15mai2025
Ce matin, alors que je me préparais à prendre le métro pour le travail, jai aperçu une enveloppe blanche sur le comptoir de la cuisine. Le timbre de lancien lycée était légèrement effacé, rappelant les vingt dernières années sans y remettre les pieds. Mon fils, Lucas, lavait posée là à côté du pain sans même regarder.
Jai découpé le coin avec le couteau de poche et jai retiré une carte épaisse. « Chers camarades de la promotion 1996 », lisait le texte, tout à fait standard, ponctué dun petit smiley dessiné à la main. La date, lheure et ladresse du café «Le Vieux Banc», à deux pas du lycée SaintExupéry, étaient inscrits en bas, suivis de la signature: «Coordinateur de la rencontreAndré Duval».
Le nom ma piquée comme une aiguille. Je lai relu, comme si je pouvais me tromper. Un souvenir sest immédiatement rappelé : le tableau daffichage près de la salle de chimie, un tableau à carreaux maintenu par des punaises. Mon nom y était collé, accompagné de quelques lignes écrites dune main étrangère. À ce moment-là, ces mots mont semblé un effondrement.
« Maman, cest quoi? » a demandé Lucas en enfilant ses baskets depuis le couloir.
« Cest une réunion de promo », ai-je répondu sans vraiment savoir pourquoi, puis jai glissé la carte dans mon sac. « Dépêchetoi, tu vas être en retard. »
Après avoir laissé Lucas sortir, jai refermé la porte et my suis appuyée, le dos contre le bois. Les réunions de promo, je me suis toujours répétée, ce nest pas mon style. « Pourquoi y aller, regarder les belles voitures? » je me disais face aux rares invitations sur le groupe Messenger du lycée. Mais là, linvitation était tangible, sur papier, avec la signature au bas de la page.
André. Au collège, on partageait le même bureau en quatrième, on préparait ensemble un exposé dhistoire. Il me prêta des cassettes de musique, maidait en mathématiques et lançait des blagues en classe. Javais lhabitude de son attention, même si je ne lavouais jamais à moimême. Puis, ce tableau daffichage.
Pendant la récré, Lise, une camarade du lycée, sest précipitée vers moi, les yeux brillants: «Tu as vu? Allons!» Une note était accrochée, censée être écrite de ma main: «Cher André, tu me plais tellement». Le texte était long, mon visage sest teinté de chaleur. La signature était la mienne. Lécriture y ressemblait, mais ce nétait pas la mienne. En bas, quelquun avait ajouté: «AuteurMélusine P.».
Le groupe a éclaté de rire. André, debout sur le côté, ne riait pas mais ne sest pas mêlé non plus. Il sest approché et a murmuré: «Je nai rien à voir làdessus.» Je nai pas cru un mot. Qui aurait pu deviner que je nétais pas indifférente à ses yeux? Qui aurait pu transformer mes pensées en raillerie?
Depuis, nos échanges se sont faits rares. En onzième, il a déménagé, nous sommes redevenues de simples anciens camarades. Au bal de promo, il ma souhaité «bonne chance», je lai quittée dun regard glacial. Puis le lycée, le mariage, le divorce, le travail, les crédits Et toujours ce petit morceau de verre: André, lhomme qui mavait exposée à la rigolade.
Ce soir, jai ressorti la carte. Le groupe de la promo discutait depuis plusieurs jours de la rencontre, les notifications défilaient sans que je ny ouvre. Jai fait défiler les photos des enfants, les blagues, les kilos pris ou perdus, les adresses. Un message dAndré: «Les gars, jai réservé la salle, voici le menu, dites qui vient vraiment». Son avatar montrait un quadragénaire sans prétention, en chemise, devant un bureau.
Je suis restée longtemps devant lécran, hésitant entre partir ou rester. Un mélange denvie et dirritation me traversait. Finalement, jai tapé: «Jirai». Quelques cœurs et emojis ont suivi. André a rapidement répondu: «Parfait, content de te revoir.»
Jai éteint le téléphone et je me suis mise à faire la vaisselle, cherchant à ne pas repenser à ce que javais accepté.
Les jours précédant la soirée se sont écoulés dans le tourbillon du travail. En tant que comptable dans une petite firme de gestion, les dossiers, les appels et les bilans ne me laissaient guère de répit. Au déjeuner, mes collègues parlaient vacances et prix des produits, et je me surprenais à replonger mentalement dans le couloir du lycée, devant ce tableau.
La veille, jai appelé mon amie duniversité, Sophie.
«Tu imagines? Jai une réunion de promo,» aije dit en versant du thé.
«Ah! Tu disais toujours que ce nétait pas ton truc.»
«Il y a une personne» aije hésité. «Avec qui jai un compte à régler.»
«Un ancien?»
«Pas vraiment, un ancien camarade. Il ma vraiment blessée.»
Sophie a ricané: «Quarantecinq ans et on rumine encore les trahisons du lycée. Allez, va. Le pire, cest quil reste le même idiot. Le meilleur, cest que tu refermeras le chapitre.»
Jai souri sans répondre, puis jai fouillé mon placard pendant des heures, cherchant une tenue qui ne crie pas «regarde, jai réussi». Jai finalement opté pour une robe bleu marine sobre et une veste gris perle.
Le jour J, je suis partie tôt. Dans le métro, je regarde la fenêtre, essayant dimaginer qui avait changé, ce quils diraient, quelles questions surgiraient. Les visages des anciens camarades, leurs surnoms décole, leurs histoires se bousculaient dans ma tête.
Le café était au rezdechaussée dun centre daffaires, à deux pas du vieux lycée. À lintérieur, rien dexceptionnel: tables en bois, canapés moelleux, comptoir de bar. Des figures familières sétaient déjà rassemblées.
«Mélusine!» a crié Lise, aujourdhui aux lunettes et coupe courte. Nous nous sommes serrées maladroitement. «Regarde qui je tai amenée.»
Derrière elle, un homme de taille moyenne, jean et chemise claire, le visage connu mais un peu plus large, les cheveux grisonnants aux tempes.
«Bonjour,» a dit André. «Content de te voir.»
Jai hoché la tête, sentant la tension remonter.
«Bonjour.»
Une dizaine de personnes étaient déjà assises. Certains avaient grossi, dautres étaient plus squelettiques. Ils riaient, partageaient des photos sur leurs téléphones, évoquaient les professeurs. Je me suis installée près du bord, prête à fuir si besoin.
Les premières minutes furent des conversations banales: «Tu travailles où?», «Combien denfants?», «Quel quartier?». Certains parlaient dun déménagement en banlieue, dune hypothèque. Jai parlé de mon cabinet comptable, de mon fils et de son bac. Lise se plaignait de son chef.
«Et toi, que faistu?» aije demandé à André, qui venait de se servir un jus.
«Je dirige une petite société de conseil en comptabilité et automatisation. Toujours à la dernière minute, toujours le feu», a-t-il répondu en souriant.
«Et toi?»
«Comptabilité, petites entreprises, déclarations, tout comme tu aimes le dire.»
Il a souri, et le sujet a glissé vers les souvenirs du lycée. Un camarade a levé son verre en lhonneur du «meilleur groupe» et de «notre amitié». Les verres ont tinté.
Puis, Lise a évoqué le fameux tableau daffichage.
«Vous vous rappelez de la lettre damour sur le tableau?»
Mon visage sest teinté. Jai baissé les yeux sur ma assiette.
«Oui, oui,» a repris Serge, le farceur de la classe. «Il était écrit»
«Ne le dites pas,» aije murmuré, mais il a continué.
««Mélusine, je taime, je veux tépouser»,» a-t-il lu en riant. «Et on la accroché au tableau.»
Des rires ont éclaté, certains gênés. André, assis en face, observait.
«Je ne comprends toujours pas qui a fait ça,» a dit Lise. «On a failli se battre.»
«Je sais,» a déclaré André dune voix inattendue.
Le silence est retombé. Jai levé les yeux vers lui.
«Alors, qui?»
Serge a pressé la question.
André a soupiré.
«Ce nétait pas moi. Jai voulu lenlever mais je nai pas eu le temps.»
«Qui la mis?»
Serge a insisté.
André a hésité, puis a regardé Lise.
«Ton cousin, tu te souviens?Il venait à la récré et voyait nos échanges, les cassettes que je te donnais. Il a trouvé ça drôle et a collé la note.»
Lise a froncé les sourcils.
«Vraiment?Tu en es sûr?»
«Il ma avoué plus tard,» a confirmé André. «Jai voulu taborder, mais tu mas regardée dune façon qui ma fait reculer.»
Je lai écoutée, sentant un déclic. Je me souvenais de ce regard, de mon refus. Le mystère semblait résolu.
«Voilà,» a conclu Serge. «Mystère élucidé.»
Le reste de la soirée a continué, les rires se sont mêlés aux dialogues sur le passé. Jai finalement quitté la table, prétextant un appel. En sortant, le froid du soir ma frappée, mais je nai pas appelé personne. André ma rejoint.
«Tu veux respirer un peu?» a-t-il demandé.
«Ce nest pas ma rue,» aije répondu, sans contester.
Nous avons observé les voitures rares passer, les voix du café séloigner. André a fini par dire:
«Je nai jamais su comment tu las pris,» il a admis. «Je pensais quavec le temps tu serais indifférente.»
«Avec le temps la douleur est moins vive,» aije rétorqué, puis jai ajouté avec un sourire: «Je pensais même que cétait toi qui lavait organisé.»
Il a baissé les yeux, un peu penaud.
«Javais seize ans. Javais peur davouer que je taimais, car alors il faudrait agir.»
Il a parlé de son sentiment dêtre un «idiot», dune adolescence pleine de silences.
Je lai écoutée, sentant le poids des années. Il a ensuite posé la question qui change tout.
«Pourquoi me le distu maintenant?»
«Parce que je suis fatiguée dêtre le méchant de ton histoire,» a-t-il répondu. «Et parce que je voudrais parler dautre chose.»
«De quoi?»
«De travail.»
Il a expliqué quil dirigeait une petite société de consulting, quil suivait mes posts, quil admirait ma rigueur. Il voulait un partenaire comptable, quelquun qui comprendrait ses exigences. Il ma proposé de commencer avec un projet, sans tout quitter dun coup.
Jai senti mon cœur se serrer. Après trente ans, le même «traître» me lançait une offre. Jai demandé si cétait sérieux.
«Oui,» a-t-il souri. ««Oublions le passé et gagnons ensemble», mais il a ajouté quil voulait que ce soit une vraie collaboration, pas une simple aide.
Je lai interrogée sur les implications: mon fils, mon prêt immobilier, mon salaire stable. Il a compris, a proposé de commencer doucement, un ou deux clients, un contrat séparé, et de rompre si ça ne collait pas.
Les mots «à égalité» mont frappée. Au lycée, il était toujours en avance, plus sûr de lui. Maintenant, il parlait dégalité.
«Tu sais,» aije fini, «cest agréable dentendre ces paroles,» aije dit. «Mais je ne peux pas tout remettre en jeu dun seul coup.»
Il a acquiescé. Le soir, je suis rentrée, jai rangé la vaisselle, et mon fils, assis à la table, a demandé comment sétait passée la soirée. Jai menti légèrement, disant que tout était «comme dhabitude», mais que les visages changeaient.
Le lendemain, jai retrouvé le fichier dAndré dans ma boîte mail: plan préliminaire, clients potentiels, tarifs, risques. Jai lu, noté les pouretcontre. Le tableau des avantages: projets intéressants, évolution, flexibilité. Les inconvénients: incertitude, besoin de reconstruire, finances précaires.
Le soir, autour dun plat de ratatouille, jai demandé à Lucas sil était daccord pour que je prenne un risque. Il a haussé les épaules, «Si ça taide, je te soutiens,» a-t-il dit.
Ce matin, jai envoyé un court message à André: «Jai lu le plan. On se voit pour en parler?Je veux que tout soit clair juridiquement et financièrement.» Sa réponse a été rapide: rencontre samedi au café du métro, il apportera les calculs.
Samedi, nous étions assis à une petite table près de la fenêtre. Il a déballé les chiffres, a expliqué la répartition des tâches, les marges, les risques. Il na pas cherché à enjoliver, il a parlé honnêtement.
«Si à un moment tu décides que ce nest plus pour toi, on pourra se séparer sans drame,» a-t-il déclaré. «Je ne veux pas que notre collaboration devienne une nouvelle blessure.»
Jai senti une partie de moi parler à un collègue, non plus à André du lycée. Les souvenirs restaient, mais ils ne dictaient plus tout.
«Tu sais,» aije commencé, «jai longtemps utilisé le rôle de victime pour ne pas avoir à me remettre en question. Cela était plus facile que dadmettre que jaurais pu agir différemment.»
Il a hoché la tête. «Jai moi aussi eu peur de révéler ce que je ressentais,» a-t-il admis. «Cétait plus simple de rester silencieux.»
Je suis restée un moment en silence, puis jai dit: «Je ne peux pas promettre que toutes mes rancœurs disparaissent dun coup, mais je peux essayer de ne plus les laisser guider mes décisions.»
Il a souri, «Cest déjà beaucoup.»
Après la discussion, nous avons conclu: un client pilote, moi qui garde mon emploi actuel, et si tout se passe bien, on élargira la collaboration.
En sortant du café, le soleil pâle éclairait la ville. Jai regardé les passants, les klaxons, un enfant qui crie au loin. Jai pensé à la première fois où, àEn rentrant chez moi, je sentais enfin le passé sestomper doucement, laissant place à un futur que je pouvais enfin choisir.







