Nadine Dupont descend du métro, haletante, après avoir fait les courses au marché du 4e arrondissement. Les sacs sont lourds, mais elle ne veut pas lésiner sur la qualité; sa pension, bien décente, lui permet dacheter des produits frais. Dans son petit appartement, le silence domine et la climatisation souffle un air frais. Elle pose les sacs sur la table de la cuisine et commence à déballer: pain, lait, fromage, une dizaine dœufs, légumes et fruits de saison, une boîte de caviar rouge elle en a acheté par habitude, pour faire plaisir à son unique fils.
Sébastien ne revient plus depuis deux ans, même pas pour son anniversaire.
«Ah, mon petit Sébastien», soupire Nadine, «tu viendras le weekend prochain?» Elle compose le numéro familier, mais le répondeur automate indique que le correspondant est temporairement indisponible. Elle repose le combiné sur le rebord de la fenêtre.
«Il doit être occupé. Jappellerai ce soir,» se ditelle. Le soir, son téléphone reste muet. Elle allume la télé, regarde les dernières minutes dune série et songe de nouveau à son fils.
Sébastien a toujours été la fierté de Nadine. Elle la élevé seule, son mari layant quitté quand le garçon navait que sept ans. Le garçon a brillé à lécole, reçu la médaille dor, puis intégré lESSEC en économie. Diplômé, il a trouvé un poste dans une grande entreprise parisienne et Nadine était ravie de ses succès. Il venait régulièrement, racontait son travail, projetait son avenir.
Puis tout a changé. Sébastien a rencontré Alix, une jeune femme venant dune famille aisée. Six mois plus tard, ils se sont mariés et ont déménagé à Lyon. Au début, il appelait sa mère chaque semaine, venait une fois par mois. Petit à petit, les appels se font rares, les visites moins fréquentes. La dernière visite remonte au Noël dernier.
Nadine éteint la télé, se dirige vers la cuisine, prépare du thé et sort ses biscuits préférés. Son cœur est lourd; elle sait que son fils a sa propre vie, mais elle rêve dentendre sa voix, de voir son visage.
Le matin, le téléphone sonne. Nadine se précipite, espère lappel de son fils, mais cest sa voisine Catherine qui lui dit :
«Nadine, ça te dit de passer prendre le thé? Jai fait une tarte aux pommes.»
«Merci, Catherine, mais je ne me sens pas très bien aujourdhui. Une autre fois, daccord?»
Catherine, gentille, ne pousse pas plus loin. Nadine décide denvoyer un message à Sébastien depuis le smartphone que ce dernier lui a offert pour ses soixante ans. Elle tape avec soin: «Sébastien, comment vastu? Je tai appelée, tu ne réponds pas. Tu viendras me rendre visite? Tu me manques.» Elle appuie sur envoyer et attend.
Quelques heures plus tard, elle reçoit: «Maman, désolé, je suis débordé de travail. Jessaierai de passer le mois prochain.»
Le mois passe, Sébastien ne revient pas. Nadine accepte de ne plus le déranger, se disant que son fils a bien des obligations.
En scrollant sur les réseaux, elle tombe sur une photo de Sébastien devant une belle maison, avec Alix et leur chien: «Notre nouveau foyer! Les rêves deviennent réalité.» Le cœur de Nadine se serre; elle na même pas été prévenue.
Elle rappelle Sébastien. Cette fois il répond rapidement.
«Maman, bonjour!»
«Sébastien, jai vu vos photos, félicitations pour la maison! Pourquoi ne mavoir pas dit?»
«Oh, maman, jai complètement oublié. Le travail, le déménagement»
«Quand viendrastu nous montrer la maison?»
«Je ne sais pas Peutêtre que tu viendras chez nous?»
«Chez vous? Mais cest loin»
«On verra Bon, je dois y aller.»
Il raccroche. Nadine reste face à lécran noir, se rappelant quelle aurait dû préparer du pain et du gâteau pour le retour de son fils, puis se corrige: «Il vit trop loin.»
Les jours sétirent. Elle fait les courses, regarde la télé, rend visite à Catherine de temps en temps, mais la solitude demeure. Elle ne veut plus déranger son fils.
Le Nouvel An approche. Nadine décide de se faire plaisir: elle achète un petit sapin, quelques décorations, des mets de fête. Elle espère que Sébastien lappellera ou même viendra.
Le 31 décembre, elle prépare salades, poulet rôti, tarte aux pommes, shabille de sa plus belle robe, se coiffe, se maquille légèrement. Elle attend le coup de fil à minuit. Les cloches de la place de la Concorde sonnent douze coups, le président adresse son message, mais le téléphone reste muet.
Elle guette jusquà trois heures du matin, puis sendort. Au petit matin, elle découvre un texto de Sébastien: «Bonne année, maman! Santé et bonheur!» Une phrase courte, sans question sur son quotidien.
Assise à la table, entourée de plats refroidis, elle se demande si elle nest plus quun souvenir pour son fils.
Une semaine après les fêtes, elle rend visite à son amie Thérèse, infirmière à la clinique du 12e.
«Nadine, comment tu as perdu du poids?»
«Rien dextraordinaire, lâge»
«Et Sébastien?»
«Il travaille beaucoup, a acheté une maison à la campagne.»
«Il vient?»
«Rarement, il est très occupé.»
Thérèse la regarde, inquiète.
«Tu ne devrais pas rester seule, Nadine. Pourquoi ne pas aller vivre avec ton fils?»
«Il ne minvite pas, et je ne veux pas être un fardeau.»
«Tu nes pas un fardeau! Viens chez moi, on prend le thé, on discute.»
Le soir, chez Thérèse, Nadine raconte sa détresse, son manque de visites, son sentiment dêtre oubliée.
«Il a sa vie, mais il peut prendre un moment pour appeler sa mère, non?»
«Tu ne lui en as jamais parlé?»
«Je ne veux pas limposer.»
«Tu as le droit dattendre de lui quil prenne de tes nouvelles. Si ce nest pas le cas, il faut le lui dire.»
Nadine réfléchit. Elle décide dappeler Sébastien, mais il ne répond. Elle laisse un message: «Mon fils, rappellemoi quand tu peux, jai besoin de parler.»
Le lendemain, il rappelle.
«Maman, questce qui se passe?»
«Rien, je voulais juste entendre ta voix.»
«Ce soir, on se parle?»
«Daccord.»
Le soir, il ne rappelle pas. Ni le lendemain, ni le surlendemain. Nadine cesse dinsister.
Au printemps, Nadine ressent une douleur au cœur, la tension monte. Elle appelle le SAMU, on lui administre un traitement et on lui conseille lhôpital. Elle refuse; qui soccupera de lappartement? Et si Sébastien venait et ne la trouvait pas?
Catherine, informée, commence à passer chaque jour: pain frais, soupe, parfois des boulettes. Un jour, elle suggère: «Tu ne devrais pas appeler Sébastien?»
«Non, il a trop à faire.»
«Cest ton fils, il doit savoir.»
Nadine persiste à ne pas le déranger.
Les jours se transforment en semaines. Sébastien appelle parfois, mais toujours brièvement.
Un soir, on frappe à la porte. Nadine, surprise, ouvre et voit une jeune femme avec un sac volumineux.
«Bonjour, vous êtes Nadine Dupont?»
«Oui, et vous?»
«Je mappelle Élise, je travaille pour le service social. Votre voisine a signalé que vous aviez besoin daide.»
Nadine, prise au dépourvu, se laisse installer. Élise explique quelle doit faire signer un contrat daide à domicile trois fois par semaine, gratuitement. Nadine, faible, sassoit, accepte.
Élise devient rapidement une présence rassurante: courses, mesures de tension, petites réparations. Nadine shabitue à ses visites et attend même leurs moments.
Un aprèsmidi, autour dun thé, Élise demande :
«Avezvous des enfants?»
«Un fils, Sébastien. Il vit loin.»
«Il vous rend visite?»
«Rarement, il travaille beaucoup.»
«Il sait que vous êtes malade?»
«Non, je ne veux pas le troubler.»
Élise raconte que sa grandmère était seule, que sa propre mère nétait jamais venue, et lui conseille de parler à son fils.
Nadine, émue, décide dappeler ce soir. Elle compose, le téléphone sonne longtemps, puis Sébastien répond.
«Maman?Tu appelles tard.»
«Je je voulais te parler.»
«Quoi?»
«Je suis malade, le cœur»
«Pourquoi ne men astu pas dit?»
«Je ne voulais pas te déranger.»
«Tu es à la maison?»
«Une aide à domicile vient me rendre visite.»
«Je viens demain.»
Nadine se lève, prépare lappartement, attend son fils.
Laprèsmidi, Sébastien arrive avec deux grands sacs. Il serre sa mère, les larmes lui montent aux yeux.
«Maman, pourquoi ne mastu pas dit que tu nallais pas bien?»
«Je ne voulais pas talourdir.»
«Tu es ma mère, je ne veux plus tabandonner.»
Ils sassoient à la cuisine, parlent longtemps. Sébastien raconte son travail, sa nouvelle maison à la périphérie de Lyon, ses projets. Nadine écoute, le cœur léger.
Élise revient, surprise de voir un homme. Elle se présente, et Sébastien la remercie.
«Merci pour tout, vous ne saviez pas quelle était malade.»
Après le départ dÉlise, Sébastien déclare :
«Maman, je temmène vivre avec nous.»
«Je ne peux pas, jai ma vie ici»
«Alix serait ravie, on a prévu de taccueillir depuis longtemps.»
«Je ne veux pas être un fardeau.»
«Tu ne le seras jamais.»
Finalement, Nadine accepte, émue.
Les jours suivants, elle fait ses valises, dit au revoir aux voisins, surtout à Catherine, qui lembrasse chaleureusement.
«Merci, Catherine. Sans toi, je serais restée seule.»
«Tu seras toujours la bienvenue chez moi.»
Une semaine plus tard, Sébastien la conduit dans leur nouvelle maison, spacieuse, moderne, avec un jardin bien entretenu. Il ouvre la porte dune chambre lumineuse.
«Voici ta chambre, maman.»
Alix laccueille avec un sourire, lui montre la maison, explique le quotidien. Nadine se sent réellement accueillie.
Le soir, les trois prennent le thé sur la terrasse.
«Maman, je suis désolé davoir été égoïste. Jai pensé uniquement à mon travail, à mes projets, sans penser à toi.»
«Ce qui compte, cest que nous sommes ensemble maintenant.»
«Je ne te laisserai plus jamais seule.»
Nadine regarde son fils, sa bellefille, la maison, et, pour la première fois depuis longtemps, ressent une profonde sérénité. Son fils est revenu, peutêtre pas comme elle lavait imaginé, mais elle sait que lessentiel est là: ils sont réunis.







