Cher journal,
Je me sens à la fois liée et libérée par le souffle du vent qui caresse les haubans de la petite maison de ma fille à Lyon. Bien que Camille maccueille dans sa chambre impeccablement rangée, avec la propreté qui y règne et les murs ornés de tableaux, mon cœur murmure toujours «chez moi». En regardant par la fenêtre, je sens mon âme se crisper comme un oiseau enfermé dans une cage, aspirant la liberté.
Chaque matin, Camille me demande: «Maman, que veuxtu que je prépare? Un potage au lait, un bouillon de viande ou une soupe de poisson?» Jaimerais répondre: «Des étoiles, pour que je rentre plus vite chez moi.» Mais je ne veux pas la déranger, je lui dis de ne rien préparer spécialement pour moi. «Ne toccupe pas de moi comme dune invitée de passage», lui disje, «Je retournerai au jardin au printemps, les racines des vivaces attendent dans le soussol, je les planterai.» Et je lui rappelle que, quand je reviendrai, je semerai à nouveau nos fleurs préférées, celles qui faisaient rire les enfants du quartier. Ainsi, je maccroche à lidée de repartir bientôt, loin de ces murs.
Nous partageons un rire qui éclate, elle dun ton cristallin, moi avec une douleur sourde au cœur. Lété approche, et mes pensées se tournent déjà vers ma petite cabane, ma terre, mon foyer denfance. Au petit matin, avant même que les étoiles ne se cachent, les cheminées des maisons voisines crachent leurs colonnes de fumée, les oiseaux gazouillent dans le langage du printemps et semblent bénir la journée qui commence. Louis, mon filsinlaw, mène la vache Marguerite à la pâture, amoureux des longues promenades matinales avec son troupeau. Ma bellemère Lise se plaint toujours quil revient trempé jusquaux oreilles, tandis que Kolia, le charpentier du village, martèle sans cesse, reconstruisant la grange jusquà ce que le soleil fûte les toits. Quant à Manon, elle court déjà à la source, abreuve le bétail, sèche le sol et se prépare à examiner ma santé, tout en murmurant des reproches à mon fils et à ses enfants.
En regardant ma fille, je revois ma propre rue, mes voisins du coin, les visages familiers. Quel «petit potage» pourraisje désirer ? Peutêtre un gros bouillon qui mijote dans le poêle, ou un thé à la française servi avec des madeleines et du sucre. Parfois, mes amies viennent avec leurs casseroles de thé, apportent des bonbons, des brioches beurrées, et nous partageons des rires, même si les douceurs restent coincées dans nos gorges et que nous nous agrippons à la cuillère comme à une bouée.
Je repense à la première nuit que Louis et moi passâmes dans notre nouvelle maison. Au lieu dune table, nous avions renversé un grand tonneau ; au lieu de chaises, de simples tabourets ; il ny avait ni rideaux, ni moquette. Jétais orpheline, élevée par ma grandmère, et lorsque Louis ma demandé en mariage, malgré mon âge avancé, elle ma poussée vers ce foyer prospère.
Louis, toujours si doux, ne comprenait pas toujours pourquoi je restais si discrète. Ma bellemère criait, menaçait de mexpulser, mais Louis sobstinait comme un bœuf, insensible aux menaces. Mon père, le vieux Marcel, se plaignait toujours de son dos, mais il était fier de son fils. Un jour, il renversa la table en chêne et lança: «Silence! Ce nest pas la guerre que je vous envoie, mais la vie de famille.»
Je dévisageais la cuisine, enlevant ma ceinture, brandissant le mouchoir et ordonnant que le sauna soit prêt, car demain le mariage devait être annoncé. Ainsi, nous vivions ensemble, même si Louis avait deux frères et devait hériter du patrimoine familial. Il travaillait dur, était fort, aimait mon cœur comme sil voulait soulever des montagnes.
Le temps était dur après la guerre, et il nétait pas permis de se plaindre. Louis était souvent sur le chantier, tandis que moi, enceinte, je partais couper le foin dans les prés. Les roseaux étaient haut, piquants, comme des «fesses» que les villageois appelaient ainsi. Ma bellemère, pensant que je ne pourrais pas les manier, moffrit une faux. Debout dans leau, pieds nus, je taillai les roseaux avec agilité, les rassemblai sur mon dos pour les faire sécher. Chaque jour, mes mains se coupaient, mes pieds sabîmaient, mon dos souffrait.
Un matin, jai eu une violente fièvre, les tempes brûlantes, les frissons, la faiblesse menvahissait. Ma bellemère grogna: «Pas de travail, reposetoi.» Incapable de me lever, je sentis le sang bouillir tandis que Louis, en me touchant le front brûlant, cria: «Je cours chercher le médecin!»
Plus tard, il pleura, se reprochant de ne pas avoir protégé notre première fille. Ma bellemère, plus dure que les roseaux, lui dit que le lait de notre bébé allait brûler mes seins comme un fer à repasser. Elle me força à porter une bande de tissu serrée, disant que le lait «senflammerait» ainsi.
Je voulais rester seule, pleurer la perte de mon enfant, sentir la brûlure du corps et limpuissance. Je voyais les mains rugueuses de ma bellemère, pensais quen me levant, le premier pas serait vers elle, car ici, on ne maimait pas. Louis venait et repartait du chantier, me laissant seule, je ne mangeais plus, je ne buvais plus. Le lait finit par se tarir, la fièvre séteignit, mais lamertume de la perte demeura à jamais gravée en moi.
Ma bellemère continuait à me pousser dans le travail, disant que pour manger, il fallait dabord gagner son appétit par leffort.
Après deux ans, je donnai naissance à un fils, puis chaque année trois filles. Tout allait bien avec Louis, les difficultés étaient supportées en silence. Aucun visiteur ne venait, même le grandpère apportait ses présents tardifs. Les enfants grandissaient, aidaient à la ferme, et je me rappelais les meubles somptueux de leurs appartements, tandis que nous, autrefois, dormions sur un lit de bois, émerveillés par les premières rideaux, les premiers nappes, les premières broderies qui semblaient éclatantes comme des fleurs vivantes. Nous avions acquis notre première télévision, un buffet, un canapé, une armoire, un guéridon.
Chez nous, on enseignait le respect des aînés, la gentillesse envers les plus jeunes, le respect des parents dès le premier mot, et léducation était la priorité. Tous les enfants, après le lycée, poursuivaient leurs rêves.
Chaque soir, après le travail, Louis et moi nous asseyions sur le banc du jardin, entourés de roses éclatantes, de pommiers nommés daprès nos enfants: Irène, douce ; Nadège, solide ; Sébastien, au goût dabord acidulé puis sucré ; et Anastasie, inébranlable. En repensant à nos enfants, je rêvais de ma première fille, imaginaire adulte. Louis sexcusait, se lamentant du temps cruel, admettant son aveuglement quand jai travaillé à ses côtés sans jamais me plaindre, et promettait que la tendresse quil na pu donner serait désormais livrée à nos filles.
Les années passèrent, les enfants fondirent leurs propres foyers, vinrent moins souvent. Louis, désormais vieux, courbé, souvent malade, parla un jour de son départ, implorant que je ne fuisse pas pressée de rejoindre les enfants. Les murs, le jardin, la terre restaient vivants, comme une âme qui, même sans parole, offre chaleur et réconfort. Il disait que les pommiers, témoins de toute ma vie, me salueraient encore lorsque je flânerais sous leurs branches. «Tu es la maîtresse de ta maison, la reine de ton palais.» Il ajouta que, lorsquelle deviendrait trop faible, il serait temps de partir, mais tant que les murs réchauffaient mon cœur, je devais rester.
Ces mots me firent sortir de mon brouillard. Aucun argument de mes enfants ne pouvait me détourner: «Ramenezmoi à la maison, sinon jirai à pied, je ne peux rester, je mallonge dans ton lit doux qui me glace, je mange mais jai une boule dans la gorge.»
La nouvelle de mon retour parcourut le village en un éclair. Les amies arrivèrent avec des pains dépices, des bonbons pour le thé, dansant de joie. Le jardin maccueillit avec les premières feuilles éclatantes, le foyer, dabord grognant, se réchauffa puis rougit de bonheur, prête à menvelopper de sa chaleur.
Chaque jour, mes enfants mappelaient, et je répondais: «Merci pour votre soin, je veux maintenant prendre soin de la maison, du jardin.»
Ainsi, mon cœur, mon corps, mon foyer sont revenus à leurs places, et je savoure chaque instant, consciente que la terre, les murs et les arbres me garderont toujours près deux.







