COMME UNE VALISE AVEC UNE POIGNÉE DÉTACHÉE…

Cher journal,

Ce matin, avant laube, jai entendu frapper à la porte du couloir. Théo était déjà là, pressé pour se rendre au travail.
«Ne reviens plus jamais, daccord?», lui aije demandé calmement.
«Comment ça? Tu ne reviens pas aujourdhui?», a-t-il rétorqué, désemparé.
Je nai pas pu répondre tout de suite. Jai fermé la porte derrière lui, soulagée dun souffle que je navais pas senti depuis longtemps.

Ces mots mont coûté cher à prononcer. Théo était presque comme un frère. Cette nuit-là, je me sentais brûlante, assoiffée de liberté, prête à prendre congé. Il na rien compris, na deviné aucune intention. Il na fait que sexclamer, incrédule:
«Mélusine! Tu es une vraie déesse aujourdhui, ne change jamais! Je taime, ma petite!»

Nous avions autrefois lié nos familles : moi, mon mari Romain, Théo et sa femme Béatrice, que Théo appelait affectueusement «Béa». Les années de jeunesse étaient bruyantes, indomptables, un vrai tourbillon. Javoue, Théo mattirait toujours. Quand je moffrais une nouvelle robe, des chaussures ou un sac, je pensais déjà à ce qui pourrait lui plaire. Béa était ma meilleure amie, confidente, complice de tant daventures. Nous avions traversé tant dépreuves que je ne saurais les raconter ici. Je sentais que Théo vibrait dune émotion pour moi, mais la distance se maintenait toujours.

Lors de nos rencontres, il menlaçait tendrement et murmurait à mon oreille:
«Mél, tu me manques tellement!»

Je crois que quand les familles deviennent amies, il y a toujours un grain de désir qui flotte, hommes pour les femmes, femmes pour les hommes. Lhomme est une créature de tentation ; il finit souvent par aimer la femme dun ami. Cest comme jouer avec le feu près dune meule de foin: tôt ou tard, tout se consume. Il y a bien sûr des exceptions, rares comme des perles.

Romain se délectait de la vue de Béa et je le surprenais souvent à la taquiner. Je le frappais légèrement sur la tête pour le rappeler à lordre.
«Mél, ne te prends pas la tête! Nous ne sommes que des amis,» riait-il, puis ajoutait en riant:
«Qui dort sur la terre ne pèche pas»

Jétais convaincue que Béa ne franchirait jamais la ligne. Romain, quant à lui, aimait cueillir les fraises dans les jardins des autres. Cest pourquoi, après vingt ans de mariage, nous nous sommes séparés. Il a épousé une «fraise» qui chantait déjà pour son futur héritier. Nos enfants, adultes, avaient quitté le foyer. Jai empaqueté une valise à la poignée arrachée pour Romain, le bénissant dans son nouveau mariage.

«Voilà que lon retrouve la solitude féminine,» me lamentaisje au début. Béa et Théo venaient souvent, cherchant à me consoler. Je nai jamais vraiment souffert, mais chaque fête me rappelait à quel point le vide était présent, labsence de quelquun avec qui échanger un mot, se chamailler, pleurer.

Trois ans plus tard, Théo sest retrouvé veuf. La mort, on ne sen défait pas. Béa, après une longue maladie, a légué son époux à moi dans son testament.
«Mél, prends soin de Théo. Je ne veux pas quun autre le prenne. Tu las toujours aimé, je le sentais. Vivez ensemble.»

Théo a pleuré pendant le deuil convenu, a érigé un monument de granit à la mémoire de sa femme, y a planté de belles fleurs. Avec le temps, il est venu me voir. Je lai accueilli à bras ouverts, lai aidé à surmonter la perte. Jétais prête à le couvrir de chaleur, de soins, damour. Nous avions tant de souvenirs, de rires, de larmes à partager.

Nous avons parcouru tant de chemins ensemble, partageant joies et peines à parts égales. Mais, peu à peu, je me suis sentie lourde de ce lien. Théo me agaçait sans cesse, je débattais avec lui pour le moindre rien, je le critiquais sans raison. Jai compris que ce nétait plus moi. Lodeur nétait plus la même, le lit était froid, lhumour absent. Il parlait comme un aveugle qui décrit le rouge: je nappréciais plus sa façon de parler, sa longueur, ses caprices alimentaires, vestimentaires. Même le soleil de juillet ne semblait jamais le réchauffer. Peutêtre Béa laimait tant pour supporter ces petites folies.

Mon cœur était en tourment. Javais fini par mhabituer à la solitude, à vivre sans colocataire. Mon affection pour Théo sétait évaporée. Quand il me rendait simplement folle, jai proposé de nous séparer pacifiquement. Jai décidé de lui offrir une nuit mémorable, puis de le quitter pour toujours.

Théo, de son côté, maimait avec une ferveur qui semblait indestructible. Il répondait à chaque remarque avec un sourire innocent, me baisait les mains, ne me faisait jamais de reproches.
«Ma petite, ne te fâche pas. Je réglerai tout, tu ne pourras pas me quitter. Qui taimera comme moi?»
Et je fondais, comme une chandelle de cire, à chaque mot.

Un jour, pendant sa pause déjeuner, il mappela:
«Mél, que se passetil? Tu vas bien?»
«Oui, viens plus tôt. Tu me manques terriblement,» aije chuchoté, honteuse.
Je pensais à ma valise à la poignée arrachée: «On ne voudrait pas la jeter, mais on naime pas la porter.» Nos chemins sétaient entremêlés.

Alors, que faire? Laisser le veuf à son sort, le livrer aux caprices du destin? Il finirait par disparaître

Je reste là, à écrire, le cœur lourd mais libéré.

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