Le crépuscule sétendait doucement sur la campagne du Limousin, enveloppant les champs dune brume tamisée quand MarieThérèse Lemoine, connue de tous comme «Mémé Marie», sortit de sa petite chaumière décrépie. Elle sapprocha du portail de la voisine, frappa trois fois du bout des doigts contre la vitre de la fenêtre. Le verre rendit un bruit sourd, familier. Quelques secondes plus tard, le visage ridé de Madame Dupont apparut, étonnée, dans le carreau. Elle ouvrit en grand la porte grinçante et savança sur le perron, repoussant une mèche rebelle de cheveux argentés.
Marie, ma chère, pourquoi restestu là comme un fantôme à la porte? Entre, ne sois pas timide, je viens de préparer du thé, sécriatelle en criant de lautre côté du jardin, mais linquiétude perçait déjà dans sa voix.
Non, merci, Madame Dupont, je nentrerai pas, répondit la vieille femme, la voix tremblante, surprenant même sa propre faiblesse. Jai besoin de toi, un souci très important. Jai dû être conduite à lhôpital régional de Laon durgence. Mes yeux me font souffrir, tout devient trouble comme dans un épais brouillard, et la nuit, la douleur est telle que la lumière blanche me brûle. Le jeune chirurgien ma dit quil faut opérer rapidement, sinon je risque la cécité. Je ne sais pas comment my rendre, je suis toute seule, mais jespère que des âmes bonnes me guideront.
Ma petite, bien sûr, pars sans tarder! sexclama Madame Dupont, se trémoussant dans ses sabots usés. Je veillerai sur ton poulailler, sur ta chèvre Mado et sur tes poules. Ne tinquiète pas, rester seule dans le noir est un vrai drame. Que le Bon Dieu te garde!
MarieThérèse, qui venait davoir plus de soixantedix ans, avait traversé une existence dure comme du fer. Malgré les coups du destin, elle sétait toujours relevée. Elle avait trouvé refuge dans ce hameau, dans la petite maison léguée par des parents disparus. Le trajet vers Laon lui semblait infini, terrifiant. Installée dans un vieux bus qui tanguait, elle serrait contre elle son sac usé, revivant sans cesse la même pensée anxieuse :
«Et si le chirurgien toucha mes yeux avec un couteau?»
Le docteur lavait rassurée : «Ne craignez rien, grandmaman, lopération est simple», mais son cœur battait à tout rompre, pressentant le pire.
Dans la salle dattente de lhôpital, lair était pur, parfumé dantiseptiques. Une jeune femme était allongée près de la fenêtre, tandis quà lopposé reposait une vieille dame semblable à MarieThérèse. Cette proximité apporta un léger apaisement. Elle saffaissa sur le lit proposé, murmurant :
«Quel fléau! Ma détresse nest pas seule à la terre. La maladie ne fait pas de distinction entre les jeunes et les vieux.»
Après le «repas calme» de midi, la chambre se remplit de visiteurs. Le mari dune patiente arriva avec leur fils adolescent, les bras chargés de fruits et de jus. Lautre patiente fut rejointe par son époux et sa petitefille bouclée, rieuse comme une fontaine. Tous entourèrent leurs proches de mots doux et de rires. MarieThérèse, cependant, se tourna vers le mur, essuyant une larme traîtresse. Personne ne vint à elle, aucun fruit, aucune parole chaleureuse. Elle resta là, abandonnée, son cœur serré par une jalousie amère et une solitude déchirante.
Le lendemain, la jeune médecin en blouse blanche entra, impeccable, brillante comme la neige. Son sourire rassurant allégea immédiatement lâme de la vieille femme.
Comment vous sentezvous, Madame Lemoine? demanda la docteure dune voix veloutée.
Rien de spécial, ma fille, on fait avec, répondit la vieille en marmonnant, avant de sexcuser et de demander le nom de la médecin.
VéroniqueLefèvre, votre praticienne, répondit la docteure. Et vos proches, avezvous des enfants? Y atil quelquun qui viendra vous voir?
Le cœur de MarieThérèse se serra. Elle baissa les yeux et balbutia une excuse :
«Non, ma chère, je nai plus personne. Dieu ne ma pas donné denfants»
La médecin toucha sa main avec tendresse, nota quelque chose dans le dossier, puis sortit. La vieille femme resta assise, le poids de son mensonge la rongeant. Elle se demanda pourquoi elle avait menti à cette femme bienveillante, pourquoi elle avait renié la plus précieuse vérité de sa vie: sa fille, la petite Clémence.
Clémence, autrefois enfant chérie, était née dun mariage avec le soldat Pierre, revenu du front sans une main. Lors de la guerre, elle sétait mariée rapidement, avait eu une fille puis perdu son mari à cause dune maladie inexorable. Veuve et isolée, elle avait gardé le souvenir de sa fille comme une flamme.
Dans la jeunesse, MarieThérèse, belle et pleine de vie, travaillait aux champs. Un jour, un citadin nommé Nicolas, vendeur ambulant, arriva au village. Il fut séduit par sa grâce, la courtisa avec ferveur. Elle, assoiffée daffection, céda à ses promesses de grandeur. Il la persuada de quitter le hameau avec leur petite Clémence, promettant une vie meilleure à lest de la France. Elle abandonna la fillette, cinq ans, aux soins de sa mère, et parta avec Nicolas dans un train bondé vers la côte dAzur.
Les années passèrent, les lettres cessèrent, Nicolas changea souvent de travail, et chaque fois que Clémence était évoquée, il la repoussait: «Nous nous installerons bientôt, alors tu reviendras». Finalement, un soir, ivre et violent, il fut tué dans une rixe. MarieThérèse revint, vendit les maigres biens du couple, et, avec les dernières économies, rentra à la campagne, espérant retrouver sa fille.
Mais la maison familiale était fermée, la mère décédée depuis des années, les voisins ignoraient tout. Elle erra trois jours, cherchant des informations, déposant des fleurs sur la tombe de sa mère, avant de repartir, les larmes coulant comme du sang.
La veille de lopération, MarieThérèse ne pouvait fermer lœil. Même les mots rassurants de la docteure Véronique ne calmèrent pas son cœur. Elle rêvait de confesser son mensonge, davouer la vérité.
Tout ira bien, Madame Lemoine, vous verrez, vous retrouverez la vue, murmura la docteure en effleurant sa paume.
Au matin, une infirmière lemmena précipitamment à la salle dopération ; il était trop tard pour poser des questions. Après lanesthésie, elle se réveilla dans lobscurité totale, le voile couvrant ses yeux. La peur la saisit: «Et si je restais à jamais dans ce néant?»
Des pas sapprochèrent, une infirmière retira doucement les bandeaux. Quand le dernier morceau de tissu tomba, MarieThérèse ouvrit les yeux, hésitant, et vit une infirmière souriante.
Vous voyez? Je vais appeler le chirurgien, ditelle.
Le chirurgien, un homme au regard bienveillant, examina ses yeux et acquiesça :
Parfait, vous êtes entre de bonnes mains. Prenez soin de vous, ne vous fatiguez pas, tout ira bien.
Linfirmière déposa sur la table à côté un petit paquet. «Cest de la part de la docteure Véronique», lut-elle. «Une pomme, un citron, un bonbon pour le thé».
Quelle surprise! sexclama la vieille, émue, comme si le soleil venait de percer le nuage.
Deux jours plus tard, lors de la tournée du soir, la docteure entra. La lumière sembla se faire plus chaude, comme un lever de soleil. Elle tenait une enveloppe officielle.
Bonsoir, maman, déclaratelle dune voix douce, presque à voix basse.
Le cœur de MarieThérèse battit la chamade.
Bonsoir, ma chère Pourquoi mappellesvous maman? réponditelle, touchée.
Parce que cest vrai, je suis ta fille, Clémence, répondit Véronique, les larmes brillant dans ses yeux. Jai découvert, grâce à mon mari Matthieu, cardiologue, que notre nom de famille, Lemoine, était le même, que le lieu de naissance correspondait. Les analyses génétiques ont confirmé que tu es ma mère.
Le choc et la joie envahirent la vieille femme, qui se laissa aller à un rire étouffé. Elles sétreignirent, les larmes inondant leurs joues ridées.
Pardonnemoi, ma fille, davoir abandonné, de ne pas tavoir cherché, implora MarieThérèse.
Tout est pardonné, maman. Jai grandi, jai épousé Matthieu, nous avons deux enfants, tes petitsenfants. Ils sont impatients de te connaître, ditelle en souriant.
Cest comme un rêve, un miracle! sexclama la vieille, la voix tremblante démotion. Le destin nous a réunies, grâce à cet hôpital, à cette salle.
Nous préparerons ta chambre, vous ne serez plus seule, annonça la docteure. Vous serez chez nous, entourée damour.
Cette nuit, MarieThérèse ne dormit pas de peur, mais dune joie débordante. Elle imaginait les petites voix de ses futurs petitsenfants demandant: «Grandmère, où étaistu tout ce temps?» Elle décida de raconter toute son histoire, pour que leurs vies soient empreintes de vérité et de gratitude. «Merci, Seigneur, pour ce miracle!» pensatelle, avant de sendormir, le visage illuminé dun sourire paisible.
La vie de la vieille Lemoine reprit son cours. Sa fille lavait pardonnée, et cet élan damour dissipa les douleurs de ses longues années. Son gendre Matthieu, homme de médecine respectable, laccompagna bientôt, avec Clémence, à la campagne pour récupérer leurs affaires. La chèvre Mado fut offerte à Madame Dupont, qui, les yeux brillants, accueillit le cadeau et la joie de retrouver une voisine guérie, non seulement de la vue, mais enveloppée dune lumière nouvelle. Les larmes qui coulaient désormais étaient des larmes de bonheur, de cette douce, tardive mais précieuse renaissance.







