La Maison de Campagne sans Effort

Lorsque le TER sest arrêté sur la petite plateforme, André, dernier à descendre du wagon, a jeté un dernier regard vers la ville qui séloignait derrière lui. De là, on ne distinguait que la bande de forêt et la barrière rouillée longeant les rails. Pourtant, il sentait encore la présence de la ville, avec ses bouchons, ses réunions interminables et son air toujours trop chargé.

Il a ajusté son sac à dos, a pris la chaise pliante dans son étui et sest dirigé vers le sentier étroit où déjà sétirait la file des vacanciers du domaine « Le Saule ». Certains arrivaient avec des brouettes, dautres avec des sacs, dautres encore portant des plantules dans des caisses en plastique. Devant lui, une femme poussait deux seaux dont dépassaient des tiges de tomates vertes.

Attention, il y a une racine, la prévenue-elle en se retournant.

Merci, a acquiescé André, sautant par-dessus la racine proéminente dun bouleau.

Il nétait pas encore habitué à ce chemin. Il avait acheté un terrain au sein du lotissement « Le Saule » un mois auparavant, mais ne venait réellement que les weekends. Jusquici, il sétait surtout occupé de papiers, de rendezvous avec les électriciens, de changer le vieux compteur et de déblayer le petit chalet.

Le terrain venait dune veuve solitaire qui avait déménagé chez son fils. Une petite cabane, un grenier bancal, deux pommiers et des platesbandes envahies par les orties. Mais le grand avantage était le silence, et le fait que le terrain se trouvait au cœur du lotissement, loin du bruit de la route.

André a franchi le gardemanger, a salué le surveillant vêtu de camouflage qui lisait le journal sur le banc, puis a tourné dans la troisième allée. Le sentier était poussiéreux, parsemé de nids de poule, bordé de fossés deau trouble. À gauche comme à droite sétendaient des clôtures de grillage, de tôle ondulée ou de panneaux de polycarbonate, derrière lesquelles se dessinaient des maisons, des serres recouvertes de film plastique et des rangées bien rangées de platesbasses.

Devant la porte du domaine, un homme trapu, vêtu dun vieux béret, bricolait quelque chose sur un poteau.

Bonjour, a dit André en ralentissant le pas. Cest mon terrain.

Lhomme sest redressé, sest essuyé le front dune main et a souri.

Ah, vous êtes le nouveau, je suis Pierre, votre voisin, a-t-il salué du geste la parcelle voisine où trônait une serre flamboyante et une petite maison à toit vert. Je vous mets une pancarte, sinon on vous demande toujours qui vous êtes.

Sur le poteau pendait un morceau de plastique sur lequel était inscrit à la main « Parcelle 38. André ».

Merci, a répondu André, un peu gêné. Je nai même pas encore

Pas de souci, a répondu Pierre en séloignant vers sa clôture. Vous vous installez ? Vous avez déjà un potager en tête ?

André a débloqué le cadenas rouillé, a poussé le portail grinçant et est entré. Lherbe touchait les chevilles, un bout de friche se tenait dans un coin, la cabane était décriée mais solide. Il avait déjà repéré des planches près du chalet, quelques fauteuils confortables, un barbecue et, peutêtre, un hamac entre les pommiers.

Honnêtement, je ne compte pas faire de potager, a-t-il déclaré en posant son sac sur le porche. Je veux surtout un coin repos, une table, de lombre.

Un bref silence sest installé. Pierre a plissé les yeux.

Sans platesbasses, alors ? a-t-il demandé. Du tout ?

Peutêtre quelques buissons de cassis, a plaisanté André. Et des herbes en pot.

Pierre a haussé les épaules.

Ah, la petite maison, atil dit sans mépris mais avec étonnement. Chez nous tout le monde a un potager. On ne gaspille pas la terre, on y plante des pommes de terre, des oignons, du vrai produit, pas du supermarché.

André a haussé les épaules.

Jachèterai au marché, atil rétorqué. Ce dont jai besoin, cest le calme.

Pierre a secoué la tête.

La jeunesse aujourdhui atil marmonné, bien que André nen ait que quarantesept. Mais ne vous plaignez pas plus tard de ne rien avoir à faire.

Pierre est retourné à sa maison, André restant seul sur la parcelle. Il a retiré létui de la chaise pliante, la ouverte devant le chalet et sest assis. Le soleil était haut, les ombres des pommiers glissaient sur lherbe. Au loin, on entendait le bruit dun marteau, lodeur de terre mouillée et la fumée dun vieux baril où lon brûlait lherbe de lannée précédente.

Il a sorti une gourde et une tasse, sest servi un café et a ressenti une paix étrange. Aucun bruit de voitures, aucun voisin criard, pas de télé qui bourdonne derrière les murs. Seulement le souffle lointain dun chien et le bruissement des feuilles.

« Cest pour ça que je suis venu, » sestil dit.

Le même jour, il a fait la connaissance dune autre voisine. À gauche de sa parcelle, derrière le grillage, une femme mince en chapeau à larges bords arrangeait les platesbasses.

Bonjour, latil appelé. André, le nouveau voisin.

Elle sest redressée, sest essuyé les mains sur son tablier et sest approchée de la clôture.

Valérie, atelle répondu. Jai vu votre maison, vous avez bien choisi lendroit.

Oui, a souri André. Je voulais un endroit où je pourrais me reposer.

Se reposer, a répété Valérie, comme pour tester le mot. Mais qui va travailler ? La terre aime quon la touche.

Je travaille dans un bureau, a expliqué André. Toute lannée devant un écran. Javais besoin dun coin où simplement masseoir sur lherbe.

Valérie a jeté un œil à la chaise, au sac et au chalet.

Faites attention, atelle dit, un brin de pitié dans la voix. Pas comme le voisin qui ne faisait que se reposer, il a fini par se retrouver couvert dherbes, les moustiques à des tonnes, et il a tout vendu.

André a promis quil ne finirait pas ainsi. Il ne voulait pas transformer son terrain en friche. Il voulait de lordre, mais pas sous forme de rangées de pommes de terre, plutôt sous forme dune pelouse bien entretenue, de planches en bois et de coins confortables.

Le soir, il a posé une feuille sur la table et a esquissé le plan : le chalet, le grenier, les pommiers, un plancher en bois pour ne pas marcher dans la boue, un barbecue, une table pliante, quelques massifs de fleurs faciles à entretenir, et pourquoi pas un petit bassin si le temps le permettait.

Il souriait en dessinant, comme un enfant qui joue sérieusement.

Le weekend suivant, il est revenu avec une boîte à outils et un mètre. Dans le TER, deux femmes avec des plants en boîte discutaient du meilleur moment pour repiquer les tomates ; André se sentait étranger parmi elles, tenant non pas des plants mais du géotextile et un catalogue de mobilier de jardin.

Sur son terrain, il a dabord retiré les vieilles planches près du grenier et a commencé à tracer le futur plancher. Le soleil réchauffait, les oiseaux gazouillaient, pendant que Pierre faisait vrombir son motoculteur et que Valérie tendait du film plastique sur ses platesbasses, arrosant avec un arrosoir et éclaboussant le sol humide.

Vous ne plantez rien ? a lancé Pierre à travers le grillage.

Pas encore, a répondu André. Je veux dabord le plancher, pour masseoir confortablement.

Vous aimerez bien vous asseoir, a ricanné Pierre. Quand le prix des pommes de terre montera, vous serez prêt.

Laissele, est intervenu Valérie. Peutêtre quil a de largent.

Pas dargent, a rétorqué André. Je suis juste fatigué.

Pierre a haussé les épaules et sest tus. André a continué à manipuler les planches. Une petite voix intérieure lui demandait sil nétait pas en train de faire fausse route, alors que tout le monde cultivait. Mais il sest rappelé ce soir-là, après le travail, dans le métro, où il ne pouvait plus respirer correctement. Il avait besoin dun lieu où il naurait plus rien à prouver.

Il a soulevé la première planche, la mise en place devant le chalet, et a senti la décision se solidifier.

À midi, le plancher nétait quune esquisse: quelques planches posées sur des briques, mais suffisantes pour sasseoir sans que les chaussures ne senfoncent. Il a sorti des sandwiches, a versé du thé de sa gourde et sest installé sur son nouveau « terrasse ».

Vous construisez déjà une terrasse, a commenté Valérie.

Terrasse? sestil embrouillé. Juste pour ne pas être dans la boue.

Le confort, cest important, a répliqué doucement Valérie. Chez moi, cest toujours des platesbasse on sassoit et on se retrouve à la pelle.

André a souri, le cœur un peu plus léger.

Le soir, il était aussi fatigué quen creusant des platesbasses. Le dos lui faisait mal, les mains tremblaient. Mais en quittant le site, il a vu non plus une parcelle abandonnée, mais le début de quelque chose à lui.

Le mois de mai sest écoulé ainsi : chaque weekend, André venait, construisait, peignait, rangeait. Il a installé une table simple, acheté des chaises pliantes pas chères, suspendu une guirlande solaire sur le mur du chalet. Un jour, il a ramené de la ville un vieux barbecue encore robuste, qui reposait inutilisé chez un ami.

Les voisins le regardaient avec curiosité et un brin dincompréhension.

Alors, vous navez toujours pas planté les pommes de terre ? a demandé Pierre en passant avec un râteau.

Non, a répondu André. Jai semé du gazon.

Du gazon, a répété Pierre, comme sil goûtait le mot. Chez nous, ce nest pas «Euro».

Valérie venait parfois avec des concombres ou des herbes fraîches.

Tout est joli chez vous, disaitelle en regardant. Mais il ny a rien. Chez moi tout pousse, chez vous seulement une table et des chaises.

André ne contestait pas. Le soir, assis sur le plancher, il observait les platesbasses voisines et se demandait sil ne faisait pas fausse route. Peutêtre quune vraie maison de campagne devait avoir un potager?

Un aprèsmidi, alors quil démontait de vieilles pièces dans le grenier, Pierre est passé.

Dis, André, tu viens tout le temps tout seul ?

Pour linstant, oui, atil répondu. Mes enfants sont occupés, mon ex a ses affaires, mes amis ne font que promettre de venir.

Et ces chaises? atil interrogé en pointant le plancher. Comme un café.

Je veux un endroit où accueillir les gens quand ils viennent, a expliqué André, sentant que cela sonnait un peu naïf.

Pierre a haussé les épaules.

La maison de campagne, cest du travail. Le repos, on le trouve au salon.

Après son départ, André est resté longtemps assis, les pensées tournant autour du «travail», du «utilité», de la terre qui reste inutilisée. Il se rappelait son père, qui lavait emmené à la campagne près de la Loire: lever à six heures, labourer les pommes de terre, désherber les carottes, et le soir le père sasseyait sur un tabouret en disant que rien ne vient sans effort. André rêvait alors simplement de sallonger dans lherbe et de regarder les nuages.

Le temps a continué, et au milieu de juin, la chaleur de la ville a frappé. André a appelé son fils.

Simon, atil dit, viens ce weekend à la campagne. Jachèterai de la viande, on apportera des jeux de société. Invite quelquun si tu veux.

Simon, vingt ans, habitait en citéétudiante et sortait rarement.

La campagne? atil répété. Questce quon y fait ?

Jai un coin, atil répondu. Une table, des chaises, un barbecue. On peut juste sasseoir.

Simon a hésité, puis a accepté, promettant de voir qui appeler.

André a aussi appelé deux amis, Igor et Léa. Ils cherchaient depuis longtemps une occasion de se retrouver.

La campagne? a demandé Igor. Tu deviens maraîcher ?

Non, a ri André. Jai une maison de campagne sans potager. Venez voir.

Le samedi, il est arrivé le premier, sac à la main: viande, légumes, pain, quelques bouteilles de limonade, plus une valise de jeux de société. Il a installé la guirlande, dépoussiéré la table, rangé les chaises, allumé le barbecue. Lair était empli dodeur de charbon et dépinette.

Les voisins étaient déjà à leurs parcelles. Pierre saffairait avec son motoculteur, Valérie attachait des tomates.

Vous attendez des invités ? a crié-telle à travers le grillage.

Oui, mon fils et des amis arrivent, a répondu André.

Amusonsnous, a souri Valérie.

Pierre a jeté un œil au barbecue, à la table, à la guirlande.

Un dîner en plein air, alors, atil commenté. Mais pas de musique tardive, on se couche tôt ici.

Pas de souci, a assuré André. On restera tranquillement.

À midi, Simon est arrivé avec deux camarades: un garçon aux lunettes fines et une jeune femme aux cheveux courts. Peu après, Igor et Léa sont venus avec salades et une tarte.

Tous se sont installés sur le plancher. André, en les regardant, a vu son petit domaine sous un autre angle: le chalet, le plancher en bois, la table, les chaises colorées, le barbecue fumant, les pommiers, les parcelles voisines où saffairaient les autres.

Cest sympa chez toi, a dit Igor, parcourant du regard. Un peu comme au cinéma, mais sans piscine.

La piscine, je la ferai lan prochain, a plaisanté André. Gonflable.

Simon a souri, mais André a perçu son approbation.

Je pensais quil y aurait des platesbasses, a dit le fils. Mais on peut juste sasseoir.

Cest le but, a répondu André. Pas besoin de creuser.

Ils ont grillé de la viande, ri, raconté des anecdotes, joué à un jeu de société où il faut bâtir des villes à partir de cartes. Simon se disputait avec Igor sur les règles, la jeune femme racontait un voyage en Bretagne, Léa prenait des photos de la guirlande qui commençait à scintiller sous le soleil couchant.

Les voisins jetaient de temps à autre un œil. Valérie sest approchée du grillage, comme par hasard. Pierre, passant avec un seau, sest arrêté.

Entrez, a proposé André en le voyant. On a du barbecue.

Pierre a hésité.

Jai encore du travail, atil marmonné. La pomme de terre à biner.

Cinq minutes, a insisté André. Finalement, sous la lueur de la guirlande, nous avons compris que le véritable bonheur résidait dans la simplicité du moment partagé.

Оцените статью