Élodie avait arrêté de préparer les sauces piquantes pour son beaupère et sa bellemère dès quelle eut entendu, par hasard, leur conversation à son sujet.
«Élodie, tu es sûre que le canard est bien cuit? Papa naime pas la viande trop dure, il a les dents, tu le sais,» lança Sébastien en jetant un coup dœil dans le four, le front rougi par la chaleur, et piqua la chair dorée dune fourchette.
Élodie, tout en équilibrant un énorme plateau chargé de chaussons au chou et aux œufs, poussa un soupir lourd, essuya une mèche collée à son front et répondit: «Séb, jai fait mariner le canard pendant deux jours dans du jus dorange et du miel. Il fondra dans la bouche comme du beurre. Va chercher le terrine au frigo, elle doit déjà être prise. Vérifie quil y a assez de pain, tes parents ne mangent jamais sans leur baguette.»
La cuisine était plongée dans le chaos préfêtes qui précède habituellement le Nouvel An ou un mariage. Pourtant, le calendrier indiquait un simple vendredi de mijuillet. Dehors, les cigales bourgeonnaient, lair du soir sentait le sapin chauffé et la rivière voisine, mais Élodie navait aucune envie de profiter de la nature. Depuis cinq ans, ses weekends senchaînaient : marathon de cuisine, ménage de fond en comble et réception des chers invités, le beaupère Victor Dupont et sa bellemère Camille Dubois.
Victor et Camille étaient du genre à lancienne, exigeants sur le ménage et surtout sur la nourriture. «Nous ne mangeons pas de produits industriels, tout est chimie,» répétait toujours Camille en pinçant ses lèvres fines. Ainsi, Élodie, comptable principale dune grande société, se transformait chaque vendredi en chef dun restaurant gastronomique.
«Bon, on dirait que tout est prêt,» déclara Séb, un sourire satisfait aux lèvres, en parcourant la table dressée sur la véranda. Nappe en lin, serviettes en anneaux, carafe embuée pour le père, jus de fruits maison pour la mère. «Tu es ma petite fée, Élodie. Maman va encore chercher la petite bête à critiquer, mais je sais que personne ne cuisine mieux que toi.»
Élodie esquissa un faible sourire. Les compliments de son mari la réconfortaient, mais elle navait plus la force de se réjouir. Le dos lui faisait mal, les jambes étaient gonflées. Et deux jours de «programme culturel» lattendaient, entre politique et changement incessant de plats.
À dixsept heures, le vieux mais impeccablement poli Ford de Victor arriva devant le portail. Commence alors le rituel daccueil.
«Ah, le trafic!», sexclama Camille en sortant de la voiture, sessuyant le visage avec un mouchoir. «Je pensais quon ne viendrait jamais. Séb, pourquoi nastu pas tondu lherbe près de la clôture? Ça fait un désordre.»
«Salut, maman, salut, papa,» sempressa Séb, attrapant les valises. «Je la tondrai demain, je nai pas eu le temps aujourdhui.»
«Et où est Élodie?», lança Camille dun regard perçant. «Encore à la cuisine? Elle pourrait même venir nous servir le thé, on na pas dinvités étrangers.»
Élodie descendit les marches, essuyant ses mains sur son tablier.
«Bonjour, Camille, bonjour Victor. Bienvenue. Le dîner est déjà sur la table, tout est chaud.»
«Jespère que ce nest pas trop gras,» grogna Victor en serrant la main de sa bru. «Le médecin ma interdit les fritures, mon foie fait des siennes.»
«Tout comme vous aimez, Victor. Rôti, diététique,» la rassura Élodie.
Le repas suivit son cours habituel. Élodie courait entre cuisine et véranda, changeait les assiettes, remplissait les verres, présentait de nouvelles entrées. Les invités mangeaient avec appétit. Le canard disparut en trente minutes, la salade de crevettes à lavocat, concoctée spécialement pour Camille, fit aussi un tabac.
«Alors,», dit Camille en essuyant ses lèvres avec une serviette, «le canard était pas mal. Un peu sec au niveau de la poitrine, mais pour un four électrique ça passe. Par contre, tes chaussons, Élodie, il y a trop de beurre dans la pâte, cest lourd.»
«Maman, vous exagérez!», sinterposa Séb. «La pâte est légère comme du coton!»
«Toi, mon fils, tu aimes tout, tu es difficile,» répliqua Camille. «Je dis les choses comme elles sont, pour que tu perfectionnes ton art. Au fait, la terrine est un peu trouble, il aurait fallu filtrer le bouillon mieux.»
Élodie avala son ressentiment. Elle avait filtré le bouillon à travers quatre couches de mousseline, il était clair comme une larme. Mais contester ne servirait quà exciter «maman».
«Merci pour vos remarques, je les prends en compte,» réponditelle dun ton professionnel, rangeant la vaisselle sale.
Le lendemain, samedi, Élodie se leva à six heures. Elle devait préparer la pâte pour des crêpes (Victor adorait les crêpes au fromage blanc et aux raisins secs), cuire une soupe de potiron veloutée (Camille lisait que cétait bon pour le teint) et mariner les brochettes du soir. Séb dormait encore, les parents restaient dans leur chambre du deuxième étage.
À midi, la chaleur devint insoutenable. Élodie, rouge comme une tomate, terminait la troisième fournée de beignets de courgettes avec une sauce au yaourt grec et aux herbes. Elle se sentait comme dans un atelier de menuiserie.
«Ma chère,», cria Camille depuis la véranda, «tu ne peux pas me préparer du thé vert? Pas en sachet, du thé en vrac avec du jasmin et de la menthe fraîche.»
«Tout de suite, Camille,» répondit Élodie, éteignant la cuisinière.
Elle cueillit de la menthe du jardin, infusa le thé dans un élégant service en porcelaine, le déposa sur un plateau avec des tasses, un vase de confiture de cerise maison et le porta à la véranda.
La porte de la véranda était entrouverte, mais la moustiquaire épaisse cachait lintérieur, et les pas dÉlodie dans lherbe douce étaient silencieux. Alors quelle tendait la main pour ouvrir la porte, elle reconnut son nom.
«non, regardela, Victor,», chuchota Camille dune voix basse mais clairement moqueuse, «elle court partout, comme brûlée. Cest écœurant à regarder.»
«Allez, Caline,», répliqua Victor en sirotant quelque chose, «elle sy donne. Le canard dhier était délicieux, ne la critique pas.»
«Délicieux, délicieux», rétorqua Camille. «Ce nest pas lanimal, cest la classe. Tu te souviens dIrène, lexfiancée de Séb? Quelle femme! Digne, calme, respectable. Elle naurait jamais passé ses journées à la cuisinière. Et toi simple, Victor. Une petite campagneuse qui pense quen nous gâtant, on lacceptera comme de la famille.»
«Elle aime cuisiner, peutêtre,», bâilla Victor.
«Ce nest pas de lamour, cest du servage!», ricana Camille. «Elle veut nous acheter avec ses plats. Cest pathétique. On la regarde, on rit, on la blâme, mais elle reste la cuisinière, pas la maîtresse de maison. Nous la traitons comme un restaurant gratuit. On la remercie par politesse et on passe.»
Élodie resta figée. Le plateau trembla, le couvercle de la théière tinta. Elle retint son souffle, craignant quils lentendent.
«Caline, sois plus douce,», marmonna Victor. «Après tout, on vit chez eux, tout est déjà prêt.»
«Et je ne lui dis rien en face!», rétorqua Camille. «Je ne suis pas stupide. Pourquoi se disputer? Qui dautre va préparer ces sauces chaque weekend? La semaine prochaine, cest mon anniversaire. Jai déjà demandé ce gâteau Au«Esther», aux noix. Elle passera la nuit à le préparer. Et je dirai: «Cest bien, mais la pâtisserie dArles est meilleure.» Quelle sache où elle se situe.»
Quelque chose se brisa en Élodie. Comme une corde tendue qui se rompt, son endurance infinie céda. Elle resta debout, les yeux sur les chaussons usés, ressentant la colère se transformer en une froide, claire lucidité.
«Cuisinière.» «Servante.» «Restaurant gratuit.» «Servage.»
Elle se retourna lentement. Ses mains ne tremblaient plus. Elle marcha jusquà la ronce, y versa le thé au jasmin et à la menthe, déposa la confiture sous le pommier les fourmis ladoreraient. Le théière et les tasses furent ramenés dans la cuisine.
Puis, elle entra dans la salle de bain, se rinça à leau fraîche, peigna ses cheveux, appliqua un léger maquillage et enfila une robe en lin propre.
En sortant sur la véranda, les beauxparents étaient assis dans des fauteuils tressés.
«Et où est le thé?», sétonna Camille, voyant les mains vides dÉlodie.
«Le thé est fini,» répondit calmement Élodie, sasseyant sur la chaise voisine et ouvrant un livre. «La tisane, le gaz du ballon, tout est épuisé. Il faudra boire de leau.»
«De leau?», sétonna Victor. «Et le déjeuner? Tu cuisinais quelque chose?»
«Jai cuisiné, mais jai trop cuit, jai tout jeté. Les produits sont ruinés, Victor, il manquait de technique,» sourit Élodie, les yeux fixés sur la page. «Alors aujourdhui cest un jour léger. Le kéfir est dans le frigo.»
Le soir fut tendu. Séb, revenu de la pêche, ne comprenait rien.
«Élodie, où est le kebab? Tu lavais fait mariner,» demandail, regardant la marmite vide.
«La viande sentait mauvais, je lai donnée au chien du voisin,» mentitelle sans sourciller. «Pas question dempoisonner les parents.»
«Alors, questce quon mange?»
«Faites des pommes de terre. Ouvrez une boîte de sardines. Les parents aiment la simplicité, sans fioritures.»
Le repas se composa de pommes de terre à la vapeur, de sardines en conserve et de concombre tranché. Camille fit une grimace comme si on lui servait une souris morte.
«Cest quoi ça?», demandatelle, repoussant la fourchette.
«Cest le dîner, maman,» répliqua Séb en avalant à pleines dents. «Élodie a dit que la viande était mauvaise. Ça arrive. Au moins les pommes de terre sont bonnes.»
«Je ne mange pas ça,» déclara la bellemère, repoussant son plat. «Mon estomac est fragile. Élodie, faismoi une omelette vapeur.»
Élodie leva les yeux, lente.
«Il ny a plus dœufs, Camille, tout est parti avec les crêpes du matin. Je suis épuisée. La poêle est dans larmoire, Séb peut taider.»
Le silence devint lourd, comme une toile de papier. Camille chercha de lair, Victor but de la vodka.
«Tu es malade, Élodie?», demandat-elle dun ton venimeux.
«Non, je vais bien,» rétorqua Élodie mystérieusement.
La semaine suivante, Élodie ne se rendit pas au supermarché pour des produits de luxe. Elle acheta deux paquets de raviolis «Bretagne» en promotion, une baguette blanche et une saucisse «Saucisson de Lyon».
Quand Séb découvrit le contenu, il sétonna :
«Élodie, où sont le poisson, le fromage, la viande? Maman a son anniversaire samedi, tu devais préparer un gâteau.»
«Séb, je suis épuisée au travail,» souffla Élodie. «Jai décidé quon se reposerait ce weekend. Le gâteau? On achètera un gâteau à la cuillère, ton préféré, le «Folies».»
«Un gâteau à la cuillère pour maman?», réfléchitil. «Elle sera vexée.»
«Pas vexée. Limportant, cest lattention, pas la nourriture.»
Samedi matin, les parents arrivèrent élégants, prêts pour un déjeuner festif. Camille portait une nouvelle robe, Victor une chemise avec cravate.
«La fille dhonneur est arrivée!», annonça Camille. «Élodie, quelle surprise vastu nous réserver?Des arômes qui parcourent le village?»
«Joyeux anniversaire, Camille!», offrit Élodie un bouquet modeste de marguerites du jardin. «Santé. Venez vous asseoir.»
Sur la table trônait une grande marmite, à côté une assiette de jambon et de pain, et une boîte de mayonnaise non emballée.
«Questce que cest?», trembla la voix de Camille.
«Des raviolis,» sexclama Élodie, soulevant le couvercle. La vapeur séchappa en nuages. «Des produits du supermarché, catégorie «B». Asseyezvous avant quils refroidissent.»
Camille sassit lentement, fixant les raviolis comme sils étaient des araignées venimeuses.
«Tu plaisantes?», murmuratelle. «Jai soixantecinqAinsi, Élodie comprit que la vraie richesse réside dans la liberté de saimer et de vivre selon ses propres valeurs.







