Mes mots de passe privés

Cher journal,

Aujourdhui, je me suis installé à la petite table de la cuisine de mon appartement du 3ᵉ arrondissement de Lyon, le clavier de mon vieil ordinateur portable claquant sous mes doigts. Lécran affichait la première diapositive dune présentation : «Comment ne pas se faire piéger par les escrocs en ligne cours destiné aux femmes de plus de 40». Le titre me semblait presque scolaire, mais je nai pas trouvé de formulation plus adaptée.

Le bruit de la télévision filtrait de la pièce voisine. Ma mère regardait une série de TF1 et mappelait de temps en temps pour demander de leau ou pour ajuster le plaid. Jobéissais machinalement, puis je revenais à mon ordinateur, convaincu que si je ne me lançais pas maintenant, je ne le ferais jamais.

Il y a un an, la Banque Populaire ma licencié. À 43 ans, les recruteurs me glissaient souvent, en sournois, que lon recherchait quelquun «plus jeune et plus dynamique». Pendant ce temps, danciennes clientes mappelaient sur mon portable personnel, inquiètes : «Pierre, on ma envoyé un message de la banque disant que ma carte serait bloquée si je ne mets pas le code Cest vrai ?» Je leur expliquais quil sagissait dune arnaque, et chaque appel semblait se multiplier.

Il y a une semaine, ma voisine de palier, Catherine, ma raconté quelle avait tout transféré aux escrocs après quun «inspecteur» lait appelée, affirmant que son fils était en danger. Jai senti monter en moi une colère sourde. Ces scénarios, je les avais étudiés dans les bulletins internes du siège, mais les voir se jouer en vrai, avec une femme qui se sent désormais ridicule et qui nen parle même plus à son mari, était une autre chose.

Le même soir, jai griffonné le plan du cours : de petits groupes de femmes, langage clair, sans jargon technique. Jai expliqué la double authentification, pourquoi il ne faut jamais communiquer un code par téléphone, comment reconnaître le vrai site dune banque. Jimaginais la salle dune bibliothèque ou dun centre social, dix femmes avec cahiers ou smartphones, attentives à mes explications. Cette image ma donné un souffle despoir.

Il fallait passer à lacte. Jai ouvert la messagerie et écrit au foyer culturel où je donnais parfois des conférences: «Bonjour, je mappelle Pierre Martin, ancien salarié de banque. Je souhaiterais proposer un cours gratuit de sécurité numérique aux femmes de plus de 40 ans. Serait-il possible de louer une salle?» Après une relecture, jai ôté le mot «ancien», soupiré, puis envoyé.

Une heure plus tard, Mme Sophie, ladministratrice, a répondu que lidée était bonne mais que le grand auditorium était complet. Il ne restait quune petite salle disponible le soir, à un tarif raisonnable mais perceptible pour moi. Jai ouvert mon tableau de dépenses, calculé quavec huit participantes payant un modeste forfait, je pourrais couvrir la location. Jai accepté.

Les deux jours suivants, jai rédigé lannonce. Jai photographié mon portable devant une tasse de thé, ajouté le texte : «Femmes 40+, apprenons ensemble à protéger nos comptes et nos données sur Internet. Pas de jargon, petit groupe, exemples concrets.» Jai posté dans le groupe du quartier et demandé à Catherine de le relayer.

À la soirée, quatre réponses sont venues. Deux femmes disaient quelles avaient longtemps voulu sy mettre mais en avaient eu honte. Une voulait venir avec son amie, et une autre cherchait à vérifier mon identité, mes références. Jai envoyé mon ancienne badge de la banque et le certificat de mes formations précédentes. Au final, elle a écrit: «Vous mavez convaincue, inscrivez Nadège et Maëlys.»

Vendredi suivant, je suis arrivé tôt au foyer culturel. La petite salle du deuxième étage sentait la poussière et la peinture usée. Jai essuyé les tables, vérifié les prises, demandé à Sophie un rallonge. Jai branché lordinateur au projecteur et affiché la première diapositive, le cœur battant plus fort que dhabitude.

Les participantes sont arrivées une demiheure avant le début. Je les ai accueillies à la porte, noté leurs prénoms et numéros dans mon cahier, encaissé leurs contributions, que jai placées dans une enveloppe séparée pour le loyer. Certaines étaient équipées dun smartphone flambant neuf, dautres dun téléphone à touches et dun carnet. Elles discutaient entre elles, curieuses de voir lécran.

«Mesdames, je ne comprends rien à tout ça», a lancé une femme petite, au foulard coloré. «Ma fille ma prévenue : si on mappelle encore, elle me raccroche le téléphone.» Un rire a détendu latmosphère. Je me suis présenté, raconté brièvement mon passage à la banque et la raison de ce cours, en regardant leurs visages plutôt que les slides. Jai perçu la méfiance, la curiosité, parfois la gêne.

La séance a filé plus vite que prévu. Nous avons décortiqué les messages frauduleux, les numéros de lignes durgence, les espaces «mon compte». Jai montré des courriels de phishing, masquant les données personnelles. Chacune a partagé ses expériences: certaines avaient déjà été victimes, mais nosaient pas en parler à leurs proches.

À la fin, jai distribué une petite feuille de «devoirs»: recopier tous les mots de passe sur une feuille séparée, en créer de nouveaux, plus robustes, et les rapporter pour discuter des meilleures pratiques de stockage. Jai précisé que je ne verrais pas les mots de passe euxmêmes, seulement la méthode.

Quand les femmes sont parties, je suis resté seul, rangé les câbles, éteint le projecteur, récupéré lenveloppe. Sophie ma intercepté dans le couloir.

«Alors, ça sest bien passé?»
«Oui, elles ont réagi très positivement,» aije souri.
«Si dautres groupes se forment, diteslemoi. Ici on cherche toujours quelque chose dutile, pas que du yoga.»

Je lai acquiescé, déjà pensé à la deuxième session, mais je me suis rappelé quil fallait dabord consolider celle en cours.

Deux jours plus tard, Nadège ma appelé, inquiète : «Pierre, un homme sest présenté comme agent de sécurité de la banque, ma dit que mon compte était en danger et ma demandé de transférer de largent vers un «compte de réserve». Jai raccroché, mais il a mentionné le cours du foyer culturel.» Jai gardé mon calme, conseillé de ne jamais répondre, de rappeler le numéro figurant sur sa carte bancaire. Elle ma dit que la banque confirmait que tout allait bien, mais quil avait évoqué notre groupe. Jai suggéré que linformation pouvait circuler dans la rue ou les transports.

Nous avons rebroussé le fil, et je lai rassurée : tant quelle ne transfère pas, elle est à labri. Cette conversation ma rappelé que mon petit cours pouvait attirer lattention des escrocs, mais aussi que chaque appel découpé en deux pouvait éviter un drame.

Lors de la séance suivante, jai demandé si quelquun avait remarqué quelque chose de suspect récemment. Nadège a levé la main et a raconté son appel. Le silence sest installé, puis la femme au foulard a murmuré: «Alors ils savent que nous nous réunissons, ça peut être dangereux?» Jai expliqué que connaître lexistence du groupe ne signifiait pas connaître leurs coordonnées, et que nous étions là justement pour nous prémunir.

Jai donné des consignes simples: ne pas divulguer les détails du cours à des inconnus, ne pas publier de photos de groupe avec le lieu et lheure, ne pas répondre à des appels non sollicités. Les participantes ont noté, certaines ont même dressé une petite checklist.

À la fin de la soirée, Irène, qui craignait le désaccord de son mari, ma dit: «Je suis perdue, il me reproche de minquiéter trop.» Jai répondu: «Je ne peux pas promettre la disparition des escrocs, mais je peux vous assurer que vous saurez les reconnaître. Le savoir nest pas une garantie, mais cest une arme.»

De retour à la maison, je narrêtais pas de repasser les images de la journée dans ma tête. Ma mère a remarqué mon agitation, mais je nai pas voulu lui en dire plus. Jai ouvert mon portable, recherché le numéro de lappel de Nadège, trouvé plusieurs forums où les victimes décrivaient les mêmes méthodes. Jai noté les motsclés récurrents.

Le lendemain, je suis allé à la succursale de la Banque Populaire la plus proche, ai remis une fiche avec les détails de lappel suspect, et on ma remercié. Ce geste a été le point final dune petite boucle officielle.

Peu après, un message anonyme est apparu sur mon téléphone: «Pourquoi vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas?» Jai capturé la capture décran, lai effacée, et, en regardant le carnet vide, jai senti une petite voix intérieure me dire que lon ne peut pas rester les bras croisés quand on voit que des personnes sont vulnérables.

Jai alors listé dans mon cahier les actions immédiates pour rendre le cours plus sûr: ne pas garder une liste de participantes sur le portable, demander au foyer de ne pas afficher le programme sur le tableau daffichage, privilégier les messages privés.

Le jour suivant, jai partagé avec le groupe le message reçu. Jai expliqué que cela montrait que nous faisions du bon travail, que les fraudeurs naiment pas quon les expose. Elles ont souri, et Maëlys a déclaré: «Je ne crains plus de dire non.»

Sophie ma finalement proposé douvrir une deuxième session le mois prochain. Jai accepté, à condition dinscrire clairement que le cours nassure pas une protection absolue, mais quil enseigne à poser les bonnes questions.

Ce soir, je suis rentré chez moi, jai noté dans ce journal la leçon qui me semble la plus importante: partager ses connaissances, même modestes, cest semer une petite graine de vigilance qui, à la longue, peut protéger bien plus que soimême.

Pierre Martin.

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