée de courir après des engagements manqués et constatant que l’on prolonge aujourd’hui la maternité bien au-delà des anciennes frontières — jusqu’à soixante ans, si l’on veut — Katia cessa peu à peu de désirer à tout prix se marier : promue, elle quitta le studio hérité de sa grand‑mère pour un deux‑pièces, s’acheta une voiture étrangère, prit des vacances et conclut que, finalement, sa vie valait la peine d’être vécue telle quelle, et puis après tout il y avait toujours autour d’elle pléthore de «saucisses» prêtes à être dégustées.

Capucine Lefèvre était une jeune femme un peu à l’ancienne qui rêvait d’un mariage parce que, convenons-en, de nos jours les filles se demandent parfois pourquoi se coltiner tout un cochon quand une seule saucisse suffirait ; et de saucisses, il y en avait à profusion autour d’elle, de toutes tailles et de toutes origines, tandis que la cohabitation sans paperasse était devenue presque chic et que l’on se moquait bien des anciennes notions de morale, de pudeur et d’orgueil : aujourd’hui, même un paresseux rentable qui reçoit des euros de son domaine n’est plus un vilain personnage, et si l’on tend un smartphone à Monsieur Dubois, hop voilà un blogueur à succès bien installé !, Capucine, elle, faisait figure d’exception agréable : ni liftings ni artifices, jolie, hybride d’intelligence et d’élégance avec un diplôme sérieux et un métier stable qui payait en euros, pourtant les prétendants semblaient ne pas remarquer cet ensemble, préférant s’engager ailleurs et répéter mécaniquement les mêmes erreurs sentimentales tout en professant des exigences nouvelles, parfois sérieuses, parfois ridicules, et en collectionnant négligences et infantilisations, autant chez les garçons que chez quelques demoiselles admirant uniquement leur reflet ; Capucine, Sagittaire de son état (avec Oveaux et Lions dans le clan du feu, et elle s’imaginait la plus mesurée), croyait aussi aux horoscopes, non pas naïvement mais comme à une superstition moderne où l’on vend des prédictions joyeuses pour grappiller quelques euros « au début du mardi, rencontre décisive avec un industriel ! N’oubliez pas votre brosse à dents » et cherchait donc l’amour en feuilletant les signatures astrales, tout en devant s’occuper, à la dure, du quotidien : payer le loyer, l’électricité, le métro, et les provisions, alors que jadis tout venait du frigo familial et que les parents couvraient les dépenses ; ce fut la surprise amère quand un premier amoureux, Gaspard, trouva logique que ce soit elle qui remplisse le frigo dans son appartement offert par sa grand-mère pour ses seize ans, s’offusqua qu’elle espérât qu’il participe, et fila sans un mot, abandonnant leurs promesses non signées à la mairie ; caprices, jeunes cours, premières passions tout cela formait un savoir-faire de jeunesse, mais Capucine voyait bien que l’amour ne se mesurait pas seulement aux baisers mais aux actes, et chaque tentative qui aurait pu mener à la mairie se soldait par une déconvenue différente et parfois grotesque.

La deuxième histoire suivit avec Stéphane, un homme plus âgé et divorcé qui jurait ses grands dieux d’avoir des intentions sérieuses « On se mariera, ma poupée » mais qui, hélas, passait ses jours à être « en recherche » et à engloutir le repas du couple tout en répétant « je suis analyste » comme si cela l’absolvait de tout salaire ; quand Capucine proposa timidement qu’il fasse même un job ponctuel, il répondit avec une dignité mal placée et suggéra d’appeler sa mère, mais Capucine savait que la patience avait des limites et que « demander à maman » ne pouvait être la stratégie d’un futur mari, et leurs disputes culminèrent en vannes piquantes (elle proposa à voix haute qu’il règle ses comptes avec Majakovski plutôt qu’avec elle) jusqu’à ce que la fierté masculines éclate : Yves, capricieux comme un Capricorne censé être travailleur, se sentit blessé et la fierté, voyez-vous, peut être plus fragile que l’amour annoncé ; ensuite vint Léo, rencontré sur un forum d’astrologie, qui transformait toujours « signes du zodiaque » en « signozodiaques » et lançait des sobriquets grotesques qui, au début, faisaient rire Capucine, puis lui firent sentir une irritation sourde, surtout lors d’un repas de famille où Léo, peu délicat, transforma des noms historiques en bouffonneries et fit hurler le grand-père, ancien du service de renseignement, aux origines polonaises, qui exécra l’outrage comme on jette une vieille nappe sur la table : résultat projet de mairie ajourné et querelle mémorable, prouvant que l’humour mal placé peut tuer un amour naissant.

Enfin, elle rencontra Pierre, qui semblait réunir tout ce qu’elle désirait : gentil, séparé, sans enfants, prudent avec l’argent (un peu radin, certes), maniaque du ménage et du budget un vrai Vierge, pratique et fiable et ils décidèrent de faire le grand pas bureaucratique vers la mairie en faisant « l’état civil » ensemble ; mais au moment de la formalité, la question de la domiciliation provoqua une comédie administrative : « Pourquoi me transférer sur ton bail ? » demanda-t-elle, et Pierre, persuadé que l’amour signifiait tout partager, réclama l’inscription sur son logement, oubliant qu’il était déjà enregistré chez lui, comme si l’amour devait remplacer les formalités ; Capucine, vive d’esprit, proposa un compromis qui laissa Pierre bouche bée « on vit un mois chez toi, un mois chez moi » et il se trouva sans réponse, incapable d’argumenter, alors qu’elle, lasse, comprit que la paperasserie révélait souvent plus de choses que les mots doux ; la situation resta en suspens, comme une tarte trop cuite : ils allèrent au cinéma, discutèrent, se cherchèrent, et Capucine finit par constater que plusieurs amies s’étaient mariées (l’une pour six mois, l’autre pour un an, la troisième à pas feutrés), que nombre de ses relations civiques avaient ressemblé à des sérials de court terme et que l’amour se prouvait davantage en actions qu’en déclarations ; ainsi, dépassant la trentaine, elle cessa d’idéaliser l’idéaliser le mariage comme si c’était la seule recette du bonheur ; elle comprit, enfin, que l’étiquette sur la bouteille n’était pas la même chose que le breuvage à l’intérieur. Plutôt que de courir après une signature, Capucine se mit à cataloguer ses plaisirs avec la même rigueur qu’elle réservait autrefois à ses dossiers professionnels : un bon café aux Halles le samedi matin, une exposition au Centre Pompidou qui la faisait rire intérieurement, un dîner improvisé avec des amies qui racontaient leurs mariages express comme si c’étaient des anecdotes de vacances mal empaquetées. Elle ne niait pas que parfois une pointe de nostalgie lui chatouillait la gorge la mémoire aime les formules et les promesses mais elle préférait désormais les petites victoires palpables aux promesses grandiloquentes.

Son appartement refait à son goût, un clin d’œil à la grand-mère mais sans le papier peint du siècle dernier, devint le théâtre de ses soirées. Elle invita des voisins un retraité qui connaissait Paris comme on connaît un vieux livre, une guitariste espagnole du troisième qui apportait toujours du manchego et du soleil, et Maxime, un collègue qui faisait des blagues sur les réunions et apportait des mots doux comme personne ne les apportait autrefois et la table, ronde, supporta des débats sur tout, du goût du chocolat à la question ridiculement sérieuse : « est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un et garder sa brosse à dents privée ? » Les rires coulaient à flot, les débats se concluaient par des accords complaisants, et le monde si petit, si maniable dans son salon semblait soudain moins hostile.

Au travail, sa promotion prit une forme concrète : plus de liberté, quelques responsabilités en plus, et la sensation délicieuse d’être payée pour faire ce qu’elle savait faire réfléchir, trier, proposer. L’argent n’était pas devenu l’alpha et l’oméga de son existence, mais il lui permit d’échanger la vieille Clio contre une petite Citroën frétillante qui, chaque matin, la saluait comme un compagnon d’aventure. Elle s’offrit aussi un week-end à Honfleur, puis un autre à Biarritz, banalisant l’idée que l’on peut s’octroyer des moments de fête sans les estampiller « justification matrimoniale ». La carte de crédit, autrefois source d’angoisse, devint un instrument d’autonomie, et ses dépenses, des petites manifestations de liberté.

Bien sûr, la vie sentimentale continuait à ressembler à une brocante : on y trouvait de beaux objets, des curiosités, parfois des pièces rares, et parfois des bibelots qu’on regrette d’avoir achetés. Capucine eut des rendez-vous qui valaient leur pesant de croissants un homme qui parlait sans arrêt de ses performances sportives, une autre qui confondait romantisme et partage de ses playlists Spotify à toute heure et des histoires plus douces, comme ce soir où elle partagea une soupe Pho avec une étudiante en histoire de l’art et conclut que l’on peut pratiquer la tendresse sans mettre un contrat sur la table. Elle fit la paix avec les échecs : ils n’étaient plus des stigmates, juste des anecdotes de roman qui la faisaient sourire au fil des pages.

La société continuait à inventer des modes nouvelles : applis de rencontres qui promettaient « l’amour à la carte », concepts d’habitat partagé, cours de slow dating dans des cafés bio mais Capucine prit un malin plaisir à observer ces manœuvres commerciales avec un esprit de sociologue comique. Elle se moquait gentiment des descriptions où l’on se vendait comme « passionné(e) de voyages, amateur(trice) de fromage non-fumeur », et se surprenait à écrire, pour tester, un profil complètement absurde : « aime la pluie de novembre et trouve que la moutarde est une épice de la conversation ». Étrangement, cela attira des messages tout aussi surprenants mais plus sincères ; preuve que l’humour commence parfois par l’honnêteté.

Un matin de septembre, alors que les feuilles commençaient à parsemer les trottoirs de petites promesses rousses, elle rencontra Mathieu à la librairie du quartie r pas un coup de foudre télévisuel, non, plutôt une connivence immédiate sur la table des essais sociologiques. Il était professeur en sciences humaines, avait une moustache discrète et un rire qui ne faisait jamais semblant ; il aimait expliquer les choses simplement, sans didactisme, et porter des pulls qu’on aurait dit tricotés par une tante à la patience infinie. Leur première conversation dura près d’une heure, entre les rayons, comme si le monde entier avait pris une pause-café pour les écouter. Ils parlèrent d’astres (avec moins d’illusion que Capucine au temps de sa passion pour les horoscopes), de la meilleure boulangerie du Marais et des raisons pour lesquelles les certificats de naissance ne sont pas des garanties de bonheur.

Mathieu n’offrit pas de solution miracle. Il avait, lui aussi, ses propres maladresses : il laissait parfois la vaisselle traîner, croyait encore que « tout s’arrange » avec un bon expresso, et avait l’art de se lever tard le dimanche matin fautes pardonnables, selon Capucine, puisqu’il avait l’art, plus rare et précieux, de l’écouter. Il ne sollicitait pas d’inscription sur son bail ni ne proposait de menus arrangements bureaucratiques ; il proposait des promenades le long de la Seine, d’aller visiter des brocantes le samedi et, parfois, de rester chez elle pour regarder un vieux film français en discutant des sous-entendus. Leur relation se construisit sur des petites choses : un café apporté le matin, un sms qui disait « pense à toi » en pleine journée, et des silences partagés qui n’avaient pas besoin d’être comblés par des manifestations publiques.

Capucine garda sa liberté, Mathieu la respecta. Ils inventèrent une forme à leur mesure : pas de contrainte, peu de théâtre, et beaucoup d’attention. Ils firent l’expérience à la française du « vivre ensemble sans signer », puis, avec le temps, trouvèrent des raisons logiques et tendres de formaliser quelques choses un bail commun quand les affaires le demandèrent, une assurance partagée, quelques plantes dont ils décidèrent ensemble de la survie. Quand, au détour d’un automne plus doux que prévu, ils parlèrent mariage, ce fut sans éclat, sans grande mise en scène : une question posée comme on propose un pas de danse. Capucine, surprise de sa propre tranquille certitude, répondit qu’elle n’avait pas besoin d’un papier pour légitimer ce qu’ils vivaient, mais qu’elle acceptait d’envisager une fête si cela faisait plaisir à Mathieu et à leurs familles ; elle voulait surtout que la décision leur appartienne, et non qu’elle fût dictée par une crainte du calendrier.

Si finalement ils firent la fête un dîner simple sur une grande table en bois, des amis, un morceau de musique qu’ils choisirent ensemble ce ne fut pas pour honorer une norme, mais pour célébrer leur projet commun : une vie arrangée à deux mains, avec respect et humour. Les discours furent courts, les toasts sincères, et la grand-mère de Capucine versa une larme en constatant que sa petite-fille avait trouvé quelqu’un qui savait apprécier ses éclats de rire. Les saucisses, métaphore autrefois cruelle, devinrent cette fois un morceau de charcuterie partagé sans drame, sinon celui délicieux de trop peu pour tous les invités.

L’histoire de Capucine n’abolit pas la réalité : les rencontres maladroites continuèrent d’exister, les promesses insincères ne cessèrent pas soudain, et certaines amies eurent leurs mariages express ou leurs séparations non moins éclatantes. Mais elle avait atteint un point où la peur de rater quelque chose la laissait dormir. Elle avait appris que l’on peut désirer un compagnon sans en faire un point d’interrogation perpétuel, que l’on peut être Sagittaire, être sensible aux signes, et tout de même rire des horoscopes quand ils vendent de l’espoir comme on vend des croissants : chaud, réconfortant, et souvent avalé trop vite.

Au crépuscule d’une journée ordinaire, en regardant la ville s’allumer comme un tableau pointilliste, Capucine se sentit accomplie. Pas parce qu’elle avait respecté une feuille de route sociale, mais parce qu’elle avait choisi ses compromis, appris à dire non sans dramatisation, et trouvé, en chemin, un compagnon honnête qui riait de ses blagues et qu’elle savait capable de la soutenir quand la vie serait moins commode. Elle garda son humour mordant, tendre, ironique et son indépendance : deux trésors qui, à ses yeux, valaient tout l’or du monde. Et si, parfois, elle repensait aux années où elle avait collecté les déceptions comme d’autres collectionnent les timbres, elle souriait : désormais, elle avait assez d’histoires pour écrire un roman, mais trop de joie pour le dramatiser.

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Katia était une jeune femme un peu d’un autre temps, qui rêvait ardemment de se marier — au point de s’étonner que tant de filles modernes refusent l’idée du mariage : pourquoi ramener à la maison tout un cochon quand une simple saucisse suffit ? Aujourd’hui les « saucisses » pullulent en tous genres et tailles, le concubinage est banalisé, le simple fait de vivre ensemble n’est plus une honte, on fréquente les hôtels et les locations à l’heure, il existe même le « mariage d’essai » ; les anciennes notions de morale, de pudeur, de fierté et de décence semblent dépassées, et l’on admire désormais l’oisif à la manière d’un Oblomov tant qu’il reçoit son argent de rente, et si l’on donne un smartphone à Ilya il sera aussitôt considéré comme un blogueur à succès — bref, vivez comme bon vous semble, renvoyez au registre d’état civil toute solennité, on vous a inventé mille façons de consommer l’amour. Il y a pire que les chaussettes éparpillées ou l’incapacité à mijoter un pot-au-feu : l’infantilisme, le syndrome du « petit fils à maman » et ce je-m’en-foutisme chronique qui gangrène certains prétendants, parfois partagé hélas par quelques prétendantes ; entre exigences de part et d’autre, shopping et revendications personnelles, Katia restait une exception : jolie sans chirurgie esthétique, intelligente, diplômée d’une grande école et bien payée, et pourtant inexplicablement ignorée par ces messieurs qui, en rangs serrés, préféraient aller se cogner aux mêmes râteaux. Sa première grande histoire d’amour eut lieu en première année d’études — l’âge aujourd’hui considéré comme presque puéril — mais la réalité a vite rattrapé la romance : payer le loyer, les courses, le métro, apprendre que les provisions ne tombent pas du frigo comme avant et se heurter aux mêmes automatisme de certains petits copains, comme Vadik qui, surpris que ce soit elle qui achète la nourriture, ronchonna puis disparut sans crier gare après que Katia lui ait sèchement signifié qu’il pouvait «tenir la maison» s’il le souhaitait ; ensuite vint Sébastien, beaucoup plus âgé, divorcé et plein de belles promesses mais sans emploi stable — «je suis analyste !» protesta-t-il quand elle lui proposa d’aller faire le coursier — et préférant mendier auprès de sa mère que d’assumer les courses; à force d’excuses et de citations grandiloquentes — «le temps est une chose extraordinairement longue», priait-il, comme un poète mal placé — leur histoire se brisa quand elle le renvoya au diable. Le troisième, Léo, l’avait rencontrée sur un forum d’astrologie et l’affinité des signes sembla bien démarrer, jusqu’à ce que ses blagues lourdes et ses sobriquets stupides — il transformait les «signes du zodiaque» en grotesques «signes-zodiaques», ridiculisait les noms et affubla Katia de surnoms grotesques — finissent par l’irriter, d’autant qu’à un dîner de famille, en présence de son grand-père ancien du renseignement (ancienne DGSE), il se permit de déformer le nom d’un grand personnage historique en le traitant à la légère, provoquant l’indignation du vieux et ruinant la soirée ; Léo, taureau de nature, s’avéra bien susceptible, et le mariage n’eut pas lieu. Puis apparut Pierre : divorcé, sans enfant, agréable, aisé, économe mais pas dénué d’humour, propriétaire d’un studio qu’il louait et prêt à emménager — tout ce qu’elle avait cherché — mais, une fois installé, il offrit un autre visage en demandant à être «inscrit» à son adresse, comme si amour rimait avec mise en commun immédiate des biens ; Katia, piquée, proposa de vivre chacun leur tour dans les appartements — un mois chez elle, un mois chez lui — et gutta cavat lapidem, la conversation n’eut plus d’issue raisonnable : si Pierre était avare et prudent (Vierge, signe de terre), son passé montrait qu’il avait déjà «perdu» un autre foyer, et l’idée d’un étranger enregistré dans son logement fit tiquer. Après un long silence, il revint par un stratagème: «On va au cinéma?» et Katia, qui avait senti l’arnaque — il avait déjà payé l’acompte pour le restaurant — lui demanda une dernière fois s’il comptait la faire «inscrire» ; lui s’éloigna sans répondre et la répétition du scénario s’arrêta là. Beaucoup de ses amies ont connu des mariages éphémères — l’une six mois, l’autre un an — et d’autres des faux pas à l’ancienne, des unions en pointillés; à l’aube de la trentaine, lassée de courir après des engagements manqués et constatant que l’on prolonge aujourd’hui la maternité bien au-delà des anciennes frontières — jusqu’à soixante ans, si l’on veut — Katia cessa peu à peu de désirer à tout prix se marier : promue, elle quitta le studio hérité de sa grand‑mère pour un deux‑pièces, s’acheta une voiture étrangère, prit des vacances et conclut que, finalement, sa vie valait la peine d’être vécue telle quelle, et puis après tout il y avait toujours autour d’elle pléthore de «saucisses» prêtes à être dégustées.
A refusé de passer son unique jour de repos avec les neveux de son mari