Ma Chérie Cristalline

CRISTALLE, TU ES MA

Le drame surgit sans prévenir. On ne sait jamais quand la malchance frappe; elle tombe toujours comme une averse soudaine.

Grégoire est chauffeur de camion; depuis cinq ans, il parcourt les routes entre Paris et Lille, puis revient. Sur le parebrise, il colle la photo de sa bienaimée Marion, la radio France Inter diffuse de la musique, et un café bien fort repose dans son thermos tout ce quil faut à un routier! Mais il manque encore quelque chose: lodeur chaleureuse du foulard tricoté par sa mère, la poignée de main ferme de son père avant chaque départ, la certitude que la maison lattend, aimée.

Un jour, il ne revient pas. Quelques jours plus tard, Marion apprend que Grégoire est hospitalisé à Lille. Un autre conducteur a perdu le contrôle dun semi, a dérapé dans un virage, et les deux camions se sont renversés. Le responsable sen sort avec un léger choc, alors que Grégoire subit une grave blessure à la tête, touchant les zones du cerveau responsables de la mémoire. Heureusement, ses fonctions motrices et son intellect restent intacts, mais il ne se souvient ni de son nom, ni de qui il est, ni de ce qui lui est arrivé. Les proches qui entrent dans la chambre lui paraissent étrangers. Les médecins ne peuvent offrir doptimisme; le cerveau humain reste un mystère, et tout dépend de la volonté divine.

Après son congé, la situation se révèle plus compliquée: Grégoire a perdu le passé et sa mémoire à court terme le trahit chaque trois heures. Il oublie les gestes quotidiens, ne sait ni réchauffer un plat sur le feu, ni sortir seul pour une promenade. Il risquerait même de ne plus retrouver le chemin du domicile. Sa cognition, sa volonté et ses émotions demeurent, il nest pas devenu stupide, mais il a perdu une mémoire qui, avec le temps, pourrait se rétablir.

Marion, enceinte, prend un congé maternité et consacre chaque instant à son mari. La nuit, elle pleure en se rappelant que Grégoire attendait déjà un enfant, quil ramenait des jouets de chaque voyage pour la petite fille qui nétait pas encore née.

Pourquoi, Grégoire? geint Marion ce nest pas le moment. On ne peut pas acheter les choses à lavance, cest une mauvaise augure.

Quelle mauvaise augure? répond Grégoire en riant, la soulevant dans ses bras je veux que notre fille, dès quelle voit sa chambre, sémerveille. Je veux que partout il y ait des jouets, une mer, une mer entière de jouets.

Il trie euxmêmes, les dispose sur les étagères, les suspend au rebord de la fenêtre. Au moment de sortir de lhôpital, linfirmière lui remet un petit ourson en peluche.

Tu le portes comme un portebonheur? demande Marion, amusée, ne comprenant pas pourquoi un homme mûr aurait un jouet.

Oui, un talisman. Maintenant, cest mon talisman, répond-elle en souriant.

Marion place lourson sur la table de chevet de Grégoire, pas dans la chambre de la petite.

Ils se promènent souvent dans le parc, rient, dégustent une glace. Les passants les prennent pour un couple heureux attendrissant un enfant. Mais après une sieste, Grégoire ne se souvient plus de la promenade ni même de sa femme enceinte. Marion doit sans cesse tout réexpliquer: «Je suis ta femme, nous attendons une fille.»

Les parents de Grégoire laident à surmonter les difficultés. Un soir, le père de Grégoire, Jean, fait entrer Marion dans la cuisine, ferme la porte et dit:

«Marion, nous comprendrons si tu décides de quitter Grégoire. Tu es jeune, belle, ta vie est longue. Mais à quel moment tiendrastu? Dans un an ou deux, tu le détesteras. Cest un lourd fardeau. Et si la mémoire ne revient pas? Tu ne vois aucun progrès. Ne tinquiète pas pour la petite; nous laimerons, cest notre petite princesse. Nous aiderons si besoin. Nous comprendrons tout.»

La colère, la fatigue, linquiétude et loffense bouillonnent en elle, mais elle se redresse, sourit et incline légèrement la tête vers son beaupère. Jean la caresse dans les cheveux blonds et murmure: «Ne te décourage pas, ma fille, nous y arriverons. Tu es forte, même avec le poids du bébé.»

Marion, toujours mince et petite, apparaît comme une fée à côté du géant quest Grégoire. Lorsquils présentent Marion aux parents de Grégoire, ces derniers sétonnent: «Elle est comme du cristal! Où lastu rencontrée?» Ils ladorent immédiatement. Marion est douce, un peu timide, mais surtout chaleureuse envers les parents du mari. Depuis, Grégoire lappelle souvent «ma cristalline».

La petite Léa naît. Grégoire accueille Marion depuis la maternité, rayonnant de bonheur. Le lendemain matin, il demande: «Cest quoi cet enfant?» Marion recommence son récit, toujours avec quelques ajouts, dont le nom de Léa. À chaque fois, les yeux de Grégoire silluminent en la prenant dans ses bras.

Pour les premiers temps, Marion déplace le berceau de Léa dans sa chambre afin dêtre à proximité, le nourrissant de nuit, veillant sur le mari au cas où il aurait soif ou aurait besoin de quelque chose. Elle ne dort plus du tout. Le manque de sommeil la épuise, la production de lait sarrête.

Sa bellemère, Catherine, propose:

«Ma chérie, viens vivre chez nous, ce nest plus facile à gérer seule.»

Marion refuse, voulant alléger la charge des parents qui vieillissent déjà, sachant quelle devra vivre ainsi toute sa vie, forte et résolue.

Léa passe à lalimentation artificielle. Une nuit, Marion séveille, non pas à cause des pleurs de Léa, mais à une douce berceuse chantée à voix basse:

«Dans la chambre, les jouets volent,
Les enfants dorment, rêvent doucement,
Le renard vole les biscuits,
Léléphant joue au portail,
Les jours défilent dans la neige,
Le ciel scintille dun blanc éclat,
La lune trace son ombre,
Cherchant son portrait dargent.»

Elle lève les yeux et voit Grégoire bercer Léa. Il tient dune main un précieux paquet, de lautre une bouteille de lait maternisé que la petite attrape en picorant. Marion sassied doucement, sans dire un mot, craignant de troubler le moment. La lune éclaire la pièce, chaque recoin baigné de lumière.

«Voilà le bonheur,» pense Marion.

Grégoire pose Léa, prend lourson de la table de chevet et le dépose dans le berceau: «Cest pour toi, ma petite, mon cadeau.» Puis, grelottant, il se glisse sous la couverture à côté de Marion.

«Je taime tellement, ma cristalline.»

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Ma Chérie Cristalline
А Я НИКОГДА НЕ ЛЮБИЛА СВОЕГО МУЖА.