Je me souviens, il y a bien longtemps, dun soir où Éléonore Martin, les yeux brillants dune colère contenue, rendit à son mari le signet dor et sortit le grand valise en cuir dès quelle découvrit la messagerie de son collègue.
« Donne-moi le portable! Vite! Jai vu tes pupilles semballer quand le message est arrivé. Tu pâlis, Serge. Cest encore un «rapport» à onze heures du soir? »
Éléonore se tenait au centre du salon, la paume tendue vers le ciel. Sa voix, habituellement douce et posée, vibrait dune tension semblable à une corde prête à se rompre.
Serge Dubois, qui quelques minutes plus tôt sétait étendu nonchalamment sur le canapé, se rua alors au bord du meuble, serrant son smartphone comme sil voulait létouffer. Son visage affichait la peur mêlée à ce ridicule bouclier que les hommes brandissent lorsquils sont pris sur le fait, espérant encore sen sortir.
« Chérie, pourquoi te mettre en colère pour rien? tenta-t-il desquisser un sourire désinvolte, mais le coin de ses lèvres tremblait. Cest le travail. On a un contrôle demain, je te lai dit. Isabelle a besoin des chiffres sur les consommations de matériaux. Que doisje lui répondre? Je suis le chef de service. »
« Isabelle? rétorqua Éléonore, avançant dun pas. Tu envoies des emojis avec des baisers à Isabelle? Jai vu ton reflet dans le miroir de la console, Serge. Tu souriais à lécran comme tu ne mai pas souri depuis trois ans. Donne le portable. Si cest Isabelle et les matériaux, je mexcuse et je retourne à la cuisine finir le gâteau. »
Serge bondit, cachant son téléphone derrière son dos.
« Cest une violation de ma vie privée! Tu te crois gardienne de prison? Jai droit à la confidentialité! Ta jalousie métouffe, Éléonore. Cest de la paranoïa, il faut que tu soignes ça. »
« Ah, de la paranoïa? sentit Éléonore le froid lourd monter en elle. Alors, soit tu poses le portable sur la table, déverrouillé, soit je mets tes affaires dans le valise, tout de suite. »
Le silence sépaissit, seul le tictac de lhorloge en argent cadeau de sa mère pour les noces dargent prévues dans six mois rompait le calme. Serge évaluait la gravité de la menace. Dordinaire, Éléonore cédait, pleurait, pardonnait. Ce jourlà, ses yeux étaient vides, comme un gouffre.
« Allez, déboule! lançail le téléphone sur le canapé. Lis! Trouve tes preuves! Et ne te plains pas après quand tu réaliseras ta folie. »
Éléonore saisit lentement le portable, encore éclairé. Elle connut le code: la date de naissance de leur fille Camille. Serge, paniqué, navait pas changé le mot de passe, sûr de son invulnérabilité.
Elle ouvrit la messagerie. Le fil de discussion nétait pas avec «Isabelle», mais affichait «Juliette (Comptabilité)». Lavatar montrait une jeune femme aux lèvres en cœur et au décolleté audacieux.
Elle commença à lire, chaque ligne lui semblant arracher un morceau delle-même.
« Serge, tu reviens? Tu me manques. Je repense à notre déjeuner dans la salle de pause Tu étais un feu » le message venait de deux minutes.
La réponse inachevée de Serge, prête à être envoyée, indiquait: « Mon petit, attends. Ma bête à fourrure flair encore quelque chose, tourne en rond. Je la calmerai et jécrirai. Jaime tes lèvres. »
Éléonore remonta plus haut.
« Ta femme est vraiment aussi ennuyeuse que tu le décris? Mon pauvre minou, comment supportestu? Elle doit être comme un tronc dans le lit. »
Serge répondit: « Un tronc qui brûle, Juliette. Ici cest un marécage. Je vis pour Camille, tu le sais. Et les potages sont bons. Mais mon âme se tourne vers toi, vers la fête. »
« Marécage», murmura Éléonore.
Elle leva les yeux vers Serge, qui tambourinait nerveusement sur le rebord de la fenêtre. Il ne voyait pas ce quelle lisait, mais le silence prolongé lui fit comprendre que la situation était désastreuse.
« Alors les potages sont bons? demandat-elle doucement.
Serge se retourna brusquement.
« Quoi? »
« Tu écris quon vit avec moi pour les potages et que je suis un marécage, alors que tu la décris comme une fête. »
Le visage de Serge virait au rouge.
« Éléonore, ce nest que des mots dhumeur, du flirt pour relever mon ego! Rien de sérieux, je te le jure! Elle est jeune, naïve, se pend à moi »
« Le déjeuner dhier était du flirt? lançat-elle le portable sur le canapé comme une arme contagieuse. «Tu étais un feu» Cétait à propos de ton rapport annuel? »
Serge resta muet, la gorge serrée, les excuses coincées.
Éléonore séloigna vers la chambre. Ses jambes étaient lourdes, mais elle marcha dun pas réglé, refusant de crier, de lui donner le plaisir de la voir perdre le contrôle.
Elle ouvrit le placard et, avec fracas, sortit le vieux valise qui les avait accompagnés à Biarritz cinq ans plus tôt, lorsquils étaient encore heureux ou du moins le croyaientils.
« Que faistu? demanda Serge, blême, au seuil de la porte.
« Je prépare ton départ pour la fête chez Juliette, réponditelle en remplissant le valise de sousvêtements, de chaussettes, de pulls, sans se soucier de lordre. Chaque pli portait sa rancune.
« Arrête! Tu ne détruis pas la famille pour un message! Nous avons vingtcinq ans de mariage, une fille, un crédit pour la maison de campagne, des projets!
« Des projets? sarrêtat-elle, brandissant le pull quelle avait tricoté pendant deux mois. Tes projets, cest des déjeuners dans la salle de pause avec la comptable. Mes projets, cest de vivre avec un homme qui me respecte. Il semble que nos projets ne se croisent plus. »
Elle jeta le pull dans le sac, suivi de chemises, les froissant, chaque geste exprimant sa douleur.
« Tu ne peux pas me chasser! cria Serge, passant de la défense à lattaque. Cest aussi mon appartement! Jy suis inscrit! »
« Lappartement ma été légué par mes parents, Serge. Tu es inscrit, mais je suis la propriétaire. Tu lavais oublié? Ou bien Juliette ta rappelé tes «lèvres»? »
Ce dernier affront fut un coup bas, mais Serge le méritait. La question du logement était toujours son point sensible.
« Je ne partirai pas ce soir! sassitil sur le lit, les bras croisés. Calmetoi, prends de la valériane. Demain on parlera. Jai peutêtre fauté, mais toi non plus. Tu te renfrognes tout le temps, toujours en peignoir, on ne peut même plus parler de jardinage! »
Éléonore resta figée, la phrase «Cest de ta faute» résonnant comme le refrain dune tragédie. Elle se dirigea vers le miroir. Elle y vit une femme de quarantecinq ans, cheveux coupés il y a trois jours, manucure soignée, tenue de maison, pas le vieux peignoir. Elle avait pris soin delle, allait à la piscine, lisait, mais pour lui elle était devenue invisible, un simple meuble, un marécage.
« Lèvetoi, ditelle dune voix de métal. Lèvetoi du lit. Maintenant. »
Serge, sans répondre, se leva. Éléonore arracha la couverture, la froissa et la jeta dans le sac.
« Prendsle, ça te sera utile. Si Juliette a besoin de linge propre, qui sait? »
Elle continua à emballer jean, pantalon, rasoir, eau de Cologne. Serge tenta de saisir sa main, mais elle le repoussa comme un insecte agaçant.
« Éléonore, parlons! Tu as trébuché! Tout le monde a ses moments derreur! Vas chez Vianney, chez Lucie, partagez votre sagesse! Mais je ne veux pas de ta sagesse, je suis dégoûtée. Je ne mangerai plus les restes de tes «déjeuners». »
Le sac était plein. Elle ferma la fermeture éclair avec effort et le traîna jusquau hall.
« Chaussestoi, » ordonnaelle.
Serge, le regard vide, balbutia: « Où vaisje? Il est minuit, mon compte en banque ne compte plus rien, le salaire dans une semaine. »
« Demande à Juliette, tu es «un feu» pour elle. Quelle te réchauffe. Ou retourne chez ta mère, elle disait que je ne te nourrissais plus. Voilà ton avenir. »
Il balança dun pied à lautre, refusant daccepter la réalité. Il espérait encore que tout finirait par un repentir, quelle pleurerait, quil se mettrait à genoux et offrirait des montagnes dor.
Éléonore sapprocha, montra la main droite où, à lannulaire, brillait lanneau dor de lancienne union, massive, signe dune époque révolue. Elle le saisit, le défit, le pesa dans sa paume: petit objet, mais chargé de vingtquatre ans de patience, damour et de sacrifices.
« Prendsle, ditelle, posant lanneau sur la paume de Serge. Vendsle au prêteur sur gages. Ça suffira pour une nuit dhôtel ou des fleurs pour la comptable. Je nen ai plus besoin, il me brûle le doigt. »
Serge refusa, cachant les mains derrière le dos.
« Je ne le prendrai pas. Tu restes ma femme. »
« Jai été ta femme jusquà ce que tu me traites de marécage à une inconnue. Prendsle, je le dis! » Elle le força à prendre lanneau, le pressant contre sa paume jusquà ce que ses doigts blanchissent.
« Pars, » ordonnaelle.
Serge regarda la porte close de la chambre où ils avaient tant dormi, la cuisine où persistait lodeur de vanille du gâteau aux cerises, le sac débordant.
« Tu le regretteras, Éléonore, lançatil, enfilant ses chaussures. Tu reviendras ramper. Qui a besoin dune femme de quarantecinq ans? Vieille, inutile. Moi, je suis un homme à la dérive, nimporte qui me reprendra. »
« Tant mieux, répliquatelle. Je préfère être seule que dêtre la traîtresse dun autre. »
Il saisit la poignée du sac, prit les clés, les jeta au sol. Le cliquetis du métal contre le carrelage scella le dernier accord de leur mariage.
« Sale, crachatil, avant de séloigner en claquant la porte.
Éléonore verrouilla deux fois la porte, ajouta une chaîne, puis sappuya contre elle, seffondrant sur le sol.
Le silence sabattit, lourd, sans télé, sans pas, seulement le bourdonnement du réfrigérateur. Aucun larmes, mais un vide semblable à laprèsménage où lon a tout jeté, et la pièce semble démesurément vide.
Elle observa la trace laissée par lanneau sur sa peau, une bande blanche sur son doigt bronzé.
Se relevant, les jambes encore tremblantes, elle marcha vers la cuisine. Le gâteau refroidi trônait sur la table, rougeâtre, quelle avait préparé pour le goûter familial.
Elle prit le couteau, découpa une grosse part, versa du thé, sassit.
« Marécage, alors? demandatelle le vide. Bien, ça ira. »
Elle croqua le gâteau, la cerise apportait une pointe dacidité agréable.
Le téléphone du canapé sonna. Cétait sa fille, Camille, qui étudiait à Lyon.
« Maman, salut! Vous allez bien? Papa ne répond pas. »
Éléonore hésita, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Dire la vérité ou mentir, dire que son père partait en mission urgente pour longtemps.
Elle écrivit: « Papa est parti en mission prolongée. Tout va bien ici, ma chérie. Je bois du thé avec le gâteau. »
Dehors, le bruit dun taxi qui séloignait signala le départ de Serge. Probablement vers la mère, car Juliette ne se réjouirait pas dun «feu» livré dans un sac plein de sousvêtements à minuit.
Éléonore termina son thé, prit une longue douche, se frotta la peau jusquà la rougeur, comme pour laver la soirée, les mensonges, la souillure. Elle appliqua une crème précieuse, réservée aux grandes occasions, senveloppa dune couverture douce, sassit dans un fauteuil avec un livre.
La peur lenvahissait: peur de tout recommencer, de dormir seule, de partager les biens, dexpliquer tout à son entourage. Mais pire aurait été de rester dans ce lit, sachant quil écrivait ailleurs, quil la jugeait ennuyeuse, dattendre quil séternise encore dans un «rapport».
Elle avait fait ce qui était juste.
Une semaine passa. Serge appelait, dabord ivre, plein daccusations, puis sobre, plein de excuses, jurant davoir rompu avec Juliette (qui, en réalité, ne voulait même pas le recevoir). Il supplia, prétendant dormir chez un ami, invoquant la pression de sa mère.
Éléonore ne répondait plus. Elle le bloqua sur tous les messageries. La communication restait uniquement à travers Camille, et uniquement pour les nécessités.
Un samedi, elle se rendit chez le bijoutier. Elle désirait depuis longtemps une bague en topaze, sa pierre favorite. Serge avait toujours jugé cela comme une dépense futile, préférant investir dans la maison.
Elle choisit la plus belle, dun bleu profond comme la mer quelle aimait. Elle la glissa sur le doigt où autrefois trônait lalliance. La trace de lancien anneau était presque effacée.
En sortant, lair frais dun automne parisien emplit ses poumons. La vie nétait pas terminée, elle ne faisait que commencer. Cette nouvelle existence naurait plus de place pour le mensonge, la trahison, ni pour ceux qui ne savent pas apprécier le bonheur simple, fait maison, avec amour.
Quant au valise elle en achètera un neuf, éclatant, et partira en vacances, seule ou peutêtre accompagnée, le destin décidera. Lessentiel, cest quelle ne sera plus jamais le «marécage» pratique de quiconque.







