Je me souviens, il y a longtemps, dune dispute qui sétait déroulée dans la petite maison de la rue SaintPierre, à Lyon.
«Jai besoin daide!» sexclama Madame Nathalie Dubois, ma mère, dune voix pressée. «Et tu dois me la donner!»
«Et pourquoi donc?» répliqua Éloïse, ma sœur.
«Parce que je nai plus personne vers qui me tourner!»
«Alors je dois taider parce que tu es dans une impasse?» demanda Éloïse avec un sourire en coin.
«Évidemment!» rétorqua Nathalie, la voix sélevant. «Tu es ma fille, après tout!»
«Mm, très intéressant! Et tout à fait douteux! Largument est médiocre!» répliqua Éloïse en se frottant le cou.
«Éloïse, cesse! Tu connais ma situation!» semporta ma mère. «Je ne peux rien faire toute seule!Tu nas dautre choix que de maider, je nai plus personne dautre à qui madresser!»
«Ces paroles me semblent familières», songea Éloïse, feignant une profonde réflexion. «Ah, oui! Ça me revient!Exactement ces mots que jai prononcés il y a trois ans, quand je suis venue te voir!»
Je navais pas demandé de largent ou un toit; je voulais simplement que Monsieur Pierre Dupont, le bijoutier du quartier, embauche mon mari.
«Questce que tu mas dit alors?» insista ma mère, le regard baissé.
«Je men souviens bien!Tu as affirmé que les problèmes de mon mari étaient personnels, quil ne pouvait pas trouver demploi.Et que tu ne voulais pas te fatiguer pour cet homme!» rétorqua Éloïse, sèche comme le pain rassis.
«Mais il a fini par trouver du travail!», marmonna Nathalie en grimaçant.
«Oui, il la trouvé!Parce quil est un bon mari et un père admirable!Avant dobtenir un poste dans son métier, il a travaillé six mois comme manutentionnaire pour subvenir à nos besoins.Si tu avais parlé à Monsieur Dupont, Claude aurait pu le rejoindre immédiatement, au lieu dattendre que le poste se libère six mois plus tard.»
«Tu as dérangé mon ami?» sécria Nathalie, outrée.
«Ce nest pas moi, cest Monsieur Dupont qui a publié lannonce, et Claude a postulé sur le champ!Et si javais aidé, je ten serais reconnaissante.»
«Je nai pas besoin de ton aide!» ricana Éloïse. «Je ne veux pas, je ne le ferai pas, je nai aucune obligation.»
«Tu en veux à ta mère?À la personne la plus sacrée de ta vie?Cest impensable!» sindigna Nathalie.
«Impensable, cest quand une mère refuse daider sa fille, surtout quand cela ne lui coûte rien!Toi, tu exagères!Je nai jamais été la personne la plus sacrée de ta vie!Tu veux débattre?» répliqua Éloïse, les yeux plissés.
«Je ne veux pas discuter, jai besoin daide!» protesta ma mère, les larmes perlant.
«Pas à moi!» secoua Éloïse la main.
«Si tu ne veux pas maider, alors aide mon frère!Il a besoin daide, tu le sais!» sanglota Nathalie.
«Mon frère?Ce nest pas une raison valable.Je ne laime pas, et la faute en revient à ta demande.» riposta Éloïse.
***
Avant la naissance de son petit frère, Éloïse était la fille choyée, la prunelle des yeux de ses parents. Tous les bonbons, les jouets, les caprices nétaient que pour elle. Mais lorsquarriva Théo, le bébé de la maîtresse dhôtel, elle devint la paria de la maisonnée.
Elle navait que neuf ans quand Théo vit le jour, un enfant né dune liaison avec un jeune homme inconnu. Le père, Roman Vallois, sindigna:
«De quel père sagitil?»
«De lhomme que jaime, pas de toi, misérable!», rétorqua la mère avec arrogance.
Vallois, furieux, engagea rapidement une procédure de divorce, mais on lui refusa tant que Théo naurait pas un an. Le juge ordonna un litige sur la paternité, et il décida de vérifier quÉloïse était bien sa fille. Il savéra quelle ne létait pas.
Il exigea que leurs noms soient rayés des actes de naissance, supprimant ainsi toute pension alimentaire. Le divorce fut toujours suspendé jusquà ce que Théo atteigne un an.
«Nous nous reverrons dans un an pour finaliser», déclara-til en partant, laissant Éloïse avec sa mère et le nouveau-né.
À neuf ans, elle comprit que Théo nécessitait plus de soins quelle. Nathalie, elle, ne la regarda plus jamais. Tout devint une question de survie: si largent restait, Éloïse recevait quelque chose; si une casserole contenait encore un peu de soupe, elle se contentait de la fin.
Heureusement, les voisins solidaires lui apportaient parfois un jouet, une friandise ou un vêtement, ce qui la soutenait.
En entrant à ladolescence, Éloïse rendait à sa mère le même manque de respect quelle recevait: aucune affection, aucune considération. Elle ne sombra pas dans la mauvaise compagnie; la voisine, tante Odile, la ramena tout juste à la raison.
Après le lycée, elle entra à lécole technique de Lyon, où lon lui attribua un logement étudiant. Elle ne revint plus jamais chez ses parents. Les contacts étaient sporadiques: quelques appels pour souhaiter les fêtes, mais Nathalie sintéressa rarement à la vie de sa fille.
Éloïse vivait grâce à une bourse et à des petits jobs, survivant comme elle le pouvait, tandis que Nathalie investissait chaque sou dans son fils unique, Claude.
Lorsque le jour du mariage arriva, Éloïse ninvita ni son frère, ni sa mère. Ce fut Odile, la voisine, qui raconta la cérémonie à Nathalie.
Claude, le mari dÉloïse, était un bijoutiergraveur talentueux, mais il préférait travailler pour lusine publique de la ville, où il percevait un salaire correct. Leur famille, à première vue, semblait solide.
Éloïse donna naissance à trois filles: la première, nommée après la voisine Odile, la deuxième, Katia, en lhonneur de la mère de Claude, et enfin Alix, à la demande dÉloïse qui voulait un garçon, mais nen obtint quune autre fille.
Claude nétait pas amer davoir seulement des filles; au contraire, il senthousiasmait:
«Jai eu une princesse, maintenant jen ai quatre!»
Mais le destin frappa: lusine ferma du jour au lendemain, laissant des centaines de travailleurs sans emploi. Claude dut envisager de partir plusieurs milliers de kilomètres vers le nord, où une autre usine laurait accueilli.
Cest alors quÉloïse se souvint dun ancien amant de sa mère, un certain Monsieur Pierre Dupont, maîtrebijoutier. Elle demanda à Nathalie de le recommander à Claude. La mère refusa catégoriquement.
«Je ne le dérangerai pas pour un inconnu», déclara-elle.
Claude se contenta dun travail de manutentionnaire, refusant de quitter Lyon.
«Je sais que Monsieur Dupont a toujours des postes à pourvoir, il rejette les candidats qui ne sont pas assez doués, mais il a déjà deux de nos employés», disait-il.
Ainsi, pendant six mois, Claude transporta des charges malgré son talent dartisan. Il ne perdit pas de vue son métier, et lorsquil obtint enfin un poste dans latelier, il fut félicité par tous.
La petite famille connut alors une période de prospérité, tandis que la maison de Nathalie sassombrit.
Théo, qui avait été choyé par sa mère, grandit en croyant quil pouvait tout se permettre. Il prit un mauvais chemin, fut arrêté pour vol et placé sous tutelle de lÉtat pendant dix ans. La famille dut rembourser les dommages: Nathalie cessa de recevoir des crédits, les proches refusèrent les prêts, et elle devait rembourser les frais depuis le salaire de Claude.
En plus, elle devait envoyer des colis à son fils incarcéré, couvrir les frais de la pension de létablissement; elle ne pouvait plus rien.
«Je ne peux pas refuser!Je lai élevé, je suis sa mère, il na nulle part où aller!», hurlait-elle.
Éloïse, implacable, répliqua:
«Il mourra sil nest pas aidé!Nous sommes les seuls parents, nous ne pouvons pas labandonner!»
«Quy atil à voir?Je ne lai pas mis sur cette voie!Cest son choix!Je ne le plaindreai pas!» riposta Éloïse.
«Ce sont des gens normaux qui travaillent!Sils veulent gagner plus, ils ouvrent une entreprise!Moi, je ne financerai pas ses dettes!»
«Ma fille, aidemoi, je ne tiendrai pas toute seule!» sanglota Nathalie, seffondrant aux genoux.
«Je ne taiderai pas non plus!Tu as récolté ce que tu mérites. Si tu navais pas gâté Théo, il ne serait pas devenu délinquant.Si tu tétais souciée un peu de moi, jaurais pu penser autrement!Je ne te donnerai pas un centime.»
Nathalie se releva, les larmes séchées, le visage crispé de haine, la voix dure comme le fer.
«Il reviendra!Il reviendra et il te tiendra responsable!»
«Je ne lui dois rien!Comme à toi!» rétorqua Éloïse, ferme.
«Je ne pense pas quil vous pardonnera tous les deux!Demain, je lui écrirai que tu las abandonné!Attendstoi à la vengeance!»
Ainsi sacheva ce drame, vieux comme le temps, où lamour maternel se transforma en rancune, où les liens de sang ne purent guérir les blessures dune famille écorchée.







