Appréciez ce que vous avez

Appréciez ce que vous avez

Il était une fois un couple que lon pourrait, de lextérieur, qualifier de solide. Valentin et Victorine. Ce nétait pas le coup de foudre, mais quelque chose de plus rassurant, comme des pantoufles en velours. Ils se connaissaient depuis lécoleil portait son cartable, elle lui faisait tricher à lalgèbre. Puis le lycée, les soirées entre amis, les randonnées en forêt, les chants autour du feu. Ils se marièrent jeunes, presque par accident, comme le chuchotaient les voisins. Cet «accident» donna naissance à Léon, le petit trésor tant aimé par les parents.

Ils sinstallèrent chez la mère de Victorine, dans un troispièces du 12ᵉ arrondissement de Paris. La bellemère, Marguerite Anatole, femme au visage de comptable et à lâme de détective, naccepta pas Victorine dès le départ. «Pas la bonne», fut son verdict muet. Fille dun ouvrier modeste, au physique ordinaire, qui ne brillait pas par lespritquestce que Valentin a trouvé en elle? Elle traitait sa bru avec une froide indifférence calculée, pire que toute critique. Victorine, sentant cela, se faisait aussi discrète que lombre dune goutte deau: faisait le ménage, cuisinait, lessivait, berçait Léon, devenant le fantôme de sa propre famille.

Un jeudi ordinaire, Marguerite rentra dune pharmacie de banlieue où le remède contre le mal de tête était introuvable. Elle marchait, songeant à sa retraite, à la saucisse qui coûtait plus cher, à la façon dont Victorine avait encore fait des boulettes sans oignon, alors que Valentin les adore. Soudain, son cœur, habitué aux spasmes, se serra non dune maladie, mais dun frisson dhorreur.

De lautre côté du parc, deux silhouettes séchappaient en se tenant la main. Son fils, Valentin, vêtu du même pullàcapuche que Victorine avait lissé la veille. Et une femme. Non, pas une simple filleune jeune femme éclatante comme un perroquet perdu parmi des moineaux. Des escarpins rougecœur claquant sur le trottoir, un léger manteau framboise voletant au vent, un rire clair, impertinent, qui attirait les regards. Elle parlait la tête en arrière, et Valentin la dévisageait avec une adoration quil navait jamais montrée à sa femme, sembletil.

«Cest le chien!», cria la pensée de Marguerite, le mot le plus doux quelle puisse sortir. «Et Victorine alors? Et Léon?»

Elle se figea contre le mur, sentant ses mains trembler comme trahies. Tout bascula à lintérieur. La bru tant haïe se révéla non pas kidnappeuse, mais victime du destin. Car cétait elle, Marguerite, qui pendant des années avait persuadé Valentin quil nétait pas «celui qui méritait mieux». Elle le façonnait en prince, et il devint simplement un promeneur qui a tourné à gauche.

Toute la soirée, Marguerite erra dans lappartement comme une bête blessée. Victorine, sans se douter de rien, samusait avec Léon dans la salle de bain, fredonnant une berceuse. Cette mélodie attira davantage la bellemaman. Valentin entra, fatigué, mais le regard brillant dune humidité nouvelle.

Maman, pourquoi errestu comme une âme perdue? demandail, en lembrassant sur la joue. Une odeur de parfum étranger flottait autour de lui.

Elle ne tint plus. Quand Victorine se retira dans la chambre pour coucher Léon, Marguerite surgit dans le bureau où Valentin était déjà assis devant son ordinateur.

Je tai vue! sifflatelle, claquant la porte. Aujourdhui! À cinq heures! Avec cette cette corneille peinte!

Valentin sursauta, se tournant lentement. Une seconde, la peur se lisa dans ses yeux, puis il se ressaisit.

Maman, arrête tes histoires. Jaccompagnais une collègue, son talon sest cassé.

Ne me mens pas! sa voix trembla. Jai vu ton regard sur elle! Tu flirtais comme un fiancé! Tu as une famille! Un enfant!

Et quattendaistu? éclatail, son calme feint se désintégrant. Tu disais que Victorine était une souris grise! Que je pourrais trouver mieux! Alors jai trouvé, nestce pas? Félicitations!

Il chuchota en hurlant, pour ne pas être entendu dans la pièce dà côté. Marguerite recula, comme frappée. Ses propres mots, jetés comme des pierres, revenaient en boomerang, non pas avec une colère juste, mais avec la conscience de sa propre culpabilité. Elle était coauteur de cette trahison.

Mais Victorine Léon murmuratelle, sa voix empreinte de désespoir plutôt que de haine.

Avec Victorine, on est presque étrangers. Léon, je laime, je ne le quitterai pas rétorqua Valentin, se tournant vers son écran, terminant la conversation avec emphase.

Cette nuit, Marguerite ne dormit pas. Elle fixait le plafond, voyant deux visages: lun, hautain, aux lèvres rouges, rieur, étranger; lautre, fatigué, aux yeux doux, penché sur le berceau du petit. Elle repensait à Victorine qui, hier, avait préparé du gelée de viande pour Valentin, quil adore, et à son indifférence glaciale qui la supportait.

Cette nuit fut son jugement. Mais elle jugea non pas Valentin, mais ellemême. Chaque piqûre, chaque «souris grise» ou «pas la bonne» revenait à elle, prenant du poids. Mère, elle creusa ellemême le fossé dans lequel glissaient la famille de son fils et le bienêtre de son petitenfant.

Lidée que Victorine découvre la vérité et parte avec Léon la terrifiait comme un animal. Rester seule avec son fils adultère et privé de son petitneveu? Impossible. La vérité était plus terrible que la trahison. Elle choisit le silence, mais ce silence devait être rédemption, pas complicité.

Au matin suivant, Marguerite se leva avant tout le monde. Quand Victorine sortit dans la cuisine, elle trouva non pas le regard froid habituel, mais une table dressée pour le petitdéjeuner et une tasse de thé fumant.

Assiedstoi, Vickie dit la bellemaman, dune voix étonnamment douce. Tu as été épuisée hier avec le bébé, reposetoi. Je nourrirai Léon.

Victorine sassit, saisissant la tasse, sattendant à des reproches, à des regards en coin, mais rien de cela.

Depuis ce jour, une révolution silencieuse débuta dans lappartement.

Valentin, tu as vu Victorine nouer les lacets de Léon? pouvait dire Marguerite au dîner, les yeux fixés sur son fils. Elle a une patience à toute épreuve. Toi, tu devrais en prendre de la graine.

Valentin restait renfrogné, les lèvres collées à la cuillère.

Oh, quelle réussite de gratin! sexclama Victorine, goûtant le plat préparé par la bru. Jamais je nai fait ça aussi bien. Tu es vraiment une vraie maîtresse de maison.

Dabord Victorine resta muette, attendant un piège. Puis elle hocha la tête brièvement. Deux semaines plus tard, quand Marguerite loua sa broderie sur loreiller du petit («Les couturières dautrefois valaient de lor!»), Victorine sourit timidement pour la première fois depuis des années.

Le fils observait cette métamorphose avec incompréhension et irritation.

Maman, pourquoi tu pries la bru? sifflatil, seul avec elle.

Jai juste ouvert les yeux, répliqua Marguerite froidement. Et je te conseille.

Elle ne donnait aucun sermon moral. Elle ne faisait que poser une preuve vivante, tangible, de la valeur de celle quil avait trahie. Chaque compliment à Victorine était une réprimande pour lui.

Un soir, alors que Valentin «travaillait» encore tard, ils étaient à la table, buvant du thé. Léon dormait déjà.

Marguerite Anatole, dit soudain Victorine, doucement. Merci. Avant, cétait si dur maintenant cest presque comme à la maison.

Le cœur de Marguerite se serra. Ces mots de gratitude si vulnérables la faisaient presque pleurer. Elle posa sa main sèche sur la main moelleuse de la bru.

La maison, cest là où on te chérit, ma petite soufflatelle. Pardonnemoi pour tout.

Elle ne précisa pas de quoi. Mais Victorine sembla comprendre: pas la trahison, mais les années de froid. Elle acquiesça, ses doigts serrant ceux de la bellemaman une seconde.

Valentin voyait naître entre les deux femmes les plus importantes de sa vie un lien quil ne saisissait pas. Sa tromperie, connue seulement de lui et de sa mère, était devenue un fantôme qui empoisonnait son existence plus quun scandale. Sa mère ne le blâmait plus. Elle avait simplement désappris à aimer le fils idéal quelle avait imaginé. En aimant Victorine, elle le contraignait à voir sa femme non plus comme une «souris grise», mais comme une femme forte, digne, quil avait trahie.

La famille ne seffondra pas en un instant. Elle renaissait lentement, douloureusement. La force de cette renaissance nétait ni la passion, ni le drame, mais la sagesse obstinée et tardive de la bellemaman, qui, pour le petitneveu et pour expier sa propre culpabilité, apprit à aimer sa bru. Dans ce nouveau sentiment, elle trouva plus de paix que dans toute sa vie antérieure, correcte mais glaciale.

Ce changement fut pour Valentin une révélation silencieuse mais douloureuse.

Dabord il était en colère. Sa mère lavait «trahi», se rangeant du côté de lennemi. Et Victorine elle navait même pas remarqué quil était sur le point de fuir. Elle ne pleura pas, ne fit pas de scènes. Elle changea.

Ce changement fut imperceptible mais irréversible. On lui ôta la poussière du temps. Elle ne saffaissait plus. Ses vieux vêtements, que sa mère appelait «les habits de grandmère», disparurent. Elle revêtit un joli pull neuf«Marguerite Anatole ma aidée à choisir, elle y connaît quelque chose», direntils, non comme reproche, mais comme constat.

Une soirée, Valentin, en allumant la télévision, entendit depuis la cuisine un rire doux, mélodieux. Il se leva, jeta un œil à travers la porte entrouverte. Victorine et sa mère étaient assises, un album photo entre elles. Sa mère racontait, Victorine riait, les joues rosies. En ce moment, elle était vraiment belle. Une vraie beauté chaleureuse qui serra le cœur de Valentin.

«Quand aije entendu son rire pour la dernière fois?», traversa son esprit.

Il commença à remarquer autre chose. La façon dont Victorine expliquait calmement les choses à Léon, sans crier comme il le faisait autrefois lorsquil était fatigué. La façon dont elle parlait désormais avec lui, Valentin, des questions ménagères, non timide mais proposant des solutions. Sa «souris grise» avait disparu, remplacée par une femme que même sa propre mère respectait.

Le point culminant fut un moment fortuit. Il entra dans la cuisine pour chercher de leau et trouva Victorine seule, près de la fenêtre, à regarder la ville endormie, enroulant une mèche de ses cheveux autour de son doigt. Son visage affichait non la souffrance soumise, mais une douce mélancolie pensante. Elle ressemblait à lhéroïne dun vieux film, belle par la richesse de son intérieur, à laquelle il navait jamais prêté attention.

Vic commençatil, sinterrompant.

Elle se retourna. Dans ses yeux il vit uniquement une question.

Oui, Valentin?

Il savança et la serra doucement, fermement à la fois.

Rien balbutiatil. Cest beau

Oui, elle le serra en retour. Ça touche le cœur.

Cette nuit, le sommeil le fuyait. Deux images se disputaient son esprit: la femme criarde du parc, dont le rire semblait désormais creux, et Victorine à la fenêtre, calme, forte, le centre gravitationnel de la petite famille quil était prêt à abandonner pour un plaisir éphémère.

Le matin, il ne se rendit pas au travail, prit un congé. Il attendit que sa mère parte au marché, que Victorine parte se promener avec Léon.

Victorine, il faut quon parle, ditil, bloquant son passage dans le couloir.

Elle le regarda, tenant Léon par la main.

Léon, va dans ta chambre, prends ton ours pour la promenade, ditelle doucement à son fils. Quand le petit sen alla, son regard redevint distant. Parle.

Il inspira profondément, les yeux fixés au sol.

Jai été aveugle, un idiot. Tu es la meilleure femme que jaie pu avoir. Et la famille sa voix trembla La famille, cest toi et Léon. Je ferai tout pour que vous soyez heureux. Tout.

Victorine resta muette, puis murmura:

Valentin, tes mots me touchent. Lessentiel, cest quils se traduisent en actes.

Et, sans le laisser se ressaisir, ajouta: Nous sortons. Tu viens avec nous?

Oui, soufflatil. Bien sûr.

Il sortit avec eux, prit son fils sur les épaules, et Léon éclata de rire. Victorine marchait à leurs côtés, sa tête frôlant parfois son épaule. Dans ce simple contact quotidien il y avait plus de valeur que tous les escarpins rouges et le rire provocateur du monde. Il comprit, tard et douloureusement, que le plus cher nest pas la passion, mais le silence partagé. Pas le «si», mais le «malgré tout». Et il était prêt, pendant des années, à prouver quil méritait le droit dhabiter ce silence à ses côtés.

Appréciez ce que vous avez.

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Et maintenant, je ne suis plus ta maman du tout