«Tu nas pas les yeux? Rendsmoi ton mari!» sécria ma sœur le jour de son mariage, où mon époux était le prétendant. Ses provocations durèrent jusquà ce que je retire lentement mes lunettes noires. Le secret que je dévoilai à cet instant fit suspendre toute la salle.
Je mappelle Laura, jai 29ans, et durant tout mon existence consciente on ne cessait de me dire la même chose: «Pauvre Laura, si belle et pourtant aveugle», «Quel dommage», «Elle ne se mariera jamais», «Qui voudrait épouser une invalide?». Le plus souvent, cétait ma sœur aînée, Apolline, qui répétait ces paroles, se croyant reine du monde, parfaite, dune beauté immaculée et dun caractère sans défaut (du moins dans son imagination).
Apolline se moquait de moi dès lenfance. Si jéchouais, elle me lançait «Tes aveugle, non?». Si je pleurais, «Arrête de faire la victime». Si je restais silencieuse, «Tu ne sers à rien». Nos parents tentaient de la freiner, mais Apolline était leur chouchoute: élève brillante, vainqueur de concours de beauté, la fierté de la famille. Quant à moi, je nétais quune petite souris grise aux lunettes sombres, toujours en retrait.
Il y a trois ans, je rencontrai Mathieu. Il vint chez nous pour réparer le toit après la tempête qui avait ravagé notre maison de SaintÉtienne. Grand, calme, avec une voix qui faisait fondre mon cœur, il me parlait comme à une simple fille, et non comme à une «pauvre aveuglée». Six mois plus tard, nous nous fréquentâmes. Un an après, il me fit la demande sous le même toit, à la belle étoile. Jacceptai et, pour la première fois, je me sentis réellement désirée.
Apolline, bien sûr, fut furieuse.
«Sérieusement? Tu vas te marier avant moi?!» criaitelle à notre mère. Quand elle vit Mathieu, ses yeux silluminèrent dun feu nouveau. Elle se mit à le draguer devant mes yeux: rire plus fort que les autres à ses blagues, toucher son bras, «glisser» «par hasard» pour quil la rattrape. Mathieu souriait poliment, mais chaque fois, il revenait vers moi, serrant ma main plus fort.
Nous organisâmes un mariage sobre, uniquement les proches. Apolline fut demoiselle dhonneur, car notre mère implorait «ne pas attiser la querelle dans la famille». Toute la soirée, elle erra avec une flûte de champagne, lançant des piques: «Alors, Laura, tu ne crains pas quil senfuie quand il verra ta vraie condition?», «Mathieu, estu sûr? À ta place, je réfléchirais cent fois.»
Le point culminant survint lorsquil nous fallut prendre la première danse. Apolline, déjà bien éméchée, se précipita vers nous et, dune voix forte pour que tout le monde entende, lança:
«Tu nas pas les yeux? Cet homme est trop beau pour toi! Donnemoi ton mari, il mérite une femme normale, pas une gamine handicapée!»
Le silence sabattit. Notre mère se couvrit le visage des deux mains. Notre père pâlit. Mathieu fit un pas en avant, mais je pressai doucement sa main: «Laissemoi.»
Je levai lentement la main vers mon visage, retirai les lunettes noires que javais portées toute ma vie, parce quon mavait dit «cest ainsi que les aveugles doivent vivre». Sous elles, mes yeux: ordinaires, sains, aux longs cils, de la même teinte que ceux dApolline. Je regardai droit ma sœur et, dune voix calme mais audible de tous, déclarai:
«Apolline, je nai jamais été aveugle. À douze ans, une méningite sévère mavait privé de la vue pendant trois mois. Les médecins mont dit quil y avait une chance de récupération si je ne forçais pas mes yeux. Maman et papa ont préféré que je porte des lunettes sombres et que je me fasse passer pour aveugle, au cas où la vue ne reviendrait pas. Mais, six mois plus tard, ma vision est revenue, complètement. Je vois mieux que beaucoup dentre vous. Je nai continué à porter ces lunettes que parce que cétait plus commode; parce que tout le monde avait pitié de moi. Parce que tu as bâti ta «perfection» sur ma prétendue «incomplétude». Et je suis restée muette. Jusquà aujourdhui.»
Le silence était tel quon aurait entendu tomber une épingle.
Je me tournai alors vers Mathieu, sourii et ajoutai:
«Quant à ce quil est «trop beau pour moi», il a su la vérité dès le premier jour, et il a tout de même choisi de maimer. Sans regret.»
Apolline resta bouche bée, son maquillage se délité sous les larmes que ce soit de colère ou dhumiliation. Les invités murmurèrent, certains rirent. Notre mère sapprocha et murmura: «Apolline, il vaudrait mieux que tu partes.»
Elle sen alla, claquant la porte avec fracas.
Mathieu et moi poursuivîmes la danse. Pour la première fois depuis des années, je dansais sans lunettes, le regard fixé dans les siens. Le lustre brillait dune clarté éclatante, son sourire était dune chaleur infinie, et mon cœur, comblé, comprit que je voyais enfin réellement.
Cette soirée ne ma pas seulement rendu épouse de Mathieu. Elle ma rendue moi-même, sans masques, sans regrets, sans étiquettes imposées.
Quant à Apolline? Un mois plus tard, elle déménagea à Lyon. On raconte quelle na toujours pas pu me pardonner davoir «trompé tout le monde». Quant à moi, je vis, je vois chaque aube, le regard de mon mari, le sourire de nos futurs enfants, et je ne porte plus jamais de lunettes sombres.







