31 octobre 2025
Je viens de quitter le train à SaintLunaire, ce petit bourg du Morbihan où les ruelles en pavés brillent comme des rivières sous la pluie. Après la retraite, je ne suis pas du genre à rester les bras croisés. Optimiste comme un rayon de soleil, jai toujours préféré garder les jambes en mouvement, même si la retraite ma offert plus de temps pour mes passions que mon ancien emploi. Jai épousé par amour, jai eu une fille, Églantine, et le mariage sest terminé quand mon épouse a disparu un jour dété, comme on dit : «Quand le chat nest plus, les souris dansent». Mais les amis, le travail darchiviste à la bibliothèque municipale et les voyages ont comblé les vides.
Depuis peu, je me lance dans des périples en solo : je réservais des auberges de jeunesse, je traçais mes itinéraires sur des cartes froissées et je faisais du stop. Dans mon sac de voyage, je garde toujours un petit carnet avec les adresses de personnes prêtes à offrir un lit dami. Cest ainsi que, par un aprèsmidi doctobre, jai croisé le chemin de Madame Jeanne Laurent, une retraitée russe au sourire franc, qui cherchait un abri pour deux nuits.
Je lai accueillie dans ma maison de pierre, où le feu crépitait dans la cheminée et diffusait une odeur de bois et de confiture de pommes, souvenir de mon enfance. Elle était légèrement trempée, mais son regard était vif. Serge Dupont, mon voisin, était celui qui devait lui ouvrir la porte. Un homme grand, légèrement voûté, aux cheveux poivreetsel et aux yeux clairs comme le ciel dautomne, il ma salué dun ton familier :
«Entrez, Madame Laurent, je vous attendais.»
Le parfum du cèdre et la chaleur du feu lont instantanément mise à laise. Serge, homme de peu de paroles, lui a tendu une grande serviette de bain épaisse et a placé une théière fumante sur la table avant de séclipser, laissant Jeanne se réchauffer près du feu.
Nous avons partagé le thé le soir, mais la conversation était comme un ruisseau à sec. Elle se sentait comme une invitée qui naurait pas été attendue. Quand le sujet des voyages a enfin émergé, une étincelle a traversé les yeux de Serge.
«Moi aussi, jai beaucoup parcouru,» a-t-il déclaré soudain. «Je suis géologue. Jai sillonné le pays du bout des doigts.»
Il a déplié une carte ancienne, usée, couverte de notes, de lignes tracées et de symboles mystérieux.
«Cest votre vie,» a affirmé Jeanne sans poser de question.
«Elle était,» a corrigé Serge dune voix basse.
Le lendemain, la pluie cessa. Serge a proposé de lui faire visiter la ville, non pas par les rues principales mais par les ruelles que seuls les habitants connaissent. Il la conduite devant la maison du peintre de renom né ici, puis à une forge abandonnée où la serrure était encore rouillée par le temps. Ses mots étaient rares, mais chaque phrase était pesée comme un artisan qui préserve sa voix.
Je regardais Jeanne, émerveillé, comme on regarde le reflet dun lac tranquille dans une forêt. Ce nétait pas léclat des places ensoleillées de Provence ni le brouhaha dun marché asiatique, mais une curiosité profonde, calme comme les eaux dun étang forestier.
Elle devait repartir dans deux jours, mais elle a changé didée. «Je peux modifier mon itinéraire,» a-t-elle dit. Serge a acquiescé, impassible. Au petit matin, il la réveillée au lever du jour.
«Allonsy,» a-t-il murmuré. «Je veux vous montrer un endroit.»
Ils ont marché sur un sentier humide, parsemé de rosée, au cœur dun pinède. Lair était lourd et enivrant. Soudain, la forêt sest ouverte sur un lac au miroir lisse comme du verre. Le ciel avant laube, rose et doré, se reflétait dans leau. Le silence était tel que lon entendait la terre respirer.
Ils sont restés là, muets, sans gêne, mais remplis dune plénitude intense. Serge, les yeux toujours tournés vers le lointain, a brisé le silence :
«Après la mort de ma femme, je pensais que ma vie était finie. Je ne voyais plus de sens. Vous êtes arrivée et vous avez parlé du lever du jour. Ça ma rappelé que je veux encore voir cela. Voilà pourquoi nous sommes ici.»
Je ne voyais pas de mots grandsiloquents dans ses yeux ; jai simplement posé ma main sur la sienne, et nos paumes se sont rencontrées, chaleur partagée.
«Je resterai un jour de plus, si cela ne vous dérange pas,» a dit Jeanne. Serge a répondu avec un sourire :
«Je suis contre?» a-t-il rétorqué. «Je suis pour.»
En revenant à la maison, le silence entre eux était devenu profond, non gênant, mais aussi naturel quune surface détang. Leurs mains se frôlaient parfois, geste le plus simple du monde.
Serge, sans que je le demande, a commencé à couper du bois pour le feu. Jeanne a trouvé de la farine et un pot de miel dans la cuisine.
«Des crêpes?» a-t-elle appelé à travers la fenêtre.
Un rire bref, entre un hoquet et un éclat, a répondu du dehors. Elle sest mise à la tâche, se sentant étrangement à laise dans cette cuisine qui nétait pas la sienne, pourtant si chaleureuse.
«Ça sent le paradis,» a déclaré Serge en entrant, les mains propres. Pour moi, cétait le plus beau des compliments.
Elle nest pas restée seulement un jour. Une semaine sest écoulée comme le premier matin au bord du lac. Ils ont parlé de tout : les carnets géologiques de Serge, les croquis de roches, les aventures de Jeanne avec des compagnons de route excentriques, les nuits passées dans une église abandonnée du Finistère. Leurs rires se répercutaient lun à lautre, comme une écho qui se loge dans le cœur.
Les billets davion pour Paris, 180, attendaient. La réalité, implacable, les rappelait. Deux jours avant son départ, Jeanne était assise sur le perron, observant Serge réparer un nichoir.
«Je pars bientôt,» a-t-elle murmuré, comme pour tester la solidité de ces mots.
Il a simplement hoché la tête, sans quitter son travail.
«Je sais,» a-t-il répondu.
Le soir, lors du dîner, il a posé sa fourchette.
«Jai une proposition,» a-t-il dit dune voix un peu formelle. «Il y a un fissure géologique, à trois heures de route, où lon découvre des roches uniques. Je comptais y aller Vous pourriez me tenir compagnie en tant que guide amateur?»
Elle a vu dans ses yeux les plus sincères du monde, et elle a compris quil cherchait à la retenir.
«Combien de nuits?» a-t-elle demandé, feignant la gravité.
«Autant que vous le voulez,» il a répondu, les yeux brillants. «Lendroit est sauvage, pas dhôtel, juste une tente.»
Ce nétait plus une simple invitation, cétait une porte ouverte vers son univers, son silence, sa vie.
«Je suis libre les deux prochains jours,» a souri Jeanne. «Très libre.»
Le lendemain matin, ils ont pris le vieux «bobine» de Serge, un véhicule cabossé qui serpentait entre lacs et sapins. Lodeur du pin, du chien et dun parfum masculin doutils remplissait lhabitacle. Arrivés au bord du précipice, surplombant une rivière turquoise, Jeanne sest figée. Ce nétait pas quun décor magnifique, mais une puissance millénaire, un silence majestueux.
Serge, à ses côtés, ne regardait pas le paysage, mais elle.
«Alors,?» a-t-il demandé doucement.
«Je reste, Serge,» a-t-elle chuchoté, se tournant vers lui. «Pour longtemps, si cela ne vous dérange pas.»
Il a souri.
«Je suis contre?» a-t-il répété, comme leur première plaisanterie. «Je suis pour.»
Au-dessus de la rivière, sous les cris lointains des oiseaux solitaires, deux retraités, rencontrés à la croisée des chemins, se sont enlacés avec lintensité de deux cœurs qui ne veulent plus lâcher ce bonheur fragile et inattendu. Il est arrivé tard, certes, mais au moment exact où il était nécessaire.
Ce que jai tiré de tout cela, cest que la vie na pas déchéance fixe pour les nouvelles joies. Même quand le temps semble nous avoir échappé, il suffit douvrir une porte, daccepter une invitation, et le cœur trouve encore la voie du renouveau. En fin de compte, ce sont les petites décisions, les silences partagés, qui redonnent à nos existences leur vraie couleur.







