Dans lentrée de lappartement lattendaient deux valises pleines daffaires.
Mais quoi? En plus de nourrir ta fille, vous voulez aussi me coller un gamin au cou!
Vous avez perdu la tête? Quil aille se faire un voyage où il veut!
Même quand Daphnée tentait de calmer son mari, de le raisonner même en pleurant il restait sur ses positions: «Soit Marcelline nettoie le plat avec le bébé, soit je men vais!»
Marcelline, depuis quelle se souvient, faisait tout pour gagner lamour de sa mère, Daphnée.
Ça ne marchait pas très bien: même lorsquelle vivait chez ses parents (les cinq premières années de sa vie), sa mère restait froide.
Oui, elle soccupait de la petite: la nourrissait, lhabillait, la lavait, lemmenait à la crèche, mais aucune caresse, aucune tendresse ne venait de Daphnée.
Puis les parents se séparèrent, le père sen alla à létranger et ne revint jamais.
Il navait jamais beaucoup de temps à lui: il travaillait sans arrêt, partait souvent, et quand il était à la maison, les disputes avec la mère éclataient.
Sa disparition fut donc prise à la légère, mais la perte de la mère fut un vrai vide.
Juste après le divorce, Daphnée fit emmener sa fille chez sa propre mère, dans un petit hameau près de Lyon.
Tu ne viens pas me faire la petitefille», gronda la grandmère, Ninon: «Ta mère a déjà eu une vie difficile, elle mérite le bonheur. Alors, tu laimes?»
Je laime, répondit Marcelline les larmes aux yeux, ne comprenant pas pourquoi sa mère semblait plus heureuse sans elle, sa petite fille.
Des années plus tard, Marcelline découvrit les «souffrances» de Daphnée en écoutant les conversations des adultes.
Dans sa jeunesse, Daphnée avait été follement amoureuse dun certain Boris, ils prévoyaient même de se marier, mais une dispute les sépara et il épousa une autre, plus prometteuse.
En colère, Daphnée épousa alors le père de Marcelline, qui la vénèreit, donna naissance à leur fille et tenta doublier le traître.
Ce nétait pas une réussite parfaite, mais la vie continua: mari, enfant, appartement partagé, même un petit boulot.
Jusquau jour où le vieux Boris réapparut. Il ne montra guère de remords, il demanda pardon et promit des montagnes dor à son exfiancée.
Marcelline, désespérée, se jeta dans les bras du nouveau mari comme on plonge tête la première dans un étang.
Ce dernier naimait pas que, sous son regard, une petite fille de «luiautre» flotte, alors Daphnée expédia rapidement la fillette chez sa mère.
Ninon, la grandmère, promettait de prendre soin de la petite comme dune princesse, même si elle était stricte.
Elle la poussait sans cesse aux corvées, à soccuper du poulailler et du potager.
Parfois elle criait, mais dans lensemble, elles vivaient à lunisson.
Daphnée venait presque chaque mois, et Marcelline attendait ces visites le cœur battant.
«Maman, tu vas menlacer, membrasser et dire:«Allonsy, ma chérie, tu me manques tant»?», rêvaitelle.
Ah, Marcelline!«Ta maman ta troquée pour un mec, et toi, tu attends des miracles!», ricana sa copine Lina.
Tu ne comprends rien!«Juste les circonstances»
Oui, oui! Des circonstances extraordinaires! sesclaffa Lina.
Elles sétaient même disputées sérieusement à ce sujet, pour mieux se réconcilier après, parce que, oui, elles étaient amies.
Ninon mourut quand Marcelline eut quinze ans. La pauvre grandmère manqua à la fille, mais enfin elle pouvait vivre avec sa mère.
Pas de foyer denfants, non; mais le foyer parental nétait pas non plus un havre de paix.
«Envoyezla étudier dans une autre ville», suggéra Boris, le beaupère, pensant quils étaient seuls. «Là, elle aura un dortoir et une formation.»
Boris, ce nest pas possible, protestait Daphnée timidement. «La petite est déjà stressée par la mort de sa grandmère, et puis, que diraient les voisins?»
Tu ne la verras même pas, tu fais des gardes, je parlerai avec elle.
Daccord, essayons, grogna le beaupère.
Marcelline le haïssa davantage! Sans ce Boris, elle aurait pu vivre heureuse avec sa mère.
Elle sefforçait dobtenir les éloges de Daphnée, utilisant tout ce que la grandmère lui avait appris du ménage.
Lappartement brillait grâce à elle, la mère oubliait rapidement comment faire la lessive ou le repassage.
Même la cuisine de Marcelline surpassait celle de sa mère. Elle voulait devenir coiffeuse après la troisième? un plan pour subvenir aux besoins de Daphnée.
Elle pensait que Daphnée naimait plus vraiment son mari. Elle était jeune, jolie, fine, pétillante! Et lui? Un ventre proéminent, chauve, ennuyeux. Pourquoi latil choisi?
Ces pensées restèrent secrètes jusquà ce quun an plus tard, alors quelle était déjà au collège, la mère dévoile un nouveau prince charmant un jeune, élégant et riche Nicolas.
Ils sortaient depuis quelques mois et prévoyaient de se marier.
Tu vas adorer! sexclama Daphnée, fière de présenter Nicolas à sa fille. «Nous vivrons dans une maison de campagne avec du personnel, tout le reste.»
Tu en es sûre? questionna Marcelline, sceptique.
Elle aussi pensait que Daphnée méritait mieux que ce «Boris» repoussant, mais Nicolas ne linspirait guère confiance.
Malheureusement, Nicolas avait une toute autre vision. En apprenant que la petite «amour» était enceinte un fait que Daphnée avait misé il décida de senfuir.
Il avait déjà une femme (pas du tout comme il le prétendait) et deux enfants, ainsi quun beaupère influent.
«Si le beaupère découvre tout, ça va mal finir pour nous deux», avoua Nicolas à Daphnée. «Il sen fiche de qui tu es, tant que cest une femme.»
«Ne jamais offenser ce beaupère! Fais un avortement, sinon», le conseiller lui lança.
Mais lavortement nétait plus possible, le terme était trop avancé. Daphnée craignait les représailles du beaupère.
Tu dois me sauver, sanglota la mère, suppliant Marcelline. «Sauvenous tous les deux, sinon Boris me quittera et on sera ruines.»
Maman, on vivra, je trouve bientôt un travail
«Comment?» sécria Daphnée, en larmes, «Je veux vivre normalement!»
Elle se mit à pleurer encore plus fort, terrorisant Marcelline, puis réussit à reprendre le contrôle.
«Si tu ne veux pas rester sans mère, aidemoi,» implora finalement Daphnée.
Bien sûr, maman! Tu sais que je taime! sanglota Marcelline.
Le plan de Daphnée était simple et ingénieux. Elle ferait un enfant, le mettrait sous le nom de Marcelline. À dixsept ans, personne ne sen plaindrait.
Marcelline naurait même pas à expliquer qui était le père. Tout se ferait dun commun accord, sans reproches.
Leur histoire se déroula ainsi: pendant sept mois, le ventre de Daphnée resta petit, elle sortait rarement, puis elles sinstallèrent dans un petit lotissement de maisons de campagne.
Elles emménagèrent chez une connaissance de la mère, et la sagefemme vint à domicile (pour une somme modeste).
Le hasard voulut que Boris parte en gardecôte pour six mois, ignorant tout.
Marcelline ne sintéressa pas aux détails, sa mère gérait tout. Elles rentrèrent chez elles avec le petit Danil dans les bras, dont la carte didentité indiquait «Marcelline».
Questce que cest?! hurla Boris en voyant le bébé dans lappartement.
Calmetoi, mon cher! je texpliquerai tout, balbutia Daphnée. «Cest la première histoire damour dune fille malheureuse, le bébé nest innocent»
Mais! En plus de nourrir ta fille, vous voulez encore me coller un gamin au cou?!
Vous avez perdu la raison? Quil aille se faire voir!
Daphnée tenta de calmer son mari, de le raisonner même en pleurant mais il resta inflexible: «Soit Marcelline garde le bébé, soit je pars.»
Ne ten fais pas, ma fille, Boris est doux, il se calmera, tout ira bien, la rassurait la mère.
Mais rien ne saméliora. Deux jours après le retour de Boris, Marcelline rentra dune promenade avec Danil et trouva deux valises dans le couloir.
Le beaupère, rouge de colère, se tenait là, et le choix était clair. Daphnée, les larmes aux yeux, implora son mari.
Marcelline, on peut donner le bébé à ladoption? murmuratelle, tremblante.
À ce moment, Marcelline comprit quelle nobtiendrait jamais lamour et la tendresse de sa mère. Le choix était fait, et il resterait ainsi.
Elle savança, prit le bébé endormi dans sa poussette et le tendit à Daphnée.
Ton fils, faisen ce que tu veux.
Elle sortit de lappartement sous un silence funèbre, ne prenant quune valise (lautre contenait les affaires du petit). Dans cette maison, elle navait plus rien à faire.







