«Maman, tu as soixante ans. Lui nest pas plus jeune. Et vous vous promenez encore main dans la main dans la ville?» je me souviens de ces mots qui ont traversé le salon, comme un souffle du passé.
Jamais je ne me suis vue comme une romantique. Pendant la majeure partie de ma vie, jai gardé les pieds bien ancrés dans le réel: factures, travail, courses, repas, école des enfants, rendezvous chez le médecin. Un mari? Jen ai eu un. Nous avons partagé vingtsept années, un prêt immobilier, des soirées tranquilles et le même petitdéjeuner chaque dimanche. Lamour était un mot que lon laissait de côté, faute de temps et despace. Cétait censé rester ainsi.
Après le divorce, je pensais que tout était derrière moi. Les enfants étaient grands, les petitsenfants grandissaient, moi, paisible mais un peu lasse, jacceptais que certaines choses ne se produisent jamais. Javais un petit jardin à Montreuil, deux chats Minou et Biscotte des livres préférés, et des conversations à la télé avec ma sœur. Cela me suffisait.
Puis jai rencontré Pierre Leclerc.
Pas au cinéma, pas en promenade, pas par des connaissances. Cétait dans un atelier de carrosserie à Lyon, quand ma lampe de phare a fait défaut. Nous étions assis sur des chaises en plastique, attendant nos véhicules. Il a commencé à parler du temps, des embouteillages, du thé du distributeur qui a le goût de leau tiède. La conversation a glissé naturellement, comme un ruisseau qui trouve son chemin.
Il ma proposé un café. Dabord jai esquissé un sourire, puis jai voulu refuser. «Que diront les gens?», «Tu es trop vieille pour des amours», «Tu as des petitsenfants, pas des rendezvous». Ces voix résonnaient dans ma tête. Mais jai croisé son regard et jai dit:
Pourquoi pas?
Le café sest mué en dîner, le dîner en balades main dans la main, les dimanches à deux dans les rues de la ville, les escapades à la campagne, les recettes partagées. Puis, doucement, nos mains se sont cherchées. Je me sentais légère, sereine. Aucun grand discours, seulement une proximité simple, inconnue jusqualors, indéfinissable mais inoubliable.
Après quelques mois, jai décidé den parler à ma fille, Clara.
Assises à la cuisine, une tasse de café entre les mains, elle ma demandé:
Avec qui discutestu si souvent? Tu as ce sourire tout le temps.
Jai raconté Pierre, nos rencontres, le fait que je me sentais bien avec lui, que ce nétait pas une aventure mais quelque chose de sérieux.
Clara est restée silencieuse longtemps, puis a lâché doucement:
Je ne sais pas quoi en penser. Cest embarrassant.
Surprise, je lui ai demandé pourquoi.
Maman, tu as soixante ans. Lui non plus. Et vous vous promenez encore main dans la main? Les gens rient. Mes collègues me demandent: «Cest votre mère avec le monsieur de la boutique de fleurs?» Je me sens gênée.
Le mot «gênée» a planté une épine froide dans mon cœur. Je nai rien dit de plus, ne voulant pas créer de conflit. Mais la gêne ma pesée pendant longtemps.
Ce nétait pas que Pierre ne lui plaisait pas. Cétait que, pour elle, ma silhouette ne correspondait plus à limage dune mère calme, stable, discrète. Et moi, pour la première fois, jétais simplement heureuse.
Je me suis refermée, jai cessé de parler de Pierre, faisant semblant que rien narrivait. Pourtant, chaque retour à la maison après nos promenades me serrait le cœur. Devrionsnous vraiment avoir honte quand quelquun nous regarde avec tendresse?
Un jour, Pierre ma demandé:
Que se passetil? Tu téloignes.
Je suis restée muette, puis jai fini par dire:
Ma fille elle a honte de moi.
Il ma regardée avec chaleur.
Ce nest pas toi qui as le problème, cest elle. Tu vis enfin.
Ces mots ont dénoué le nœud. Jai enfin vu mon reflet non à travers les attentes dautrui, mais comme celle dune femme qui ose ressentir quelque chose de vrai.
Ce même soir, je suis restée longtemps sur le balcon, une tasse de tisane aux herbes à la main, contemplant les immeubles éclairés, léclairage tamisé de ma petite cuisine. Minou dormait en boule sur le fauteuil. Le silence nétait plus lourd, il était paisible.
Jai compris que javais attendu toute ma vie quon me donne la permission dêtre heureuse. Et quand le bonheur est arrivé, au lieu de le savourer, je me suis mise à me justifier. Pourquoi les femmes de mon âge devraientelles se justifier daimer? Aucun trentenaire ne se voit interroger sur le droit daimer.
Avec Pierre, nous faisions ce que nous voulions: flâner dans les puces de SaintOuen, préparer des crêpes au confiture, lire à voix haute le soir. Quand il évoquait sa jeunesse, la femme quil avait perdue des années auparavant, je sentais que je nécoutais pas seulement une histoire, mais que je participais à une nouveauté, sans étiquette.
Et ainsi nous nous tenions la main. Nous nous embrassâmes à larrêt du bus. Nous rions aux éclats dans le petit café du coin, sans craindre le regard des autres.
Quand ma fille, une fois de plus, ma écrit: «Peuton se retrouver seules, sans Pierre?», jai répondu:
Pierre fait partie de ma vie. Si tu veux me voir, rencontrele aussi.
Elle est restée muette quelques jours, puis est venue avec sa petitefille. Pierre a offert du thé au gingembre, a raconté une anecdote amusante sur son chien denfance. La petite éclatait de rire. Ma fille observait, attentive, un peu raide, mais sans colère.
En partant, elle a murmuré:
Je ne savais pas quil était si chaleureux. Peutêtre je devais simplement my habituer.
Je nattendais pas dexcuses, je nen avais pas besoin. Cette phrase suffit à me libérer du regard accusateur.
Aujourdhui, nous vivons calmement, sans spectacle, sans recherche dapprobation, simplement pour nous-mêmes. Ma fille a fini par accepter ma décision. Nous nen parlons plus souvent, mais le sujet nest plus évité. Et moi, je ne mexcuse plus dêtre heureuse.
Si je devais parler aux femmes de mon âge qui hésitent, qui craignent, je dirais:
On na pas besoin de demander la permission pour aimer.
Lamour na pas de date dexpiration, ni dâge. Il ne demande quun peu de courage pour souvrir, même si parfois il faut se battre un peu, même si lon entend dire: «Ce nest plus convenable».
Quand on se sent en sécurité avec quelquun, quand on rentre chez soi le sourire aux lèvres, quand le cœur bat à nouveau comme avant alors, cest le moment de vivre.







