Cher journal,
Julien, tu te rends compte? Pierre et Amélie arrivent ce weekend! je dis à ma compagne, le téléphone à la main, le sourire aux lèvres.
Sérieusement? Ça fait combien de temps quon ne les a pas vus cinq ans? répond Élodie en me renvoyant un sourire. On aura de quoi discuter.
Oui, ils rêvaient depuis longtemps de séchapper. Pierre se plaint tout le temps que dans leur ville, ça ne fait quempirer. Nous, on a réussi à nous sortir, pendant queux restent coincés comme dans un marécage.
Où vont-ils loger?
Honnêtement, jai tout de suite pensé à les héberger chez nous. Ça te convient? je lui lance un clin dœil.
Si la décision a déjà été prise sans moi, jaccepte. On leur offrira un weekend parisien. On se promènera, on montrera tout. Quils voient ce quon peut faire quand on sy applique et quon travaille, répond Élodie, la fierté scintillant dans le regard. Nous avons déménagé, nous nous sommes installés et on vit confortablement. On raconte souvent que les provincaux simples nont rien à faire ici.
Lappartement brillait à larrivée des invités: jai tout nettoyé méticuleusement, sorti le linge de lit frais du placard pour le disposer dans le salon. Jai même acheté un plaid pour que les invités ne gèlent pas, et deux nouvelles oreillers pour un sommeil plus agréable. Nous nous préparions à recevoir nos amis comme on accueille de la famille proche.
Samedi matin, le carillon de linterphone a retenti. En moins dune minute, Pierre et Amélie se tenaient déjà dans le hall. Pierre portait un survêtement démodé, presque sorti des années quatrevingt, et Amélie était vêtue dun jean trop large et dun tshirt moulant, lair maussade, irritée, observant chaque recoin.
Bonjour! Entrez, chers invités dis-je.
Cest encore mieux que ce que jimaginais, dit Pierre en enlevant ses vieilles baskets et en exhibant des chaussettes trouées.
Amélie sest avancée, a parcouru la pièce en silence, puis a demandé :
Cest vous qui louez?
Non, cest le nôtre. On a pris une hypothèque, répondisje. Allez, on sinstalle à table? Thé, café?
Café, lance Amélie.
Moi, je veux quelque chose de plus corsé, me tapote Pierre lépaule.
Au bout dune heure, latmosphère sest détendue. Nous avons échangé les nouvelles.
Ici cest vraiment une autre vie, dit Élodie.
Même lair semble différent. Les gens sourient plus, jimagine, acquiesce Amélie.
Pourquoi ne souriraientils pas? Ici on a de quoi vivre, ajoute Pierre. Chez nous, pas de salaire, pas de travail. Zut.
Jai déposé sur la table fruits et une tarte maison que jai préparée pour eux.
Écoute, Romain, commence Pierre pendant le dîner. Vous navez pas de postes vacants dans votre entreprise? Je suis preneur, jen ai ras le bol de bosser pour des miettes.
Je vais voir, répond Romain. On recrute en ce moment. Je ferai le possible, mais je ne promets rien, Pierre.
Vous seriez prêts à déménager? Avec les enfants? sétonne Élodie.
Eh bien Amélie goûte la tarte, réfléchit. On envisagerait de tout déménager, mais vous savez, deux enfants, le plus grand vient juste dentrer à la crèche, on a mis du temps à la gagner. Et on na pas les moyens pour le déménagement.
Si besoin, Pierre peut venir seul. On a une petite location de fonction, deux gars partagent une chambre. Ça leur convient, propose Romain.
Élodie a remarqué une ombre de doute traverser le visage de Romain, mais il a souri comme pour la chasser.
On ne voudrait pas vivre séparés, marmonne Amélie. Tout dépend des perspectives et du salaire.
Lundi, ils sont repartis. Pierre ma envoyé son CV, je lai transmis et en deux semaines tout sest réglé.
Pierre a été embauché rapidement. Jai tenu parole: jai parlé à la direction, jai recommandé. Il a signé un CDD de probation, pas le poste le plus haut, mais avec un salaire correct et des perspectives dévolution.
Mon pote, je te dois une fois, ma dit Pierre un soir en apportant une bouteille de Bordeaux. Cest ma chance. Chez nous, on na plus doptions. On va enfin sen sortir!
Lessentiel, ne me déçois pas, lui aije, en débouchant la bouteille.
Élodie observait tout de loin. Au début, tout semblait normal: Pierre passait chez nous de temps en temps, buvait du thé, racontait comment se passait son nouveau job. Il ne restait pas la nuit, il sadaptait à la chambre partagée avec les collègues.
Pierre, comment va Amélie? Les enfants? demandaije par routine.
Les enfants vont bien. Je leur ai envoyé de largent pour de nouveaux jouets. Sa mère aide Mais ma femme nest pas contente que je sois parti. Moi, je suis content de respirer un peu de son contrôle permanent, avoua Pierre après quelques verres.
Oui, les relations à distance sont compliquées. Mais vous finirez bien par vous retrouver, ricana Élodie.
Pierre est reparti.
Le weekend suivant, il est revenu non pas seul, mais avec Amélie et les deux enfants.
Nous sommes venus pour le weekend, annonça Amélie, comme si tout était planifié davance. Vous nous manquiez! Les enfants nont pas vu leur papa depuis longtemps! Et on ne vous a pas revu depuis un bon moment.
Élodie resta figée. Cela faisait un an, deux pas deux semaines. Je ne pouvais pas les refouler.
Daccord entrez. Jai rôti un poulet, ditelle en se dépêchant. Et vous, où avezvous logé?
À lhôtel, soupira Amélie. Un petit luxe cher, mais on na pas dargent. Il faut au moins se voir de temps en temps, sinon mon mari oublie à quoi je ressemble et rentre avec quelquun dautre.
Amélie, que pourraisje bien vous apporter? demandaije en plaisantant.
Un vin rouge ou blanc? répliqua Romain, déjà en mode hôte.
On ne restera pas longtemps, mais pourriezvous garder les enfants? Nous devons profiter dun moment à deux Vous savez, une petite chambre, cest pas vraiment romantique avec des marmots, glissa Amélie en riant.
Romain haussa les épaules, un peu réticent à garder les enfants dautres personnes.
On ne reste pas longtemps, vraiment, insista Amélie, les mains jointes.
Bon, une fois ça ne fait de mal, accepta finalement Romain. Allez, profitez. Faitesle, samusa Élodie. On dit que ça paie bien qui sait, ça pourrait même financer un appartement.
Pierre et Amélie rirent, repartirent, et leurs enfants restèrent avec Romain et Élodie.
Tout sest bien passé, rien de catastrophique. Les jeunes étaient fatigués, mais ils se sentaient presque des héros davoir aidé leurs amis. De notre côté, on a profité de ce petit répit, on a pris nos vacances, rendu visite à nos parents.
Amélie est revenue presque chaque semaine, demandant à garder les enfants, parfois pour une soirée, parfois pour toute la journée du samedi.
Mon mari vit loin, disaitelle. Jai besoin de ces moments. Vous navez pas denfants pour linstant, alors entraînezvous!
Élodie, exaspérée, a fini par dire stop au troisième appel.
La crèche ferme. On a nos projets, a répliqué Élodie.
Ah? Vous partez? a protesté Amélie, puis a eu une idée : Alors donneznous les clefs, on habitera chez vous un peu. Un ou deux semaines. Les hôtels, cest trop cher, mon mari ne veut pas payer, il trouve que mes alléesretours coûtent une fortune.
Non, ça ne peut pas, on part pour une nuit, puis on revient. Où veuxtu quon aille? a demandé Élodie.
Vous avez deux chambres. On ne vous dérangera pas. On est presque famille, non? a insisté Amélie.
Après cet échange, Élodie a presque éclaté avec Romain.
Tu as entendu ce quelle a dit? On bouge pour les mettre à laise!
Elle doit être sous stress, avec les enfants, le déménagement du mari Peutêtre le PMS, qui sait.
Ce nest pas du stress, cest de laudace! On nest pas obligés de les loger! Jappelle Pierre, quil fasse cesser ses exigences.
Ce nest pas très correct, tout ça.
Mais ils se comportent bien, non?
Romain a haussé les épaules, puis a appelé Pierre. Amélie a un peu reculé, du moins daprès Élodie. Elle a changé de tactique et a commencé à écrire à Romain :
« Salut, tu peux me rendre un service? Jai besoin de vérifier son téléphone Il ne parle à personne? »
Quand Romain a refusé, Amélie a renvoyé :
« Alors au moins passe chez lui. Vérifie sil y a des affaires de femme dans sa chambre. »
« Romain Sérieusement! Parlelui en têteàtête, il séloigne, jai peur. Jai limpression quil a quelquun! Et tu lui fais confiance. »
Au début, Romain répondait brièvement, puis a commencé à lignorer. Mais Amélie ne lâchait rien: appels, messages vocaux, larmes, textos de trois pages avec des emojis suppliants.
Élodie ne savait pas ce qui se passait. Un soir, alors quil était absorbé par son téléphone, elle sest penchée, a jeté un coup dœil par-dessus son épaule et a vu le message dAmélie :
« Va chez lui demain. Je pense quil mignore. Je suis sûre quil a trouvé quelquun. Vérifie son portable si tu peux. »
Élodie a éclaté.
Tu caches quelque chose? Elle est devenue ton amie? Ou tu as décidé despionner Pierre?
Je ne suis pas espion, sest justifié Romain, les mains dans les cheveux. Elle magace, elle écrit, elle appelle, se plaint. Je pensais cest la femme de mon ami, peutêtre je devrais laider
Aider? Elle tutilise comme coursier! Et tu te tais? Tout ça parce que tu ne sais pas dire non. Tu lui as donné la permission. Voilà le résultat! Et tu me caches ça comme un chat fourré! Pas honteux? Leurs problèmes, cest ta faute!
Oui, désolé. Jaurais dû tout te dire et mettre un terme à tout ça. Romain a tout effacé et bloqué le numéro.
Après cet échange, Amélie a finalement réussi à joindre Romain, qui lui a clairement dit quil ne participerait plus à ses « vérifications ». Elle sest fâchée, accusant Élodie de tout gâcher, affirmant que les vrais amis ne font pas ça.
Tu sais, si tu continues, je raconterai tout à Pierre la menaçaitelle.
Depuis, Amélie sest éloignée.
Pierre a découvert ces messages grâce à Élodie. Il était outré de voir jusquoù la situation était allée. Un soir, il a confronté Romain :
Elle ta bien exploité, non? Désolé que ça te touche. Je pensais que la distance rendrait les choses plus simples, mais cest le contraire. Bon, je vais régler ça.
Deux mois plus tard, Amélie et Pierre ont disparu de nos vies.
Romain et moi sommes retournés à notre routine, nous sommes partis en vacances et avons rendu visite à nos parents. En rentrant à Paris, nous croisions Amélie dans la rue, elle ne nous a même pas salués. Plus tard, il sest avéré quils sétaient séparés. On raconte quAmélie aurait trouvé quelquun pendant que Pierre était à Marseille Sa femme jalouse sest avérée être la traîtresse. Ça arrive parfois.
Ce que jen retiens, cest que lon ne doit jamais laisser le besoin dêtre utile nous transformer en messager secret ou en espion. La confiance et la franchise sont les piliers dune amitié sincère ; sinon, on finit par perdre ceux quon aime.







