Les chaussons de grand-mère : une réflexion sur la compassion

«Un os jeté au chien nest pas de la charité. La charité, cest partager son os avec le chien, quand on a tout aussi faim que lui».
(J. London, *Le grain dorge de Jean*)

La vie, cest trois centimes, piétinée aux pieds, abandonnée sur le bascôté, disaientils, mais un cadeau de Dieu et donc aimée quand même. Puis la misère, aveugle et sourde, sest invitée. On dit souvent: «du portefeuille à la prison».

En essayant de ne pas éclater en sanglots, ils se sont essuyés les yeux à la petite main ridée et ont souri, remerciant le ToutPuissant: «Il est miséricordieux, il ne pourrait pas être pire». Et, en vérité, pire, où?

Les malades et les vieux ne reçoivent plus de visite. Cest triste, ennuyeux, même effrayant, mais ils nalimentent pas de rancune: «Quy atil à gagner à rester près de nous? Chacun a sa peine».

Épuisées par les maladies, enrobées duniformes usés et de foulards jaunis, elles forment un tableau morne de faiblesse. Le corps fléchit, mais lâme, meurtrie, reste pure, confiante, généreuse et reconnaissante. Camille, travailleuse sociale, était venue pour quelques jours, mais sest retrouvée happée, puis amoureuse de ce travail ardu. On dit que seuls les cœurs qui sy collent vraiment restent dans le secteur social, un cœur laborieux, une âme empathique. Tout le monde ne sait pas aimer les siens, surtout quand ils sont en pleine forme; ici, on aime les inconnus: les vieux grincheux, les capricieux, les soupçonneux, les râleurs, les oublieux et les débraillés.

On recommande de ne pas sattacher aux pensionnaires, pour éviter la douleur de la perte, mais Camille a tout de même adoré ces femmes impuissimes comme sa propre famille.

Mère et fille, réfugiées. Le terme «réfugiées» sonne bureaucratique, mais chaque destin porte son propre fardeau. Jadis, avant que les frontières se solidifient et que tout le monde se sente voisin, ValérieMarie Dupont fut envoyée dans le Massif Central pour monter une petite usine. Elle travailla, épousa Pierre, eut une fille, MarieLéa. Ils eurent un appartement, construisirent une maison, un petitenfant naquit: «Vivez, réjouissezvous». Mais alors les vents sombres de la discorde déchirèrent le pays. Une horde enragée, sous des slogans nationalistes, chassa les étrangers, pillant tout. Le mari de la fille, local, perdit la raison, arracha son fils et la chassa de la maison; les Russes, même leurs propres enfants, nétaient plus les bienvenus. Rien nest plus terrible quune foule démente.

En fuyant avec tout ce quils purent mettre dans une valise, ils quittèrent le pays. Trois partirent, deux arrivèrent. Le mari de ValérieMarie ne supporta pas lhumiliation et devint réfugié à son tour. Au départ, les nouveaux arrivants restèrent soudés, sentraidèrent, puis, quand la vie se stabilisa, lentraide sétiola. ValérieMarie seffondra, la petite allée qui menait à son appartement se couvrit dherbes, et on loublia, tout comme les voisins changèrent.

«LÉtat nous a oubliés», soupiratelle, «mais on a reçu un logement, une pension, des allocations; les services sociaux nous épaulent gratuitement». LÉtat ne nous a pas laissé tomber, ce sont les gens qui, quand ils nont plus rien à offrir, deviennent invisibles, même aux proches. Nous avons des cousins partout en France qui nous rendaient visite avec des fruits et de la chaleur; quand nous sommes revenus, pauvres et malades, ils se sont cachés. Cest douloureux. On sème le mal, puis on cherche des coupables.

Camille rendait souvent visite à ValérieMarie et à sa fille, MarieSophie. Elles accueillaient toujours avec enthousiasme, même si leurs maisons étaient petites, elles ne manquaient jamais de sourire. Elles ne se plaignaient jamais, remerciaient pour tout. Leur univers était restreint, mais elles demandaient tout, même les plus petits détails, comme des enfants naïfs et sans rancune.

Ce jourlà, Camille décida daller les voir «juste comme ça». Elles ouvrirent la porte, toutes excitées: «Quel bonheur! Camille, quelle joie! Sonja nous a trouvé, elle est venue nous rendre visite! Elle habite pas loin, à la périphérie du village. Elle reviendra sûrement!». Elles rougirent, leurs rides se lissèrent, leurs épaules se redressèrent. Même leurs pas dans les pantoufles usées devinrent plus légers.

«Sonja, notre perle, est à la fois belle et sage! sexclama ValérieMarie en faisant couler le thé. Aujourdhui, cest à nous de vous recevoir». Elles refusèrent laide, insistant: «Ce soir, cest nous qui vous gâtions».

Camille, inquiétée par sontension, se rassura en les voyant si heureuses. Le tableau complet: un invité, des sourires éclatants, des clochettes qui tintent, des souvenirs heureux.

La table était dressée. Camille sentit son cœur se serrer: un gâteau à la crème, des bonbons au chocolat, du jambon de Parme, du flétan fumé, des fromages un Camembert affiné, du Roquefort, des jus colorés, des conserves en bocaux carrés, et bien dautres curiosités. «Cest quoi tout cet argent jetéenlair, Sonja ne sait pas quon ne doit pas donner ce quon reçoit de nos pensionnaires», pensa Camille.

«On comprend, cest pour vous, Camille, un petit festin», répliqua la maîtresse de maison, «et si on pouvait garder la petite toque?». Elles haussèrent les sourcils, un brin espiègles. «Cest juste pour les enfants», murmura Camille, rappelant à leurs pauvres diabétiques les dangers du sucre.

Les parents de Sonja avaient travaillé à la même usine mais étaient décédés jeunes. Elles pleuraient en rappelant leurs souvenirs. Sonja, un peu plus jeune que MarieLéa, était en pleine santé. «Quelle beauté! Quelle générosité!», sexclamaient toutes, tout en baissant les yeux, gênées, montrant de grosses piles de vêtements au coin de la pièce.

«Et sil y avait des grandsmères sous ces paquets?», rêvait ValérieMarie, les yeux brillants.

Comme des magiciennes, elles sortaient de grands sacs colorés des jeans troués artistiquement, des cardigans épais, des pulls en maille fine, des jupes longues, des robes de cocktail, des tshirts pailletés, un peignoir de satin rouge, et même des pantoufles à petit talon doublées de fausse fourrure légèrement maculée. Il y avait aussi des vestes en jean, des coupevent, des manteaux longs à large ceinture, des bonnets tricotés, certains avec des petites oreilles de chat. Plus la pile grossissait, plus il était difficile de garder le sourire.

«Questce que cest?», sinterrogea MarieSophie, perplexe devant la montagne de tissus.

«Peutêtre», intervint ValérieMarie en défendant Sonja, «elle ne savait pas que nous étions malades et un peu rétro».

MarieSophie soupira: «Camille, vous sauriez à qui offrir ces trésors?».

Les habits étaient réellement beaux, même usés; mais il faut savoir les proposer sans ridiculiser, même à ceux qui en ont besoin. Jeter le surplus aux démunis nest pas de la charité, cest du gaspillage. Parfois, mieux vaut passer son chemin que dabaisser la dignité dun malade.

«Quel dommage quil ny ait pas de peignoir», sanglota ValérieMarie, montrant les ourlets usés, les taches de laine décolorée. Camille ressentit une douleur sourde, la honte pour la pauvre Sonja. Ces femmes, trop fragiles pour sortir, ne sortaient quasiment jamais. Lété dernier, Camille les avait menées dehors, mais lhiver, descendre du cinquième étage avec un vieil homme à la suite dun AVC était quasi impossible, tout comme pour MarieSophie atteinte de sclérose en plaques.

Des vestes, des bonnets à oreilles même les jeans à la mode semblaient inappropriés. Il leur faudrait plusieurs peignoirs plus chauds, des chemises longues, des pantoufles de grandmère qui étaient leur rêve. Leurs pieds grelottaient toujours, il faut aussi des protections antiincontinence.

Ne sachant quoi dire, Camille les serra dans ses bras, caressant leurs cheveux argentés. Les sacs remplis de tissus nétaient pas des bottes pour les pieds dun clochard, mais une véritable offrande vide. Nous sommes bien trop rassasiés pour comprendre la faim.

Sonja revint deux fois, apportant dautres piles de vêtements usés que les hôtes repoussaient dans le canapé. Un jour, Camille la rencontra enfin, belle, soignée, dune élégance presque irréelle. Malgré lécart dâge, Camille se sentit maladroite, mais Sonja était dune conversation fluide, toujours prête à papoter.

«Quand je suis venue ici, je naurais jamais imaginé lampleur du désastre. On ma dit que», sinterrompitelle, cherchant ses mots, «cest abyssal! Mon mari, avant, était directeur dusine, on était au sommet du monde. »
«Vous ne voyez pas? Jai tout gagné; chaque euro a été laborieusement gagné, même le sang versé», déclaratelle.

«Avant, je frappais la porte de nimporte qui, maintenant, je me retrouve dans un vieux peignoir», poursuivitelle, pleurant parfois dune façon presque théâtrale. Elle évoqua ses deux mariages réussis, comme des contrats bien calculés.

Camille resta muette, la critique piquante la piquait.

Soudain, Sonja la fixa: «Vous êtes jeune, mais négligée. Voulezvous que je parle à la propriétaire du salon pour vous offrir un soin du visage, une mésothérapie ou une plasmathérapie? Je travaille à la réception, je connais les bons plans, même si le café se fait rare».

Fière, elle ajouta: «Vingtcinq pour cent, voire plus, grâce à mes amis, je peux vous faire un petit miracle. Et pourquoi pas vous offrir quelques vêtements décents».

«Non, merci», répliqua Camille, «offrez plutôt à ValérieMarie et à MarieSophie des peignoirs chauds et des pantoufles de grandmère».

«Des pantoufles? demanda Sonja, haussant les sourcils. Des pantoufles en feutre de brebis? Elles gardent les pieds au chaud, même si les chaussettes en laine sont déjà offertes par nos sponsors».

Camille rêvait dacheter ces choses depuis longtemps, mais son budget de trois mille euros ne voulait pas coopérer.

«Je ne sais pas où les trouver», balbutia Sonja, «vous pourriez vous débrouiller».

«Et un téléviseur, un lecteur de disques, du linge de lit», ajouta Camille, «cela ferait un vrai confort».

«Alors, ditesmoi», interrompit la belle, saisissant la main de la travailleuse sociale, «ValérieMarie est vieille, MarieLéa un peu plus âgée que moi, pourquoi sontelles si négligées? Un peignoir, un foulard on ne peut pas même se teindre les cheveux?».

«Et elle porte des couches», murmura doucement Camille, «elle cherche son fils depuis toujours, mais la maladie len empêche, elle résiste chaque jour, garde la maison en ordre malgré tout. Pourquoi tant de jugements?».

Le silence sinstalla, chaque voix semblait parler une langue différente.

«Vous savez, Sonja, jai raconté à mes voisines du village que je fais du bénévolat, elles ont proposé de dépoussiérer leurs placards», sanimatelle, «je suis sûre que notre petite communauté pourra aider».

Camille resta bouche bée, à la fois amusée et consternée: ce dialogue ressemblait à une mauvaise comédie, mais cétait bien réel. Les notions de charité et de philanthropie sétaient tordues au fil des années, et jamais on navait vu une générosité se transformer en une distribution de gravats de garderobes.

«Jeter le déchet dans la benne, sans même demander si on veut? Ce nest pas de la charité, cest du gaspillage. Et les réseaux sociaux crient «je fais du bien!», mais on ne se soucie même pas de ce dont la personne a réellement besoin».

Camille, un brin désabusée, pensa: «On se gave, on éructe, on se dit généreux, mais on ne se demande jamais ce que lautre veut vraiment».

Sonja, revigorée, lança: «Dans mon village, je suis la vieille de la bande; les jeunes portent des fringues qui font rêver! Hier, jai donné à ValérieMarie un cardigan de luxe, meilleur quun peignoir de vélo. Jai acheté un pull à Makuhine pour 73, mais jai choisi la mauvaise couleur, alors je le garde pour le vendre en ligne. Les sorcières du voisinage paieront cher pour ce genre de pièces, et ça fera un super cadeau de Nouvel An.».

«Mon Dieu, je ne suis plus la même, je suis déjà une vieille!», grogna Camille, se rappelant sa grandmère ukrainienne.

«Quoi?», sétonna Sonja.

«Rien», réponditelle, ««Trois pièces dor sous la chaussure», vous ne connaissez pas?».

«Non», dit Sonja.

«Alors écoutez: «Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite lorsquon fait laumône»».

Fâchée, Sonja se mit à tutoyer: «Qui ta donné le droit de me parler comme ça? Tu te surestimes.». Elle jeta un regard glacial, cligna des cils, puis séloigna, talons claquant sur le trottoir, pour se réfugier dans un café.

Un bel automobile arriva, elle y monta avec un sourire coquet et sexclama: «Mon Dieu, que notre peuple est ingrat».

«Au revoir», lançatelle, soulagée, et prit le bus. De lautre côté de la ville, une autre pensionnaire, une vieille veuve solitaire, lattendait à la fenêtre du bus.

Sonja ne revint plus parmi les siens. Elle en voulait à Camille, à tous, et raconta aux voisines, aux sorcières du voisinage, combien elle sétait sentie offensée. Elle avait offert son cœur, baissé les yeux, mais fut raillée, et qui? Une simple travailleuse sociale.

Elle essuya ses larmes, serra les poings, pensait quelle naurait même plus besoin de couches, de peignoirs, de pantoufles en feutre. Le cauchemar! Elle imagina ses jolies jambes dans ces pantoufles.

Camille, malgré tout, réussEt ainsi, Camille, armée de son chapeau de compassion et dun panier de véritables pantoufles en laine, repartit vers les ruelles parisiennes, prête à transformer chaque petite injustice en un doux moment de réconfort.

Оцените статью