MÉLODES DE LA VIE OU LA LIBELLULE

MÉLODIE DE VIE OU LA CIGALE

Lison avait passé toute son existence à se faire appeler «Lili». Menue, avec une taille de guimauve, des yeux verts pétillants et un rire contagieux, elle attirait invariablement les regards des hommes de tous les âges. Les messieurs ont toujours eu un faible pour les petites femmes. Ces «Petites fées» suscitent lenvie de les cajoler, de les porter dans les bras comme de précieux trésors. On dit souvent quune petite jument fait toujours le plus beau poulain.

En plus de sa silhouette de poupée, Lison possédait un talent : elle savait chanter dune voix mezzosoprano qui faisait fondre les cœurs. Elle chantait partout où elle le pouvait. Le jour, elle travaillait comme technicienne de laboratoire dans une usine de produits chimiques à Lyon, mais son vrai domaine, cétait la scène. Elle sinscrivait à tous les chœurs du quartier, participait à des concours de chant et, peu à peu, monta sous les projecteurs. Au début timide, puis plus assurée, son âme ne demandait quà vivre de lart.

Lison ne se pressait jamais de se marier, ni même dimaginer des enfants. Ces projets ne figuraient pas du tout sur son agenda. Elle se voyait déjà comme une femme autosuffisante, libre de consacrer son temps aux répétitions. Mari, enfants tout cela nétait que des contraintes qui volaient le temps précieux du chant et du plaisir de vivre. Elle partageait ces réflexions avec ses amies mariées, qui acquiesçaient en soupirant, puis sen allaient en congé maternité, une, deux, trois fois.

Ainsi, Lison avait décidé de livrer son existence à la musique. Mais la vie, comme toujours, a son propre scénario. Un jour, au travail, elle rencontra le chef datelier, Antoine Léger. Elle devait régulièrement lui remettre des rapports danalyse. À chaque fois, la secrétaire, Zoé, gardait jalousement la porte du bureau, récupérait les dossiers, les remerciait et, dun ton protecteur, disait à Lison :

Mademoiselle, ne vous inquiétez pas, je transmettrai tout à M. Antoine.

Ainsi, Lison ne croisait jamais le chef. Un matin, Zoé tomba malade. Sans cette barrière, Lison frappa doucement à la porte, entra et découvrit le chef au bout dune table longue.

Entrez, mademoiselle! Questce que vous avez? demandait Antoine.

Les rapports déchantillons balbutia Lison.

Ah, vous êtes nouvelle? se demanda le chef, intrigué.

Pas du tout, je travaille ici depuis plus de cinq ans, répondit-elle.

Antoine sourit, un peu embarrassé, et la conversation continua dans la bonne humeur avant que Lison ne regagne son poste. Dès lors, elle déposa personnellement chaque rapport sur le bureau dAntoine. Zoé, remise sur pied, la regardait faire, puis saffairait à arroser les plantes du rebord, lignorant royalement.

Lison avait 27 ans à lépoque. Un bref flirt au travail éclata alors. Antoine, homme droit et discret, ne cherchait pas à devenir le héros dun tabloïd. Il proposa rapidement à Lison de se marier légalement. Au départ, elle refusa, préférant rester libre de toutes obligations. Antoine, surpris, resta pensif. Les collègues, quant à eux, ne manquèrent pas de pousser Lison :

Un tel homme te court après! Tu joues à la petite souris! Il faut que tu te maries! Sinon, tu finiras seule à chanter pour les pigeons!

Finalement, Lison céda. Le mariage fut somptueux. En robe de mariée, voile et petites souliers, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Antoine était aux anges. Lison, elle, se contentait daimer sans trop démotion, gardant son énergie pour les concerts.

Après une lune de miel paisible, Lison se lança dans des tournées régionales: maisons de repos, sanatoriums, écoles Antoine la laissa partir, mais lui demanda de préparer le dîner et de repasser le linge. Lison, exaspérée, rétorqua:

Antoine, je nai pas le temps! Jai du chant à faire!

Antoine, en la taquinant, fit un bisou sur son nez :

Pardon, ma chérie, je ne voulais que te taquiner. Vole, chante!

Et il continua dacheter plats préparés, de laver son propre linge, de faire des omelettes, parce que, après tout, sa femme était une artiste hors du commun.

Les années passèrent. Lison ne travaillait plus à lusine, elle vivait de son chant et de ses concerts provinciaux. Antoine shabitua à lidée dune épouse créative qui ne voulait pas «faire le ménage». Un jour, dans son bureau, il demanda à son secrétaire de lui préparer un café. Zoé, la secrétaire, arriva avec un plateau et proposa :

Monsieur Léger, je peux vous offrir des pâtisseries aux cerises? je les ai faites moimême.

Antoine, fatigué, accepta :

Merci, Zoé. Jadore les cerises.

Zoé, ravie, proposa aussi de coudre le bouton qui se détachait sur son blazer :

Antoine, je coudrai le bouton pour vous, il tient à peine.

Ma chère Zoé, ma femme na jamais le temps pour moi. Elle est toujours occupée à chanter, répondit Antoine, un brin mélancolique.

Zoé, résignée, se mit à nourrir son chef de soupes en bocal, de bouillons thermos, de petites boulettes, surtout de pâtisseries aux cerises. Antoine ny vit jamais que de la bienveillance, jamais plus. Il resta fidèle à Lison, même si le charme de Zoé le faisait parfois douter.

Quatre ans de mariage sétaient écoulés, et le foyer se composait toujours de deux personnes. Lison ne parlait jamais denfants. Un jour, elle gonfla ses joues, demanda à Antoine de stocker des cornichons et des pommes au vinaigre, signe que le petit oisillon allait bientôt arriver. Antoine jubilait à lidée dun bébé, mais Lison nétait guère enthousiaste. Elle consultait un médecin pour se libérer dune grossesse non désirée. Le docteur, impitoyable, lui signala quil était trop tard et lui souhaita un accouchement en bonne santé. Antoine, ignorant tout, faisait le tour des boutiques, comparait les prix des poussettes et des lits bébé.

Lison dut accepter ce «diagnostic». Antoine partagea la nouvelle avec Zoé, qui, en entendant cela, déclara quelle quittait son emploi. Un nouveau secrétaire, Tatiana, dune cinquantaine dannées, prit la relève, remarquant :

Ah, Antoine, tu as perdu une perle! Zoé taimait comme personne!

Antoine, sans enthousiasme, la remit :

Travaillez, Madame Petrovna, et ne me dérangez pas.

Le temps passa et Lison donna naissance à une petite fille. Linfirmière, intriguée, demanda :

Comment lappellerezvous?

Aucun nom! répliqua sèchement Lison.

Antoine arriva avec un bouquet, mais Lison ne le salua pas, assise et en pleurs. Les autres mamans de la maternité tentaient de la réconforter, tandis quelle criait :

Je ne veux pas de cet enfant!

Elles partagèrent leurs histoires : une mère qui avait eu un enfant dun amant, une autre qui attendait un prince, une troisième dont le mari était parti, etc. Lison, tournée vers le mur, se dit que ces femmes avaient des soucis bien plus drôles que les siens.

Une infirmière apporta à Lison un bouquet de roses flamboyantes, cadeau de son mari. Lison ne toucha pas les fleurs; linfirmière les posa simplement sur la table de chevet. Le lendemain, Antoine fut envoyé en mission à létranger, sans pouvoir se soustraire. Deux semaines plus tard, il rentra en trombe, espérant retrouver sa petite fille. Mais il ne trouva que Lison, chantonnant des notes sur le sofa.

Lison, où est notre fille? demanda le père perplexe.

Antoine, assiedstoi, je ai renoncé à lenfant, déclaratelle sans le regarder.

Renoncé? Tu es folle! Cest notre bébé, notre sang! sexclama Antoine, furieux. Il saisit les partitions, les déchira en morceaux, les écrasa dans la paume et les lança à son visage :

Voilà tes feuilles! Idiote!

Lison, jamais vue son mari à ce point, craignit pour sa vie. Antoine, désemparé, prit son sac, jeta ses affaires dans un coin et claqua la porte. Il erra dans les rues de Lyon, hurlant :

Où est passée lamour? Aidezmoi!

Personne ne lentendit, chacun pressé par ses propres soucis. Il passa la nuit chez un ami, puis retourna au travail et, demandant à la nouvelle secrétaire :

Madame Tamara, donnezmoi le numéro de Zoé, je dois lappeler.

Elle, un brin moqueuse, répondit :

Vous cherchez vos «affaires», nestce pas?

Antoine entra dans son bureau, ferma les portes, conscient de la curiosité de la secrétaire.

Lorsque Lison se remit du choc, elle décida de plonger à nouveau dans le chant. Elle partit à la retraite dans un centre de vacances, où lon organisa un concert en son honneur. Elle chanta, déchira les notes, les recomposa, et le public lacclama à chaque rappel, jetant fleurs et ovations. Les années filèrent, et elle abandonna les scènes pour devenir professeure de chant. Sans formation académique, mais avec une vaste expérience, elle forma les jeunes talents.

Un jour, une collègue lui demanda :

Lison, on ma amené une petite fille très douée. Pouvezvous lentendre?

Lison accepta. Quelques minutes plus tard, Antoine entra, accompagné de deux filles, lune de dix ans, lautre de douze. Il montra la plus jeune où sasseoir :

Assiedstoi, Maïssa.

En sapprochant de la plus âgée, il reconnut enfin sa vieille exsecrétaire, Zoé.

Mais pourquoi moi? sécria Antoine.

Lison, un brin embarrassée, proposa :

Allons écouter ta fille, Antoine.

Antoine emmena la petite dans le couloir. Lison fit laudition: la fillette chantait avec une voix qui rappelait la sienne, un rire identique, une petite silhouette qui semblait sortie dune boîte à musique. À la fin, Lison demanda :

Quel âge astu, petite?

Treize ans, je mappelle Kézia, répondit la fillette fière.

Tu chantes merveilleusement! Va dire à ton père, dit Lison.

Antoine, un peu gêné, déclara :

Lison, ma fille est talentueuse. Je te recommanderai un bon professeur si jamais je ne conviens pas. Tu es bien mariée? Avec qui?

Oui, avec Zoé, ma femme. Nous élevons ensemble ma fille Kézia et notre autre petite, Maïssa, dit Antoine, les yeux brillants.

Ma fille Kézia? La mienne? sétonna Lison.

Exactement, elle ta donné naissance, confirma Antoine, avant de séclipser.

Des rires sélevèrent dans le couloir, les filles crièrent :

Maman, on court la voir!

Lison, assise, se sentait comme si elle venait de parler à sa propre fille. Treize années sétaient écoulées depuis le jour où elle avait renoncé à lenfant. La petite Kézia appelait maintenant «maman» une autre femme. Lison, perdue, rentra chez elle, où son chat, Musicien, lattendait à la porte, le ventre plein de ronrons, prêt à réclamer son dîner.

Pas maintenant, Musicien! sexclama-t-elle, en repoussant le félin dun revers de main. Le chat sinstalla près de son bol, affichant son mécontentement.

Lison se lamenta :

Un chat qui ne parle pas, pas de mari, pas denfants, un appartement vide, un lit froid Jai joué les mauvaises notes toute ma vie.

Elle se souvint dun vieux proverbe : «Mauvaise épouse, pire que la pluie. La pluie sinfiltre chez vous, mais une mauvaise épouse vous en expulse.» Elle pensa aux étés qui ne reviendraient jamais.

Ainsi, Lison parcourut les partitions de sa propre existence, découvrant une histoire triste, faite de châteaux de sable et dun passé sans éclat. Assise dans son fauteuil, drapée dune couverture «familiale», elle se remémora la fable de la cigale: «Tu as chanté toute lété, mais où est la sécurité?».

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« Faire la Demande en Mariage : Rituels et Traditions Françaises »