Cher journal,
Ce matin, lors dune escapade à Lyon, je me suis installée dans un petit bistrot près de la Place Bellecour. Lendroit était animé : des voyageurs, le cliquetis des tasses, larôme du café fraîchement moulu et le parfum dun croissant à la cannelle qui séchappait de la vitrine.
Jai commandé un café au lait et, en regardant les façades colorées des boutiques, je mattendais à passer un aprèsmidi paisible. Soudain, entre le brouhaha, les rires et les conversations, jai entendu une voix que je connaissais depuis ladolescence.
Je suis restée figée. Ce nétait ni le serveur, ni un touriste de passage. Cétait cette voix inimitable, même après tant dannées. Mon cœur sest mis à battre la chamade, comme à mes dixhuit ans. Je me suis retournée lentement et je lai aperçu, quelques tables plus loin, vêtu dun long manteau sombre, en pleine discussion avec la serveuse, puis il a croisé mon regard.
Le temps sest suspendu un instant. Tous les souvenirs ont afflué : le bac, nos balades dans le parc, nos projets davenir. À lépoque, il était mon univers. Il me tenait la main et promettait de ne jamais me quitter. Et pourtant, il est parti, sans un mot, sévaporant de ma vie comme un nuage. Pendant des mois, je nai plus pu reprendre mon souffle. Et le voilà, là, dans le même bistrot de Lyon, à me fixer.
Je ne savais pas quoi faire : rester assise, mapprocher, ou faire comme si je ne lavais pas vu. En une fraction de seconde, je me suis sentie comme une jeune fille, malgré les trenteplus années écoulées. Il ma reconnue, je lai vu dans ses yeux. Après une hésitation, il a fait un pas vers moi.
« Lison ? » at-il demandé, incertain, et sa voix ma transpercée à nouveau. Jai hoché la tête, muette, le cœur martelant, les mains moites, la gorge sèche, comme si le bistrot sétait vidé et que nous ne formions plus que deux silhouettes.
Il sest installé en face de moi. Au début, la conversation était prudente, parsemée de questions banales : « Comment vastu ? Où habitestu ? Astu des enfants ? » Mais sous la surface, dautres émotions pulsaient. Chaque regard semblait dire : « Tu mas manqué ».
Il ma raconté quil vivait à létranger, que la vie navait pas suivi le plan quil sétait tracé, que son mariage sétait effondré et quil vivait désormais seul. Sa voix portait la fatigue, mais aussi la chaleur que je navais jamais oubliée. Jai limpression que ces trois décennies se sont envolées, et que je me retrouve à nouveau à la table dun garçon dont je suis tombée amoureuse pour la première fois.
Nous avons parlé pendant des heures. Le bistrot sest vidé, les serveurs rangèrent les tables, et nous restions là, face à face. Il ma confié navoir jamais oublié cet été-là, que parfois il se demande à quoi aurait ressemblé notre vie sil avait eu le courage de rester. Dans ses yeux, jai vu le regret, mais aussi une once despoir.
Quand nous sommes sortis ensemble sur la Place Bellecour, Lyon silluminait de mille feux. Les réverbères se reflétaient sur le pavé mouillé, des musiciens jouaient de vieux airs sur un coin de rue. Nous marchions côte à côte, silencieux, comme si chaque parole pouvait briser la magie du moment.
Avant de se quitter, il a murmuré : « Puisje tappeler ? » Et là, jai compris que mon existence bien ordonnée, ma routine quotidienne, se trouvaient soudainement en question. En un instant, jai ressenti ce frisson dadolescente que je pensais perdu : le tremblement du cœur, la nostalgie, le désir de proximité.
Je ne sais pas ce que lavenir nous réserve. Je ne sais pas si nous aurons le courage de nous offrir une seconde chance. Mais je sais une chose : ce jour-là, à Lyon, jai cessé dêtre la femme qui croyait que les plus belles années étaient derrière elle. Jai compris que la vie peut nous surprendre quand on sy attend le moins.
Une certitude demeure : depuis cet instant, rien ne sera plus jamais comme avant. Un seul regard, une voix du passé ont réveillé en moi quelque chose que je pensais mort à jamais.







