15avril 2024
Ce matin, dans la salle dattente du cardiologue, un inconnu sest installé à côté de moi. Au lieu du habituel «bonjour», il sest penché légèrement et a demandé : «Êtesvous déjà allée au camp descalade des Houches? Vous avez une petite cicatrice au-dessus de la paupière droite je la reconnais.»
Jai senti mon œsophage se serrer. Cette fine ligne, que je ne vois presque jamais dans le miroir, ma soudainement rappelé une vieille plaie. Lodeur du désinfectant, le bourdonnement de la fontaine à eau, les toux et les hoquets des patients autour se sont tus. Il ne restait que sa voix et le soleil daoût dil y a quarante ans.
«Camp descalade, 1984?» atil suggéré, comme sil assemblait prudemment un puzzle. Jai hoché la tête. La cicatrice était le souvenir dune chute sur un rocher au bord de la cascade du Hérisson ; la coupure était petite, mais le sang coulait à flots, et un garçon en veste rouge ma collé un pansement et y a dessiné un petit visage souriant.
Je racontais toujours cela à mes enfants : le geste sympathique dun inconnu. Jamais je ne leur ai dit que pendant tout le séjour, je scrutais du regard cette veste rouge.
«JeanBaptiste», sest présenté alors, comme sil concluait une phrase commencée quarante ans plus tôt. Il gardait le même sourire timide, lhumour qui cache une gêne.
Les rides autour de ses yeux rendaient limpression que tout ce qui sest passé avait laissé une trace non amère, mais chaleureuse. Il sest rapproché, surveillant mon sac. «Jai remarqué la cicatrice quand vous avez remonté vos lunettes. Jai pensé : si ce nest pas vous, le destin aime vraiment jouer des tours.»
Jai pris une profonde inspiration et ai répondu : «Le pansement avec le petit visage». Il a ri comme on le fait autour dun feu, quand les chansons connues de tout le pays résonnent. À travers la vitre de la salle, le parc, les châtaigniers balancés par le vent doctobre étaient visibles.
Linfirmière, masquée, annonçait les noms, son stylo claquant sur la liste. Le tout suivait son cours habituel, mais javais limpression que le temps faisait un détour, revenant au moment où nous avions pris une direction opposée.
Nous parlions à voix basse, comme pour ne pas réveiller trop brutalement les souvenirs. Il a raconté quaprès lété du camp, il avait quitté les Houches avec ses parents, sans dire au revoir. Il avait écrit une lettre, mais navait jamais trouvé dadresse.
Jai expliqué que javais longtemps guetté le tableau daffichage du centre, sans but réel. Puis les études, le travail, le mariage, les enfants, ont transformé ma vie en une suite de tâches. Le fusil rouge avait disparu, il ne restait que la cicatrice.
«Quelquun a laissé un dossier de résultats à la réception!», a crié quelquun à la porte, et le bruit des chaises qui se déplacent, des gobelets en papier, des pas pressés, est revenu comme la marée. Jai remarqué que JeanBaptiste tenait dans sa main une feuille dorientation pour un écho cardiaque.
«Arythmie», atil marmonné, miblague. «Peutêtre à cause des Houches, de lautomne, ou simplement parce que nous nous retrouvons après quarante ans.» Un sourire sest dessiné sans que je le veuille.
Il a posé des questions sur mes randonnées, mes sentiers préférés, si je prenais encore du thé au citron comme avant. Jai répondu avec prudence, sans trop mexposer, tout en absorbant sa présence comme la chaleur dune main en plein hiver.
Nous avons évoqué les tentes, lhumidité des sacs de couchage, le prof de géo qui sétait trompé de direction, et cette photo de groupe où je clignais de lœil. Je ne me souvenais pas quil était à mes côtés à ce moment ; il, oui.
Soudain, je lui ai demandé : «Pourquoi nastu pas approché un soir, au camp?» Il a haussé les épaules. «Javais peur que tu naies pas retenu mon prénom. Pour un ado, cétait la fin du monde.»
Jai gardé pour moi le souvenir de son parfum de veste, du compte à trois avant que la flamme dune bougie en pot ne séteigne. Ces mots sont restés dans le grenier daoût.
Linfirmière a appelé son nom. Il sest levé, sest retourné et a demandé, presque timide : «Si ce nest pas trop bête on prendra un thé un jour?Un thé au citron et au miel, comme après la descente du MontJoly.»
Il a pointé du doigt le comptoir avec les brochures, comme sil y avait un espace entre les conseils sur le cholestérol et la notice sur lactivité physique pour y déposer un numéro. Jai remarqué son alliance fine et droite. Jai regardé la mienne. Le métal a brillé froid sous les néons. Il a froncé les sourcils. «Aije trop demandé?» atil ajouté rapidement. «Je ne sais pas ce qui est permis ou non.»
«Il est permis de se souvenir,» aije murmuré, presque à peine. «Et après, on verra.»
Il a disparu derrière la porte blanche du cabinet, et je suis resté seul, avec le tictic de lhorloge et le frottement de mes chaussures. Jai pris une brochure et y ai noté son numéro au dos. Avant de la glisser dans mon sac, on ma appelée.
Le docteur, dun ton ensoleillé, a posé ses mains froides, a noté, a hoché la tête. «Le cœur bat régulièrement pour votre âge, cest très bien,» atil déclaré en retirant le stéthoscope. Jai pensé que le cœur est facétieux : il peut être sain et pourtant imprévisible.
Je suis sorti le premier. La salle dattente était presque vide, les lumières de lECG clignotaient comme des petites étoiles. Je me suis repassé sur le même fauteuil, à côté de mon sac, comme si ce mouvement pouvait remonter le temps de quelques minutes et rapprocher lavenir.
Je fixais la porte du cabinet, ressentant un mélange étrange de sérénité et de tension. Estil possible quune simple conversation dans la salle dattente réécrive une histoire que javais jugée close?
Le téléphone a sonné. Numéro inconnu. Avant que je ne décroche, le vibreur sest tué. Jai rangé le portable, repris la brochure pliée en deux, puis encore en quatre, comme un gruepapier qui ne volerait jamais. La télévision au registre diffusait les bulletins météo : front froid, pluie dans les montagnes. Un sourire sest dessiné sur mes lèvres en entendant le mot «montagnes», comme un petit message.
JeanBaptiste est ressorti peu après, dossier à la main, un sourire que lon peine à qualifier dautre que courtois. Jai fait deux pas, je me suis arrêté. Dans ma main, la petite note pliée. Nos regards se sont rejoints, comme autrefois, au-dessus du pansement.
En une fraction de seconde, tout sest aligné : les enfants à qui jai enseigné à ne pas désirer limpossible, le mari qui dort depuis des années du côté gauche du lit, le monde qui naime pas quon se sente jeune quand lâge persiste comme un calendrier. Cette pensée muette ma rappelé que parfois le hasard devient la clef dune porte quon navait pas prévue douvrir.
Jai tendu la main. La sienne a suivi. La note a glissé entre nos doigts et est tombée sur le siège voisin, suspendue entre nous comme un pendule. La lumière a dansé sur nos alliances. Aucun de nous ne sest penché.
«Je dois y aller,» atil dit. «Moi aussi,» aije répondu. Nous avons hoché la tête, comme de vieux amis qui savent quil existe des mots plus légers que le silence et plus lourds que les déclarations.
Je me suis retourné en premier, lui après. Après trois pas, je me suis retourné, il se dirigeait déjà vers la réception. La note restait là, tachetée blanche sur le cuir bleu, semblable à ce pansement daoût passé.
Chez moi, devant le miroir, jai effleuré la cicatrice. Cest une simple ligne, mais elle transporte en une seconde tout le corps à cet été de quarante ans. Le soir, jai préparé un thé au citron et au miel, qui sest mis à fumer comme pour rappeler ce qui revient toujours. Le téléphone était posé, écran tourné vers la table; je nai pas vérifié sil y avait eu appel.
Je ne sais pas vraiment ce qui sest passé aujourdhui : une rencontre fortuite ou une répétition générale avant quelque chose qui aurait pu commencer si nous avions été dix ans plus jeunes ou un peu plus audacieux.
Dans la poche latérale de mon sac, jai retrouvé la brochure pliée avec le schéma dun cœur sain, marquée dun trait de stylo. Il ne manquait plus quun geste. Peutêtre que cest toujours ce geste, un peu trop ou un peu trop peu, qui façonne toute notre existence.
Leçon : parfois, le destin se glisse entre les petites cicatrices et les notes oubliées, et cest à nous de décider si nous voulons le laisser passer ou le saisir.







