Travail Nocturne : Secrets et Mystères de la Nuit Française

Le bruit a commencé début novembre, alors que la nuit tombait déjà vers cinq heures. Mireille était assise dans la cuisine, écoutant le cliquetis de leau dans les radiateurs, quand, soudain, un coup sec retentit du plafond, suivi dun autre. Un objet lourd roula sur le parquet, grinça.

Elle sursauta, retira ses lunettes et tendit loreille. Un instant de silence, puis à nouveau un bruit sourd, comme si lon jetait une planche ou une caisse sur le sol. Ensuite, un crissement, un raclement contre le linoléum.

« Encore des travaux », pensa Mireille, sentant la colère monter dans sa poitrine. Limmeuble était calme, à lexception du voisin du cinquième étage qui hurlait au téléphone, tandis quau-dessus delle on aurait dit un chantier.

Elle jeta un œil à lhorloge: il était vingttrois heures moins vingt. La réglementation impose le silence à partir de vingttrois heures, mais elle était déjà tentée de saisir le balaiàjeux et de frapper le plafond.

Elle ne le fit pas. Elle resta là, finissant son sarrasin, écoutant le vacarme qui continuait à létage supérieur. Dix minutes plus tard, tout sarrêta. Mireille poussa un soupir, lava son assiette, éteignit la lumière et se dirigea vers la chambre.

Le lit était adossé au mur, sous la fenêtre. Dehors, rares voitures traversaient la cour, leurs phares glissant sur le plafond. Elle sallongea, se couvrit dune couverture, chercha son livre, mais ses yeux collèrent. Elle éteignit la lampe de chevet et ferma les paupières.

À minuit, un nouveau choc la réveilla, assez fort pour faire trembler labatjour.

Mais questce que cest? souffla Mirelle, assise sur le lit.

Du haut, un bruit sourd retentit, puis une série de frappes rapides, plus rythmées que le martèlement dun clou. Puis le silence, puis de nouveau.

Elle regarda son téléphone. Il était minuit pile. Immédiatement, les mots du policier du quartier lui revinrent en tête: « le couvrefeu du voisinage ». Mais elle ne comptait pas appeler la police, pas encore.

Le matin, en descendant pour sortir les poubelles, elle sentit lodeur familière du chou braisé qui séchappait du palier du rezdé sous la porte. En haut, la porte claqua, et les baskets dun jeune homme se précipitèrent dans lescalier.

Un quinquagénaire, dune vingtaine dannées, le dos chargé dun sac à dos, des écouteurs pendus au cou, veste sombre, cheveux ébouriffés sous le bonnet, passa devant elle. Il hocha la tête sans un mot et franchit deux marches dun bond.

Monsieur! lappela Mireille.

Il sarrêta, se retourna, le visage marqué par le manque de sommeil, les yeux rouges, un sourire poli.

Oui? réponditil.

Vous habitez au sixième? demandatelle, plissant les yeux.

Oui. Pourquoi? il se racla la gorge.

On entend des coups? cherchatelle ses mots.

Il rougit, ajusta son sac.

Ah, ça oui, on travaille. Jessaie dêtre discret.

À une heure du matin? leva Mireille un sourcil.

Ce nest pas tous les soirs, pas jusquau matin. On pense ne pas déranger.

Mireille sentit la frustration bouillonner en elle.

Je dors à cette heure, vous savez. Jai soixantecinq ans, la tension, et vos coups me font bondir.

Il serra les lèvres, hocha la tête.

Pardon. Jen parlerai aux copains. On fera moins de bruit.

« Les copains », pensatelle, imaginant un groupe de jeunes casqués, des canettes de bière et un son de basse à plein volume.

Jespère bien, répliquatelle sèchement. Sinon, jappellerai le gardechampêtre.

Il acquiesça de nouveau et dévala les escaliers. Mireille le regarda partir, fronça les sourcils et regagna son appartement.

La journée passa sans incident, à part quelques pas lointains. Le soir, elle prépara une soupe, suivit le journal, appela son amie Claire. Elles parlèrent des prix, des médicaments, des petits bobos. Le bruit ne fit quun soupir, mais cela la dérangeait toujours.

À une heure trente du matin, le vacarme reprit, dabord léger, comme un pied qui frappe, puis une série de coups comme un fauteuil lourd quon déplace, puis un cliquetis métallique aigu.

Ça suffit, murmura Mireille dans lobscurité.

Elle alluma la lampe, enfila le peignoir, mit ses pieds dans les pantoufles et alla chercher le balaiàjeux. Elle revint, frappa le plafond deux ou trois fois avec force.

Le chaos au-dessus satténua un instant, puis reprit, plus doux.

Elle se recoucha, mais le sommeil ne venait pas. Elle entendait des bruits de pas, des frottements, comme si quelquun sagitait au-dessus. Dans sa tête tournoyaient les mots: « la jeunesse na plus de respect ». Elle se souvint du temps où les voisins sinvitaient à prendre le thé, maintenant ils ne se connaissaient même plus.

Le lendemain, elle griffonna un avis: « Chers voisins du sixième! Veuillez respecter le silence après 23h. Il est impossible de dormir avec ce vacarme. Cordialement, les occupants du cinquième». Elle ne signa pas, colla le papier à la porte dentrée avec du scotch.

Le soir même, en sortant pour faire des courses, elle découvrit le papier arraché, ne restant que les bandes de scotch. Elle serra les lèvres. Une pensée traversa son esprit: « Alors, cest la guerre ». Le mot résonna comme une déclaration dinsécurité.

Plus tard, sa voisine du cinquième, Madame Dubois, lappela.

Mireille, cest vous qui avez écrit à propos du bruit? demandatelle.

Oui. Vous lavez entendu aussi?

Jai déjà perdu louïe, ça ne me gêne plus. Mais ma petitefille se plaint quand le bruit passe. Faites attention, les jeunes sont nerveux.

Et quoi? On doit supporter? rétorqua Mireille.

Parlezleur encore, mais civillement. Sinon vous pouvez vous plaindre ailleurs.

Mireille raccrocha, sassit sur le canapé, la télévision diffusait une émission sur les jardins. Elle pensa à son ancienne maison de campagne, à son mari décédé, à la vie quelle navait plus que ce deuxpièces.

Le soir suivant, elle monta au sixième à neuf heures, frappa à la porte noire avec un judas, le bouton éclairé dun halo bleu.

Le même jeune homme ouvrit, vêtu dun teeshirt de foot, des écouteurs autour du cou, lodeur de frites grillées séchappant du salon.

Bonjour, dit Mireille, essayant de rester calme. Cest encore moi, du bas.

Bonjour, bafouilla le jeune. Hier je leur ai dit quil était tard.

Hier à une heure du matin, il a encore fait du bruit, répliquatelle. Je nai pas dormi avant deux heures.

Il poussa un soupir, sappuya contre le cadre.

Je comprends. Cest très gênant. Mais nous avons un délai. On doit finir un morceau pour un projet, on travaille le jour, mais le soir cest la seule fois où on a le temps.

Un délai? demandatelle, confuse.

Un enregistrement, expliquatil. On doit le finir avant la fin du mois. Sinon, on ne sera pas retenus.

Le mot « enregistrement » ne la rassura pas. Elle imagina des enceintes rugissantes, des basses qui vibrent les murs.

Vous enregistrez la nuit? ricanatelle. Et moi, je dors quand je le dois?

Une voix féminine séleva du salon: Antoine, qui est là?

La voisine du bas, répondit le jeune. Au sujet du bruit.

Une jeune femme aux cheveux remontés, un pull, tenait une tasse à la main.

Bonjour, ditelle. On essaie vraiment de ne pas faire de bruit. On porte tout en écouteurs, mais parfois les tambours. On a mis un tapis antivibration.

Un tapis? grogna Mireille, épuisée.

Spécial, précisa Antoine. Je suis batteur. On prépare une démo, on espère être sélectionnés pour un festival. Cest crucial.

Mireille sentit une vague dempathie sélever. « Batteur, festival », tout cela semblait lointain, mais le regard du jeune était vide, chargé de fatigue et despoir.

Vous savez que jai soixantecinq ans, que je vis seule, que je ne peux pas être réveillée à chaque coup? ditelle doucement.

La jeune femme acquiesça.

Nous comprenons. On sengage à finir à onze heures, puis stop. Aujourdhui, on ne joue pas du tout, daccord?

Hier? demanda Mireille.

Hier on sest laissé emporter, admit Antoine, penaud. On na pas vu lheure.

Elle les observa, des jeunes pas comme des délinquants, mais des artistes sérieux. Elle nen était pas moins irritée.

Daccord, alors, pas de coups après dix heures. Pas même un chuchotement. Vous pouvez même chanter doucement, mais sans frapper les murs, ditelle, en levant la main.

Antoine échangea un regard avec la fille.

Jusquà dix heures? répétatil. On fera de notre mieux, mais parfois on a besoin de deux ou trois prises. Si on ny arrive pas, tout sécroule.

Et si tout sécroule, vous ne mourrez pas, mais moi je risque une crise, répliqua Mireille, sèche.

Un silence lourd sinstalla dans le couloir. La jeune femme baissa les yeux.

Daccord, nous ferons jusquà dix, conclut Antoine.

Mireille hocha la tête, le poids du cœur allégé dun accord. Elle descendit, le sentiment que quelque chose de précieux venait de leur être arraché, mais aussi la certitude quelle devait prendre soin delle dabord.

Les jours suivants furent relativement calmes. Le bruit sestompait avant neuf, parfois jusquà dixheure trente. Elle supportait le léger rythme, regardant lhorloge. À dix heures, le silence retombait, et elle sendormait enfin.

Mais le samedi suivant, à onze heures moins quarantecinq, un violent choc fit trembler le verre du chevet, suivi dune série de coups puis dun cliquetis métallique aigu.

Mireille se leva dun bond, le cœur battant. Elle regarda son téléphone, la pensée dappeler le gardechampêtre traversa son esprit, mais elle enfila son peignoir et courut dans le couloir.

Sans attendre lascenseur, elle monta à pied, chaque marche résonnant comme un métronome. Au sixième étage, elle sonna.

La porte souvrit après un instant de silence, puis des pas rapides. Antoine, en débardeur, le front perlé de sueur, tenait deux baguettes de batterie dans les mains, lair coupable.

On avait dit que cétait fini, lança Mireille, la gorge serrée.

Je sais, réponditil vivement. Un ingénieur du son est venu aujourdhui. On doit enregistrer une prise. Cest le dernier morceau.

Le bruit sourd séchappa du salon, un rythme étouffé, comme un tambour entre deux murs. Des voix, des fragments de mélodie.

Une seule fois? demandatelle. Et si vous ne terminez pas? Un autre «une fois»?

Il passa la main dans ses cheveux.

Si on ny arrive pas, ce sera la fin. On na pas les moyens de réserver une autre salle. Et le temps

Mireille sentit la colère se dissoudre en fatigue. Elle pensa à son fils, autrefois étudiant, qui réclamait quon ne coupe pas la lumière le soir pour ses révisions. Elle avait crié quelle ne supportait pas la facture délectricité. Il avait étudié, stressé, elle lavait entendu.

Combien de temps encore? demandatelle.

Antoine, surpris, répondit: « Deux heures, au plus trois. »

Trois heures de nuit? secouatelle la tête. Ce nest pas possible.

Il resta muet. Un grand garçon aux écouteurs apparut.

Antoine, questce qui se passe? demandatil.

Voisine du bas, le bruit, répondit Antoine.

Le garçon sapprocha.

Bonjour, on fera au plus vite. On a mis un tapis, les micros sont sur des coussins. Ça devrait être quasi inaudible.

Je vous entends, murmura Mireille.

Antoine, paniqué, balbutia: « On pourrait vous aider chez vous, le routeur, le WiFi »

Elle sourit.

Vous maiderez à retrouver le silence, alors.

Il baissa les yeux.

Si on nenregistre pas ce soir, tout sera perdu. On a travaillé six mois, on a une chance. Si le morceau nest pas prêt, ils nous écartent.

Le mot « chance » la frappa comme une flèche. Elle se souvenait de ses débuts comme comptable dans un petit laboratoire, rêvant dun poste plus prestigieux, toujours rejetée, invisible. Elle comprit alors que, parfois, le bruit dun rêve est aussi lourd que le silence dun vieux parquet.

Elle resta dans lembrasure, entendant Antoine gratter une guitare, un fragment timide, pas trop fort. La mélodie était fragile, incertaine, mais vivante.

Vous pourriez ditelle lentement « jusquà une heure, au maximum, sans ces coups violents? »

Antoine releva la tête.

Jusquà une heure? On peut le faire. Je jouerai plus doucement, promis.

Et ce sera la dernière fois, la nuit, ajoutatelle. Après, seulement le jour, et jusquà dix heures le soir.

Promis, déclaratil rapidement. Vraiment.

Un poids se leva de ses épaules, mais elle ne pouvait pas tout accepter. Elle voulait dire «non», mettre un point, mais elle vit lurgence de ces jeunes, leur nuit qui ressemblait à une défense de mémoire dexamen. Un seul soir, puis plus jamais.

Daccord, concluttelle. Jusquà une heure.

Antoine poussa un soupir, comme un fardeau lâché.

Merci infiniment. On vous montrera le résultat. Si vous voulez, on le mettra en ligne.

On verra, grognatelle en redescendant.

De retour dans son appartement, elle se coucha, la lumière toujours allumée. Le vacarme au-dessus satténua, mais persistait, plus doux. Parfois un choc brusque, puis un rythme régulier. Des voix comptaient, des jurons séchappaient quand ils rataient le tempo.

Mireille resta éveillée, pensant à la façon étrange dont la vie sentremêle. Elle voulait le silence, eux voulaient le son. Son monde se résumait à deux pièces, le leur à un horizon de festivals.

À dixquatre heures, le vacarme cessa. Un silence si complet quelle le crut irréel. Une porte claqua, des pas séloignèrent dans le couloir. Ses yeux se fermèrent naturellement.

Le lendemain, on frappa à sa porte. En peignoir, elle ouvrit. Antoine, une clé USB à la main, et la fille quelle avait rencontrée, Élise, lattendaient.

On vous a réveillée? demanda Antoine.

Non, plus maintenant, répondit Mireille.

On a enregistré, ditil, montrant la clé. Si vous voulez écouter.

Elle aurait pu dire non, quelle ne comprenait rien à la musique, mais elle resta.

Entrez.

Ils entrèrent. Antoine remarqua le vieux lecteur CDEn entendant la douce mélodie sortir du vieux lecteur, Mireille sentit enfin le silence se mêler au bruit, comme une promesse de calme retrouvé.

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