La femme sagesse et son choix peu judicieux

Cher journal,

Aujourdhui, le souvenir de ce premier regard me revient en tête, comme un éclair au cœur. Je lai vu pour la première fois dans la grande salle à manger du CNRS de Lyon, où je travaille depuis sept ans comme bibliothécaire. Il était grand, élégant, avec des yeux dune douceur surprenante. Il scrutait la salle du bout du regard, comme sil cherchait quelque chose… ou quelquun. Mon cœur a immédiatement chuchoté que cétait le destin, le fameux « coup de foudre » dont on parle dans les romans.

« Tu cherches qui, Irène ? », a lancé Léa, ma collègue qui partageait le repas avec nous. « Ah, cest le nouveau du laboratoire de physique! On dit quil vient de soutenir sa thèse, un jeune prometteur. »

Rougissante, jai détourné le regard vers ma soupe de légumes et murmuré : « Je regarde simplement autour de moi. » Léa a ri doucement : « Tu ne trompes pas, on voit tout sur ton visage. Au fait, il est célibataire, je lai entendu dire. » Jai balbutié que je ne savais rien, que je nétais pas sûre de son âge. Elle a deviné quil avait vingtsept ans, moi trentedeux. La différence semblait minime, mais elle paraissait alors comme un abîme infranchissable. Jai accepté, presque résignée, que je vivrais peutêtre seule, que les livres étaient mes seuls compagnons depuis ce désastre amoureux qui ma poussée à me réfugier dans le travail.

Le lendemain, le jeune chercheur est apparu à la bibliothèque. Paul Dufour, mat-il dit, en quête dune monographie rare sur la physique quantique. Jai parcouru les rayonnages lointains, jai fini par retrouver le volume épais. « Désolé de vous avoir fait chercher », a déclaré Paul en me remettant le livre. « Je pourrais le faire moimême. » Jai répondu dune voix posée : « Ce nest rien, cest mon travail. »

Il a soudain ajouté : « Je vous ai vue hier dans la cantine. Accepteriezvous un café après le travail ? » Jai été surprise, mais jai acquiescé.

Ce café a été le premier dune série de soirées où nos conversations ont débordé les frontières de nos disciplines. Paul, brillant physicien, savait expliquer ses recherches de façon à ce que je, loin de la physique, puisse les comprendre et même les aimer. De mon côté, je partageais les émotions que minspiraient les livres que je lisais. Nous débattrions pendant des heures, perdant la notion du temps, comme deux esprits qui se reconnaissent enfin.

Un soir, dans le parc au crépuscule, il ma déclaré : « Irène, tu es extraordinaire. Tu sais tant, tu ressens si finement. Je nai jamais rencontré une femme comme toi. » Jai rougi : « Ce sont les livres. » Il a rétorqué : « Ce nest pas seulement cela. Tu analyses, tu perçois ce que dautres ne voient pas. Au laboratoire, on me considère comme un futur grand chercheur, mais près de toi je redeviens un élève. »

Nous nous sommes mariés six mois après notre rencontre. La mère de Paul, Anne Dupont, était farouchement opposée. « Elle na aucune perspective! Une simple bibliothécaire, que pourratelle tapporter? » sétaitelle écriée. Paul a répliqué fermement : « Maman, je laime. Ce nest pas une simple bibliothécaire, cest une femme intelligente et cultivée. Nous aurons des enfants. »

Notre cérémonie fut discrète, suivie dun petit repas dans un bistrot avec quelques amis. Les parents de Paul nétaient pas présents.

Les premières semaines, nous vivions dans un petit appartement loué à un prix raisonnable. Largent manquait parfois, mais le bonheur était là. Jai créé un nid douillet où Paul aimait revenir après ses expériences. Nos discussions sur les films, les romans, la science ne cessaient jamais.

Et puis le miracle tant attendu: je suis tombée enceinte. Les médecins, qui autrefois doutaient de ma fertilité, nen revenaient pas. « Paul, je suis enceinte », aije annoncé une soirée alors quil rentrait fatigué. Son visage sest illuminé, il ma prise dans ses bras et a crié : « Irène, ma chérie! Un enfant! Notre enfant! »

Pendant la grossesse, Paul sest transformé en un père attentionné. Il préparait des bouillons quand javais la nausée, il courait chercher des cornichons à minuit, il lisait à voix haute des ouvrages sur la maternité. Il a même étudié la psychologie infantile pour être prêt.

Lorsque notre petite fille est née, nous lavons appelée Nadine. Paul, les larmes aux yeux, murmurait : « Nadine, notre espoir, notre joie. » Sa mère, Anne, a fait une apparition surprise à la maternité, un bouquet de roses à la main, et a immédiatement reconnu la petite fossette du menton qui me ressemble.

Au début, tout semblait sarranger. Anne venait souvent, apportait des cadeaux, prodiguait des conseils. Peu à peu, ses interventions sont devenues envahissantes : « Irène, pourquoi ne metstu pas le bébé sur le ventre? Tous les pédiatres le recommandent. » « Il faut plus de vitamines! » Paul, souvent, prenait le parti de sa mère.

Un jour, Nadine a été malade, forte fièvre et toux. Anne a insisté pour des remèdes de grandmère : « Un cataplasme de moutarde, une infusion de framboises, ça passe! » Jai opposé : « Jappelle le médecin. » Paul, déchiré entre les deux femmes les plus importantes de sa vie, a hésité avant de me soutenir.

Le médecin a diagnostiqué une pneumonie naissante. Sans ce traitement, les choses auraient pu être dramatiques. Depuis ce jour, les tensions se sont aggravées. Anne se sentait trahie, rappelant sans cesse que je lavais mise en danger.

Quelques mois plus tard, Paul a reçu une offre de stage de six mois à lÉcole Polytechnique à Paris, une opportunité prestigieuse. Il ma demandé : « Veuxtu que je parte seul, pendant que tu restes ici avec Nadine et tes parents? » Jai senti le cœur se serrer. « Tu veux nous abandonner? » aije rétorqué. Il a expliqué quil voulait se concentrer sur sa carrière, que ses parents pourraient aider avec Nadine. Jai cru quil séloignait pour fuir les conflits.

Jai passé des nuits à réfléchir, à peser le pour et le contre. Devaisje rester, perdre peu à peu le contrôle de ma vie, ou accepter son départ et risquer que sa mère prenne le rôle principal dans léducation de notre fille?

Le jour du départ, jai aidé Paul à faire ses bagages, à habiller Nadine, puis jai appelé un taxi. « Nous allons taccompagner à la gare », aije dit. À la gare, alors que le train était sur le point de partir, je lai embrassé et lui ai murmuré : « Je taime, Paul. Mais je ne peux plus vivre sous le toit de tes parents. Nous retournerons à notre petit appartement. » Il a protesté, mais jai continué, « Va à Paris, travaille, fais ce que tu dois faire. Nous tattendrons ici, chez nous. »

Dans le taxi, Nadine a demandé : « Maman, papa travaille loin? » « Oui, mon cœur, il travaille loin, mais il reviendra. » Jai répondu : « Nous rentrons à la maison. »

Les premiers jours dans notre modeste appartement ont été éprouvants. Nadine pleurait, appelait sa grandmère, le téléphone sonnait sans cesse. Jai dû prendre un congé pour réorganiser notre quotidien.

Paul na donné aucune nouvelle pendant une semaine, puis un court message : « Comment ça va ? » Jai répondu simplement : « Ça va, on sadapte. » Peu à peu, la vie a repris son cours. Nous avons exploré les parcs, le zoo, le théâtre de marionnettes. Le soir, je lisais à Nadine, dessinais, modelais de la pâte à modeler. Elle était plus sereine quelle ne létait lorsquelle était chez sa grandmère.

Après trois mois, alors que Nadine dormait, jai entendu frapper à la porte. Paul était là, un bouquet champêtre de mes fleurs préférées à la main. « Je peux entrer ? » atil demandé, incertain. Jai laissé passer, il sest installé, a posé le bouquet.

« Nadine dort ? » atil demandé. « Oui, elle vient de sendormir. » Il a demandé si elle lui manquait. Jai répondu que oui, quelle pensait à lui.

Il a alors admis : « Jai compris, Irène. Je fuyais les problèmes, je prenais des décisions faciles. » « Et maintenant ? » aije demandé. « Je veux prendre la bonne décision, même si elle est difficile. Je veux revenir auprès de vous. » Il a ajouté que le stage était terminé, quon lui proposait un poste permanent à Paris avec un bon salaire, mais quil avait renoncé. « Sans vous, rien ne compte, ni la carrière, ni largent. »

Jai vu dans ses yeux la détermination que je navais plus ressentie depuis longtemps. « Tu as compris que je suis la plus sage, que tu nas pas eu le courage dagir, et que cest grâce à toi que nous sortons de ce cercle. »

Il a tendu la main, la effleurée doucement. « Me pardonnerastu ? » Jai répondu par un baiser. Au même moment, Nadine, encore endormie, a murmuré : « Maman, papa est là ? » Nous avons ri, nous avons rejoint notre petite fille, et jai compris que parfois le choix qui paraît le plus insensé au premier regard peut se révéler le plus sage. Et quil faut parfois du courage pour faire le pas décisif qui sauve ce qui compte vraiment.

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Nous ne l’avions pas invitée» murmura la belle-fille en m’apercevant sur le seuil