«Jen ai assez de vous porter tous sur le dos! Plus un centime à dépenserallez, servezvous comme vous le voulez!» sest exclamée Élodie, en bloquant les cartes.
Elle a poussé la porte de lappartement et a tout de suite entendu des voix depuis la cuisine. Son mari, Pierre, était en pleine conversation avec sa mère, Madame Colette. Cette dernière était arrivée le matin même et sétait installée, comme dhabitude, dans la cuisine.
«Alors, le téléviseur, il se passe quoi?» a demandé Pierre.
«Il est vraiment vieux, le tableau est flou, le son apparaît et disparaît. Il aurait dû être changé il y a longtemps,» sest plainte la bellemère.
Élodie a retiré ses chaussures et est entrée dans la cuisine. Madame Colette était assise à la table avec une tasse de thé, tandis que Pierre jouait avec son téléphone.
«Ah, Élodie est là,» a dit Pierre en souriant. «On discutait juste du télé de maman.»
«Quel est le problème?» a demandé Élodie, épuisée.
«Il est complètement cassé. Il faut le remplacer,» a répondu Madame Colette.
Pierre a posé son téléphone et a tourné son regard vers sa femme.
«Cest toujours toi qui paies ce genre de choses. Achètemoi un télé. On ne veut pas toucher à notre argent.»
Élodie a glacé, en retirant son manteau. Il la dit comme on parlerait dacheter du pain à la boulangerie.
«Je nen ai pas envie non plus. Et toi,?» a-t-elle répliqué.
«Tu as un bon travail, tu gagnes bien,» a expliqué Pierre. «Et mon salaire est maigre.»
Élodie a fronçé les sourcils, comme pour vérifier sil était sérieux. Pierre affichait une confiance inébranlable.
«Élodie, je ne suis pas une banque,» a-t-elle dit lentement.
«Allez, ce nest quun télé,» a haussé la voix Pierre, la balayant dun revers de main.
Élodie sest assise à la table et a repensé aux derniers mois. Qui a payé le loyer? Élodie. Qui a fait les courses? Élodie. Qui a réglé les factures? Élodie encore. Et les médicaments de Madame Colette, qui se plaignait sans cesse de son tension et de ses articulations. Le crédit quelle avait contracté pour rénover son appartement? Elle a arrêté de rembourser après trois mois, et cest Élodie qui a repris les paiements.
«Tu te souviens de quelque chose?» a demandé Pierre.
«Je me souviens qui paie tout depuis deux ans.»
Madame Colette est intervenue :
«Élodie, tu es la maîtresse de maison, la responsabilité te revient. Ce nest vraiment pas si difficile dacheter un télé à ta bellemaman?Cest un achat pour la famille.»
«Pour la famille?Et où est la famille quand il faut dépenser?»
«Ce nest pas comme si on ne faisait rien,» a rétorqué Pierre. «Je travaille, et maman aide à la maison.»
«De laide à la maison?Tu veux dire quelle vient prendre le thé et parler de ses maux?» a rétorqué Élodie, surprise.
Madame Colette sest vexée.
«Parler?Je vous donne des conseils pour bien gérer une famille.»
«Des conseils pour que je soutienne tout le monde?»
«Qui dautre?Tu as un travail stable et un bon revenu,» a répliqué Pierre, sincèrement étonné.
Élodie la scruté du regard. Il croyait vraiment que cétait normal que sa femme porte toute la charge financière.
«Et que faistu de ton argent?»
«Je le garde,» a répondu Pierre. «Au cas où.»
«Dans quel cas?»
«On ne sait jamais. Une crise, un licenciement. Il faut un coussin de sécurité.»
«Et où est mon coussin?»
«Tu as un emploi fiable, ils ne te licencieront pas.»
Élodie a gardé son calme. «Il est peutêtre temps que toi et ta mère décidiez vous-mêmes ce que vous achetez et avec quel argent.»
Pierre a souri. «Pourquoi parler comme ça?Tu gères les finances comme il faut. Nous essayons déjà de ne pas te charger de dépenses supplémentaires.»
«Pas de charge?Pierre, tu crois vraiment que ça ne me charge pas?»
«Ce nest pas comme si on te demandait dacheter quelque chose chaque jour,» a justifié Madame Colette. «Seulement quand cest vraiment nécessaire.»
«Un télé est vraiment nécessaire?»
«Bien sûr! Comment vivre sans télé?Les infos, les séries.»
«On peut tout regarder en ligne.»
«Je ne comprends pas Internet,» a interrompu la bellemaman. «Il me faut un vrai télé.»
Élodie a vu que la discussion tournait en rond. Tous deux croyaient réellement quelle devait tout fournir, tandis quils serraient chaque centime pour eux.
«Très bien,» a dit Élodie. «Dismoi combien coûte le télé que vous voulez.»
«On peut en trouver un bon pour quatre cents euros, grand, avec Internet,» a répondu Pierre, tout content.
«Quatre cents euros,» a répété Élodie.
«Oui, pas cher.»
«Pierre, saistu combien je dépense chaque mois pour notre famille?»
«Beaucoup, probablement.»
«Environ sept cents euros par mois: lappartement, les courses, les factures, les médicaments de ta mère, son prêt.»
Pierre a haussé les épaules. «Cest la famille, cest normal.»
«Et toi, que dépensestu pour la famille?»
«Parfois du lait, du pain.»
«Tu ne dépenses que cinq cents euros par mois pour la famille,» a calculé Élodie. «Et pas même chaque mois.»
«Je mets de côté pour les mauvais jours.»
«Pour quels mauvais jours?Les tiens?»
«Pour les nôtres, bien sûr.»
«Alors pourquoi cet argent resteil dans ton compte personnel et pas dans un compte commun?»
Pierre est resté muet. Madame Colette sest tue aussi.
«Élodie, tu te trompes,» a finalement lancé la bellemaman. «Mon fils subvient à la famille.»
«Avec quoi?» a demandé Élodie, étonnée. «La dernière fois que Pierre a fait les courses, cétait il y a six mois, et seulement parce que je lai poussé quand jétais malade.»
«Mais il travaille!»
«Et je travaille. Mais mon salaire part à tout le monde, et le sien reste pour lui seul.»
«Cest comme ça,» a rétorqué Pierre, incertain. «La femme gère le foyer.»
«Gérer le foyer ne veut pas dire porter tout le poids sur le dos,» a répliqué Élodie.
«Que proposestu?» a demandé Madame Colette.
«Que chacun se finance luimême.»
«Comment cela vatil fonctionner?» a crié la bellemaman. «Quen estil de la famille?»
«La famille, cest quand chacun contribue à parts égales, pas quand une personne traîne les autres,» a expliqué Élodie.
Pierre était perplexe. «Élodie, cest une façon étrange de voir les choses. Nous sommes mariés, nous avons un budget commun.»
«Un budget commun,» a ri Élodie. «Cest quand les deux partenaires versent de largent dans un même pot et dépensent ensemble. Or, je mets mon argent, et toi tu le gardes pour toi.»
«Je le garde pour mes économies.»
«Pour tes économies. Quand largent est nécessaire, tu le dépenses pour tes besoins, pas les miens.»
«Comment le saistu?»
«Je le sais. En ce moment, ta mère a besoin dun télé. Tu as quatre cents euros de côté. Tu vas le lui acheter?»
Pierre a hésité. «Eh bien cest mon épargne.»
«Exactement, la tienne.»
Madame Colette a tenté de reprendre le dessus :
«Élodie, tu ne devrais pas parler à ton mari ainsi. Un homme doit se sentir chef de famille.»
«Et le chef de famille doit soutenir la famille, pas vivre aux frais de sa femme.»
«Pierre ne vit pas à tes frais!» a protesté la bellemaman.
«Si, il le fait. Depuis deux ans, je paie le loyer, la bouffe, les factures, tes médicaments et ton prêt, tandis que Pierre garde son argent pour ses besoins personnels.»
«Ce nest que temporaire,» a tenté de se justifier Pierre. «Cest une crise, les temps sont durs.»
«Nous sommes en crise depuis trois ans, et chaque mois tu déplaces plus de dépenses sur moi.»
«Je ne les déplace pas, je demande de laide.»
«Aide?Astu payé le loyer ces six derniers mois?»
«Non, mais»
«Tu as acheté des courses?»
«Parfois.»
«Acheter du lait une fois par mois ne compte pas comme faire les courses.»
«Bon, daccord, je nai pas fait. Mais je travaille et japporte de largent à la famille.»
«Tu lapportes et tu le caches immédiatement dans ton compte personnel.»
«Je ne le cache pas, je le mets de côté pour lavenir.»
«Pour ton avenir.»
Madame Colette a de nouveau rétorqué :
«Questce qui ta pris?Tu ne te plaignais jamais.»
«Je pensais que cétait temporaire, que tu finirais par prendre ta part.»
«Et maintenant?»
«Je réalise que je suis traitée comme une vache à lait.»
«Comment osestu dire ça!» a explosé Pierre.
«Quappellestu de «cadeaux»?Le télé, cest ce dont mamie a besoin!»
«Pierre, si ta mère a besoin dun télé, alors elle doit le payer ellemême, ou bien tu le fais avec tes économies.»
«Mais sa pension est petite!»
«Et mon salaire est en caoutchouc, extensible à linfini?»
«Tu peux te le permettre.»
«Je peux, mais je ne veux pas.»
Un silence lourd sest installé. Pierre et sa mère se sont échangés un regard.
«Que veuxtu dire que tu ne veux pas?» a demandé Pierre, à voix basse.
«Je suis fatiguée de soutenir la famille toute seule.»
«Mais nous sommes une famille, nous devons nous aider.»
«Exactement, sentraider, pas quune personne supporte tout le monde.»
Élodie sest levée, réalisant quon la voyait comme un distributeur dargent.
«Où vastu?» a demandé Pierre.
«Faire ce qui doit être fait.»
Sans un mot, elle a sorti son téléphone, a accédé à son application bancaire, a bloqué la carte commune que Pierre utilisait, puis a transféré toutes ses économies vers un nouveau compte ouvert le mois précédent, «au cas où».
«Questce que tu fais?» a demandé Pierre, méfiant.
«Je règle mes affaires financières,» a répondu Élodie, sèche.
Pierre a tenté de voir lécran, mais elle a détourné le téléphone. En cinq minutes, tout largent était dans son compte personnel, inaccessible à Pierre ni à Madame Colette.
«Élodie, questce qui se passe?» a lancé Pierre, alarmé.
«Ce qui aurait dû arriver il y a longtemps se produit enfin.»
Elle a révoqué définitivement laccès à la carte pour tout le monde sauf elle. Pierre, interloqué, ne comprenait pas lampleur du geste.
Madame Colette sest levée, furieuse.
«Quastu fait?Nous serons sans argent!»
«Vous ne garderez que ce que vous gagnez vousmêmes,» a déclaré Élodie, calme.
«Quentendstu par «nousmêmes»?Quen estil du budget familial?» a crié la bellemaman.
«Nous navons jamais eu de budget commun. Il ny avait que mon budget, dont tout le monde tirait profit.»
«Tu as perdu la tête!Nous sommes une famille!» cria la mèreenlait.
Élodie, dune voix posée, a conclu :
«À partir daujourdhui, nous vivons séparément. Je ne suis pas obligée de financer vos caprices.»
«Des caprices?Ce sont des dépenses nécessaires!»
«Un télé à quatre cents euros, cest nécessaire?»
«Pour mamie, oui!»
«Alors quelle lachète avec sa pension, ou que tu le finanças avec tes économies.»
Madame Colette sest précipitée vers son fils :
«Pourquoi restestu silencieux?Faisle, il est ta femme!»
Pierre a marmonné quelque chose, évitant le regard dÉlodie. Il savait quelle avait raison, mais ne voulait pas ladmettre.
«Pierre, pensestu vraiment que je dois subvenir à tout le monde?»
«Nous sommes mari et femme.»
«Un couple, cest un partenariat, pas un arrangement où lun porte les frais de tous.»
«Mon salaire est plus petit!»
«Il est plus petit, mais tes économies sont plus grosses, parce que tu ne dépenses rien sinon pour toi.»
Pierre est resté muet. Madame Colette, voulant sauver la situation, a changé de ton :
«Élodie, parlons calmement. Tu as toujours été gentille, toujours aidante.»
«Jai aidé jusquà ce que je réalise que je suis exploitée.»
«On tapprécie pour cela!»
«Appréciée pour quoi?Pour payer toutes les factures?»
«Pour soutenir la famille.»
«Je ne soutiens pas une famille, je soutiens deux adultes qui peuvent gagner leur vie.»
Le lendemain, Élodie est allée à la banque, a ouvert un compte séparé à son nom, et a imprimé les relevés des deux dernières années montrant que tout largent avait servi à payer le loyer, les courses, les factures, les médicaments de sa bellemaman, et le prêt de celleci. Tout était à son nom.
De retour chez elle, elle a sorti une grande valise et a commencé à emballer les affaires de Pierre : chemises, pantalons, chaussettes, rangées soigneusement.
«Questce que tu fais?» a demandé Pierre en rentrant du travail.
«Jemballe tes affaires.»
«Pourquoi?»
«Parce que tu ne vis plus ici.»
«Comment ça, je ne vis plus?Cet appartement est aussi le mien!»
«LPierre, les yeux embués de colère, a quitté la porte, laissant derrière lui le silence dun foyer enfin libéré.







