Le Passeport du Bonheur

«Billet gagnant»

Alors, mesdames, à table! On va fêter ça comme une vraie famille. Quarante ans déjà! Et pourtant, comme hier, je revois la première fois où je suis franchi le seuil de ce bureau de poste, raconte Sophie Dupont en dressant la nappe. Des toasts au caviar rouge, une petite salade quelle a préparée ellemême, des quiches chaudes que les coiffeurs du salon voisin cuisinent dans leurs tentes. Un vrai festin, on se lèchera les doigts! Et bien sûr, le gâteau. Levons nos verres, à la vie, à lamitié, à tout ce qui est beau. Les «jeunes demoiselles» nont pas à se presser.

Nathalie Leroux a quarantesept ans. Elle a dabord travaillé dans une librairie, puis, pendant les quinze dernières années, aux postes de la poste. Elle est venue avec Zélie Marceau, sa compagne. Entre elles, on ne sennuie jamais! Sophie a même invité son ancienne responsable de lagence, Inès Fauré, maintenant retraitée, qui passe ses journées avec ses petitsenfants.

Sophie a passé toute sa vie à la poste du quartier, juste à côté de chez elle. Elle a quitté lécole sans passer le lycée, les parents ont déménagé leurs petits frères chez leurs grandsparents, et elle sest retrouvée dans un deux pièces du cinquième étage dun immeuble en banlieue parisienne. Elle était alors toute heureuse, même sans souvenirs denfance. À dixhuit ans, elle a pris son premier poste à la poste, refusant de rester aux crochets de ses parents. Elle sest dite: «Je travaillerai ici, cest pratique, et je déciderai plus tard de mon avenir.» Le collectif était soudé; Inès, alors directrice, a tout de suite pris Sophie sous son aile, lui montrant chaque tiroir, chaque procédure. Le travail était simple, mais fiable. Rien de plus sûr quun emploi temporaire qui devient permanent.

Sophie distribuait journaux et magazines, remettait les pensions aux retraités, tenait le registre des abonnements. Quand les ordinateurs sont arrivés, la tâche sest allégée. Le destin des femmes du groupe était presque identique: divorcées, mères seules, comme Sophie. Leurs enfants grandissaient dans la salle de pause, revenaient des cours, déjeunaient au comptoir, faisaient leurs devoirs. Le petit ours en peluche de Sophie et la fille de Zélie, manucure au salon, ont partagé toute une enfance. Aujourdhui, leurs petitsenfants, comme la petite Mila, sont déjà des merveilles.

Sophie, aujourdhui cheffe de lagence que Inès lui a confiée il y a quelques années, porte la casquette de directrice avec fierté.

Alors, comment faitesvous sans moi, mes chères? Si je navais pas mes petitsenfants, je serais encore là, à trier le courrier, soupire Inès en levant son verre. À notre santé, à notre équipe, à tous! sexclameelle. Sophie, notre chef, nestelle pas? se tournetelle vers Nathalie et Zélie. Bien sûr, répondent les deux en éclatant de rire, tout est sous contrôle: les colis, les virements, les discussions avec les gentlemen au sourire ravageur! Quels gentlemen? demande Inès en croquant dans la salade et en prenant une part de quiche. Ah, vous nous manquez, les filles! Ça rappelle le bon vieux temps.

Reviens plus souvent, Inès, lance Nathalie. Tu habites à côté, amène tes petitsenfants, on a assez de souvenirs à bâtir avec les paquets et les bordereaux. Elles ont tous grandi grâce à nous, même le facteur Vassili qui nous aidait à charger les camions. Daccord, daccord, je viendrai, répond Inès, mais dismoi: un de ces hommes flirtetil avec notre Sophie?

Sophie rougit, pose la quiche, et répond: Il y en a un, hier encore. Un veuf, son fils étudie à Lyon, il lui envoie des colis, fait des virements. Il vient toujours avec un ticket de loterie. Ce nest pas pour ça quil vient, sinterpose Zélie, ne pouvant plus se contenir. Il attend que notre Sophie Andréa sorte. Il ne vient pas pour nous, il vient pour elle! sexclametelle.

Ah, ma chère, si jamais il te proposait le mariage, ce ne serait pas une mauvaise chose, plaisante Inès, levant son verre. Mesdames, levons nos verres à lamour! sécrietelle. Nathalie, tu es encore jeune! Prends exemple sur Sophie, tu verras, peutêtre quon finira par danser à un mariage, nestce pas?

Deux jours plus tard, Konstantin Nicolai entre de nouveau à la poste, cherchant du regard Sophie. Zélie pousse un cri: Sophie, on tattend! Konstantin, un peu embarrassé, sort un ticket de loterie, le déplie, et explique: Je suis venu vérifier mon billet. Sophie, un peu surprise mais impassible, lance le programme, scanne le ticket. Le numéro clignote à lécran, les chiffres sont astronomiques. Ses yeux sélargissent, la pâleur envahit son visage. Monsieur Nicolai, voilà votre gain! annoncetelle. Le tableau de chiffres défile, impossible à compter. La somme est colossale.

Ce gain ne passe pas par nous, répond Sophie, lui rendant le ticket précieux et lui expliquant la procédure de réclamation. Elle referme la porte derrière le gagnant, qui séloigne, le sourire crispé.

Alors, ça ne revient plus, nestce pas? se demande Nathalie, incrédule. Javais peur quon nous arnaque, avouetelle.

Le lendemain matin, la porte souvre en grand. Konstantin, vêtu dun costume flambant neuf, porte un bouquet de roses luxueuses. Bonjour, Sophie Andréa, bon matin! sexclametil. Je nai jamais osé, mais je devais vous dire : vous êtes magnifique, directrice exceptionnelle, femme admirable. Moi, je ne suis plus quun ancien soldat, sans le sou, mais vous avez tiré le billet gagnant qui a changé ma vie. Veuillez devenir ma femme! Il sagenouille, tend les fleurs. Les clients de la poste, même les plus réservés, éclatent en applaudissements.

Le mariage, modeste mais émouvant, se tient dans la salle de pause, décorée comme un petit chezsoi. Inès, les larmes aux yeux, murmure: Je lavais pressenti, je le sentais arriver. Que la veuve ne pleure pas! Un baiser, des vœux, du pain et du vin.

Peu après, Sophie quitte la poste, son mari souhaitant une retraite au bord de la mer, construire une maison de campagne, tant de projets. Elle organise un dîner au restaurant avec toutes ses amies, pour fêter son départ à la retraite. Les larmes coulent, mais elle promet de revenir, la maison voisine nétant quà deux pas. Elle recommande Nathalie à son poste, espérant quelle tirera, peutêtre, son propre billet gagnant.

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