Je suis parti chez le boulanger pour acheter du pain, et je ne suis jamais revenu. Jai laissé une tasse de thé à moitié remplie, mon téléphone branché à la prise du salon, et ce fameux « jarrive tout de suite » qui, pour moi, signifiait toujours quinze minutes.
Jattendais, comme on attend le dernier métro: le cœur serré, mais sans paniquer. Dix minutes. Trente. Une heure. Quand jai appelé une troisième fois, le combiné a sonné dans le hall dentrée.
Je suis allé à la boutique. La boulangère se souvenait de ma veste bleue et du fait que javais mis le pain de côté, «parce que javais oublié mon portefeuille». Je suis sorti dans la rue les mains vides, convaincu davoir fait une bêtise, sans savoir quoi.
Après, ce nétait que le poids du quotidien: le commissariat, le «veuillez patienter», les formulaires à remplir, la photo à publier sur les réseaux, le numéro de dossier. Ce soirlà, jai mis de leau sur les pâtes et je nai pas pu manger seule, la première fois de ma vie.
Les jours, les mois, les années ont passé. Jai appris à vivre comme quelquun qui partage un appartement mais nen utilise pas les objets de la même façon. Jai laissé sa brosse à dents dans le verre, même si le dentifrice était déjà sec.
Jai rangé ses bottes dhiver dans une boîte sans y apposer son nom. Jentretenais lespoir, timide et tenace, quun aprèsmidi le téléphone sonnerait à nouveau et que jentendrais son «je suis là, jarrive ». Lespoir ma déchiré, sest insinué en moi, puis sest logé au plus profond.
Après trois ans, jai arrêté de me retourner instinctivement en sortant. Après cinq, jai compris que «disparu» nétait pas un état transitoire, mais une façon dexister tant pour les absents que pour les restés. Après huit ans, jai commencé à emballer les cartons: les choses que je nutilise plus, celles que je ne veux plus utiliser, celles que je ne devrais plus toucher si je veux vraiment avancer.
Cest alors quest arrivée une petite boîte anonyme. Une enveloppe à bulles, sans expéditeur, seulement mon adresse, sans nom. À lintérieur, un cahier à carreaux, comme à lécole, et une petite clé en métal avec le numéro «12». La première page portait mon prénom, écrit à la main: un A penché, un L tiré. En dessous: «Si tu lis ces lignes, cest que je nai pas pu revenir.»
Je me suis assis à la table de la cuisine et jai lu comme qui débute un livre au milieu, faute de force pour le commencement. Le cahier était brut et sincère: pas de mots grandsiloquents, juste des dates qui sautaient comme des pierres dans un ruisseau. Première entrée: «Ce jourlà, avec le pain. Je ne pouvais plus respirer.
Je me suis arrêté devant le passage piéton et je me suis demandé: comment texpliquer tout ça? Ensuite, des phrases lourdes, nerveuses, sur une dette dans laquelle je métais embourbé, «pour que lon sen sorte avant la fin de lannée», sur un homme qui «commençait à traîner sous limmeuble», sur la honte qui grandit quand on ne sait pas dire la vérité. «Je savais que si je revenais, je ten mettrais la responsabilité sur les épaules. Jai pris le premier bus. Vers la mer, le plus loin possible.»
Une autre note, quelques semaines plus tard: «Je pensais revenir une fois la dette payée. Mais jai croisé quelquun qui ma reconnu sur ta photo dété au quai. Elle ma demandé si tout allait bien. Jai menti.
Puis je suis devenu pour son fils ce que jaurais voulu être. Un homme qui se jette à leau, quon relève ensemble. Je suis resté. Pas par amour, mais par peur de tout détruire si je rentrais. Tu diras que je fuyais. Tu as raison. Jai fui.»
Le cahier ne réconfortait pas. Il ne contenait ni «je taime», ni «je reviendrai». Les excuses étaient comme des fissures dans du verre: visibles, mais impossibles à polir. Il indiquait ladresse dun petit village côtier et le nom dune auberge où je devais «aider à préparer les lits jusquà la fin des vacances, puis les bateaux». La phrase qui a retenu mon attention: «Si un jour tu le souhaites la clé est pour le casier du port, 12. Jy ai survécu aux tempêtes.»
Je suis parti. Jai conduit comme qui voudrait rembobiner un film jusquà la scène où tout se passe autrement. Le petit port sentait le poisson et le goudron. Jai trouvé le casier, bas, en bois, avec le numéro usé.
La clé a tourné. À lintérieur, de petits objets: une fine veste de pluie, un vieux canif, une photo dun garçon tenant un drapeau en papier. Et une enveloppe signée «Aline», mon prénom, comme il le disait toujours.
Le mot à lintérieur était bref, hâtif: «Aline, je voulais revenir. Chaque jour je cherchais les mots pour te dire que tu ne devrais pas me haïr. Mais je suis lâche. Je nai pas pu franchir la porte les mains vides et avouer mes bêtises. Je suis resté parce que quelquun avait besoin de moi, et toi tu sais te débrouiller mieux que moi. Pardon. Si tu viens un jour, parle à la barmaid du «Chez Irène». Elle ten dira plus. Je ne serai probablement plus là.»
La barmaid du «Chez Irène» était la même femme que sur la photo. Je lai reconnue à ses cheveux attachés avec un élastique et à son bracelet fin à perle bleue. À ma vue, elle sest figée, comme si une légende venait de renaître. Nous nous sommes assises sur des chaises en métal dont les pieds grinçaient sur les carreaux.
Je lappelais «Jean», atelle commencé avant que je ne puisse dire un mot. Il était venu aider. Dabord les lits, puis les bateaux. Il était discret. Il ne buvait pas. Il ne posait pas de questions, mais il écoutait. Elle a souri tristement. Ce nétait pas mon homme. Cétait un homme qui avait sauvé mon fils quand la vague la arraché du quai. Il était resté, pensant enfin servir à quelque chose.
Je nai pas demandé ses sentiments. Je ne voulais pas savoir sils avaient partagé un lit. Je voulais savoir pourquoi il navait pas appelé, alors quil avait mon numéro, quil connaissait ma voix.
Jai appelé une fois, atelle déclaré après un instant, depuis son téléphone. Personne na répondu. Elle a donné la date. Jétais de garde, mon ordinateur était en panne, je courais entre les étages toute la journée. Ma liste dappels comportait vingt numéros, aucun non enregistré.
Et après?jai demandé.
Puis il est tombé malade, atelle répondu. Rien de grave au départ, juste un épuisement. Puis ça a empiré. Elle a levé les yeux. Il ma demandé de ne pas lappeler avant davoir la force de venir moimême. Il disait que, sil avait causé assez de honte, il reviendrait au moins sur ses propres jambes.
La vérité étaitelle là? Protectaitelle son image, ou se défendaitelle? Mes questions seffondraient comme du pain rassis dans une soupe, en miettes quon ne peut avaler quen silence.
Au port, à côté du casier 12, pendait une affiche aux noms des pêcheurs disparus: prénoms, patron, date de la messe. Son nom ny figurait pas. «Jean» non plus. Peutêtre étaitce bien ainsi. Peutêtre non. Peutêtre moffraitcela le droit de décider si, dans mon histoire, il meurt vraiment ou sévanouit.
Le coucher du soleil fendu leau en deux. Je me suis assise sur le quai et, pour la première fois depuis des années, jai senti que je pouvais respirer plus profondément, même si lair navait pas changé. Jai sorti le cahier, jai effleuré le mot «Aline». Au loin, un rire denfant a éclaté celui de la photo, ou celui dun autre qui ne nous connaît pas.
Je suis rentrée chez moi avec la clé dans la poche et la carte du «Chez Irène» que je ne perdrai plus. Jai posé le cahier sur la table, à côté de la tasse vide. Un instant, jai eu envie de le brûler sur le grill du balcon, comme on crame les cartes postales de vacances, pour ne pas être tenté. Au lieu de cela, je lai glissé dans la boîte à thé, celle où je garde les «pas pour maintenant».
Saisje enfin pourquoi il nest pas revenu? Jen sais assez pour que chaque version reste possible. Quil y avait une dette, une honte, un port, un garçon sauvé, un lâche qui na pas pu franchir la porte. Et quil y avait un semblant de courage tardif, insuffisant pour me laisser la clé et ces mots, plutôt que de disparaître sans trace.
Je ne sais pas ce que jen ferai. Je peux repartir, chercher les réponses que certains trouvent évidentes, dautres insurmontables. Je peux écrire aux noms inscrits sur laffiche et traquer les incohérences. Ou simplement refermer la boîte, la poser sur létagère et apprendre à vivre avec le fait que toutes les questions nont pas de réponses.
Peutêtre étaitce une trahison non pas dans le lit, mais dans le choix de ne pas revenir. Ou bien une tentative de secours, maladroite et douloureuse, mais la seule à sa portée. Ce quil a laissé nest pas seulement une lettre et une clé. Cest le choix de raconter son absence: comme un affront, comme une fuite, comme lhistoire dune peur et dun salut.
Chaque fois que je vais acheter du pain, je regarde les pains sur létagère un peu plus longtemps que nécessaire. Parfois, jen prends deux. Lun je ramène chez moi. Lautre je le dépose sur un banc de parc. Non pas parce que je crois aux signes, mais parce que je veux me souvenir que certaines routes peuvent être inversées, dautres non. La nôtre? Je nen suis pas sûr. Et cest peutêtre pourquoi je garde encore cette clé dans ma poche.







