Le bonheur aime le silence.
Il y a à SaintPierredesBois une bibliothécaire nommée Mélisande. Tout le monde lappelle ainsi, même si son vrai nom aurait pu être plus long. Elle travaille à la petite bibliothèque du village, femme discrète, presque invisible, comme lombre dun bouleau à midi. Elle a déjà plus de quarante ans, mais vit toujours seule. Elle a de grands yeux gris, une chevelure argentée épaisse comme un manche de balai, pourtant elle na jamais trouvé le bonheur.
Parfois, elle vient me voir au poste de santé pour faire mesurer sa tension. Elle sassied au bord dun siège, les mains sur les genoux, tendue comme une corde prête à rompre.
«Mélisande, le cœur vous joue des tours?» lui demandeje.
«Non, Valérie, je suis simplement fatiguée, répondelle dune voix douce, le regard à moitié baissé.»
Je sais que ce nest pas les nouveaux livres quelle a reçus qui la lassent, mais le vide de son foyer. Ses voisins ont des enfants, des petitsenfants, des conjoints parfois éméchés, mais elle na que son chat Minou et quelques géraniums sur le rebord des fenêtres. Un désespoir muet éclaire ses yeux, une tristesse si profonde que jai envie de hurler avec elle.
Un jour, comme on le raconte souvent, la vie tourne une page inattendue. Un homme apparaît dans notre hameau : Nicolas, quinquagénaire robuste et peu loquace, venu du Nord. Il achète une maison délabrée à la lisière du village. Sans dire grandchose, il se met à travailler. En un mois, il répare la façade, replace les encadrements sculptés, construit un nouveau porche, redresse la clôture.
Nous, les villageois curieux, voulons tout savoir : qui estil, pourquoi estil ici, atil une famille? Mais il reste muet. Il passe au magasin, prend du pain, échange un «merci, sil vous plaît», et rien de plus.
Peu à peu, les femmes du village remarquent que Nicolas fréquente la bibliothèque. Il prend parfois un livre de jardinage, parfois un magazine. Un matin, la porte de Mélisande, qui était restée bloquée depuis cinq ans, souvre sans grincer. Le toit qui fuyait chaque automne se couvre dun nouveau ardoise brillante. Personne ne voit le pacte qui se forme.
Un soir, en passant devant la maison de Mélisande, je remarque une lumière chaleureuse dans les fenêtres. Deux silhouettes se dessinent derrière le rideau: ils sont assis à une petite table, prennent le thé. La scène est si douce que je marrête, les mains jointes, je murmure: «Dieu merci».
Mélisande sépanouit. Lamour la colore mieux que nimporte quel cosmétique. Elle ne se fait pas plus coquette, mais son dos saligne, des étincelles dansent dans ses yeux, un sourire secret apparaît, comme si elle détenait un secret inaccessible à tous. Elle vient me chercher des vitamines, mais rayonne comme une ampoule allumée.
«Alors, la tension?»
«Comme dans lespace, Valérie!» ritelle. «Je dors mieux, plus de maux de tête.»
Je hoche la tête, souriante. Le vrai remède nest ni en pharmacie ni en pilules, mais la tendresse dun mari.
Ils vivent tranquillement. Nicolas ne vend pas sa maison, il ouvre un atelier dans le jardin. Ils se promènent main dans la main, sans hâte, travaillent ensemble au potager: lui porte les seaux lourds, elle lui apporte une bière fraîche et lui essuie le visage dun chiffon. Les voir, cest ressentir une profonde tendresse. Dans notre village, quand quelquun est heureux, on veut en parler, décortiquer, donner des conseils.
Cest le cas de Madame Gisèle, animatrice du club local, femme bruyante et entreprenante, qui croit que sans elle «le poulet ne pond pas dœuf». Un jour, elle surgit dans mon cabinet, les joues rougies, le foulard de travers.
«Valérie, tu as entendu?Mélisande va se marier!»
«Oui, jai entendu. Et alors?Cest une belle nouvelle, répondje en rangeant les dossiers.»
«Comment!Il faut organiser le mariage!Cest son cinquantième anniversaire, on doit le fêter!Je prépare déjà le programme: accordéoniste du coin, tables à lextérieur, tout le village sera réuni!»
Je regarde Gisèle et pense à son énergie débordante qui ne trouve pas toujours sa juste place.
«Gisèle, astu demandé à Mélisande et à Nicolas sils le veulent vraiment? Peutêtre préfèrentils le silence?»
«Oh, Valérie, le silence?Un mariage, cest un événement!Ce nest pas tous les jours!Je leur prépare une fête dont ils se souviendront toute leur vie!»
Elle se lance alors dans une collecte de fonds, commande une caisse de champagne, organise des répétitions de chants avec le club. Mélisande, au début, ne comprend rien. Mais quand linformation arrive
Quelques jours plus tard, Mélisande arrive à mon bureau, le visage pâle, les mains tremblantes, les lèvres mordues.
«Valérie, donnezmoi quelque chose du fond du cœur, sil vous plaît. Mon cœur bat si fort que je ne respire plus.»
Je la fais asseoir, lui verse de leau avec une branche de menthe.
«Questce qui se passe?Nicolas latil blessée?»
«Non!Cest Gisèle; elle veut organiser un grand mariage avec accordéon, chants, concours Nicolas est réservé, il ne supporte pas le bruit. Il sest réfugié dans son atelier et se tait. Jai peur quil séchappe. Nous voulions juste vivre paisiblement, pourquoi tout ce vacarme?»
Je vois sa détresse, mon cœur se serre. Beaucoup pensent que le bonheur est un feu dartifice, un «amertume» criée à pleins poumons. Pour Mélisande et Nicolas, le bonheur, cest le silence partagé, un thé à la lampe, une main dans lautre.
«Calmetoi, ma chère, disje en caressant son épaule. Personne ne toblige. Sil ny a pas de mariage, il ny en aura pas.»
«Mais comment?Les préparatifs sont déjà faits, les invités attendus, les produits commandés Refuser, cest offenser tout le monde.»
Cette peur du «que diront les autres» brise tant de destins.
Le lendemain, je passe au magasin et vois Gisèle au comptoir, parlant à haute voix:
«et ensuite on les attrapera avec le tambour! Jai déjà écrit une petite chanson sur Nicolas qui répare la clôture!»
Les villageois rient, hochant la tête. Nicolas, dans la file des clous, serre les poings, le visage de pierre. Il semble vouloir senfuir vers un lieu calme. Je mapproche doucement, touche son coude.
«Nicolas, passe me voir plus tard, je tapporterai la pommade pour le dos que tu as demandée.»
Il hoche la tête, les yeux remplis dune douleur contenue, comme un animal prisonnier quon pousse à danser.
Le soir même, je prépare mon sac de secours, enfile mon manteau et vais voir Gisèle. Je sais que la conversation sera difficile, mais quelquun doit arrêter cette folie.
Gisèle maccueille joyeusement, la table déjà dressée.
«Valérie, viens! Dismoi combien de vin il faut pour que les hommes ne se saoulent pas trop, mais samusent!»
Je massois, déplace ma tasse.
«Gisèle, asseyezvous, il faut parler.»
Elle se calme, sentant mon ton.
«Quy atil?Quelquun estil mort?»
«Pas encore. Mais si tu ne calmes pas tes projets, vous enterrerez le bonheur des deux.»
Ses yeux sécarquillent.
«Tu plaisantes?Je le fais de tout cœur!Je veux leur offrir une fête!»
«Tu le fais pour toi, pas pour eux. Ils veulent le silence, pas le vacarme. Les oiseaux construisent leurs nids dans les bois, ils ne veulent pas quon les dérange.»
«Laisseles shabituer, ils finiront par aimer!»
«Le souvenir dune fête imposée, cest ce que vous leur laissez.»
«Souvienstoi de ton propre mariage, quand ta bellemère tobligeait à danser alors que tu avais mal aux dents?Tu as pleuré dans la grange, nestce pas?»
Gisèle se tait, son arrogance senvole.
«Alors, questce que tu proposes?Nous pouvons garder les produits pour un repas communautaire, laccordéoniste jouera au club, mais pas chez eux. Vous avez lintelligence de trouver une autre excuse.»
Elle finit par accepter, les yeux baissés.
Le samedi prévu pour le «mariage du siècle» arrive. Le village est calme, aucun bruit de musique, seulement le chant des coqs et le meuglement des vaches. Vers midi, je vais voir Mélisande. La porte de la cour est fermée, les rideaux tirés, le silence absolu.
Jentends soudain des voix chuchotées derrière le pommier. En me glissant entre les haies, je découvre le couple sous larbre. Nicolas a installé une petite table blanche, un samovar dégage une douce vapeur. Mélisande porte une robe bleue, la couleur du ciel, légèrement rosée, et Nicolas, à genoux, glisse un anneau fin et doré à son doigt. Aucun invité, aucun cri de «amertume», seulement le bruissement des feuilles et le bourdonnement des abeilles. Il embrasse chaque doigt, elle caresse ses cheveux gris. Un tel moment de tendresse me serre la gorge. Je méclipse sans bruit.
Le soir, Giselle revient chez moi, portant une tarte aux choux.
«Alors, Valérie, je nai pas dérangé?Jai dit quils étaient malades, que tout était reporté.»
«Merci, Gisèle, vraiment. Cest plus quune fête; cest un geste de grâce.»
«Allez, détendstoi, ils sont un peu reclus, mais heureux.»
Trois ans se sont écoulés. Mélisande et Nicolas vivent en harmonie. Nicolas a agrandi son atelier, les environs lui confient des commandes de cadres et de portes. Mélisande continue à travailler à la bibliothèque, mais rentre tôt, pressée de retrouver son foyer.
Ils se ressemblent maintenant, calmes et lumineux. En se promenant, il est grand, elle plus petite, elle tient fermement son bras comme une ancre. Ils ne parlent guère, mais on comprend quils ont leur propre conversation, sans mots.
Quand je les visite, la maison respire la propreté, les odeurs de tartes et de copeaux de bois. Nicolas me salue, sourit, me sert du miel de châtaignier.
«Valérie, goûtez ce miel, il vient du sapin.»
Mélisande, accoudée à lui, affiche ce visage serein que seules les femmes vraiment heureuses connaissent.
Aujourdhui, je passe devant leur maison et vois Gisèle au portail, en train de discuter avec Mélisande. Elle lui tend des plants de tomates «Cœur de Bœuf».
«Prends, Mélisande, ils seront gros, ton mari les aimera.»
«Merci, Gisèle, répondelle avec un sourire.»
«Et pardon pour le chaos du mariage, je my suis trop laissée emporter.Je vois maintenant votre façon de vivre, cest beau.»
Mélisande agite la main, «Tout va bien, tatie Gali, on a oublié.»
Cette scène me réchauffe le cœur. Jai compris que, même si Gisèle est bruyante, son cœur est bon. Le bonheur nest pas dans les démonstrations, pas dans le besoin de montrer aux voisins que lon brille.
Je sirote mon thé, je réfléchis: combien dénergie gaspillonsnous à prouver notre bonheur, notre succès, à la vue des autres?
Et vous, chers amis, pensezvous quil faut crier son bonheur ou le garder, à labri des regards, dans un coin sûr?
Si mes histoires vous plaisent, abonnezvous, passez me voir, la théière est toujours chaude et les récits sont prêts pour un siècle. Prenez soin de vous et de votre bonheur silencieux.







