L’éducation de la belle-mère

«Élever la bellemère», me lança ma bellemaman dun ton qui nannonçait rien de bon. «Camille, elle a neuf ans et ne sait même pas laver le plancher! Mademoiselle, trois coups suffisent, regarde la tâche.»

«Que faitesvous, Madame?», demandaije, le ton déjà chargé de mauvais pressentiments.

«Je moccupe de ton gamin, puisque sa mère nen peut plus,» répliqua la vieille dame. «Éduquez votre fille comme il faut, on ne se comportait pas comme ça à mon époque.»

***

Il y a une semaine, jai repris ma fille chez ma bellemaman et je me suis juré de ne plus jamais la remettre sous son toit. Pas dexplications, pas de discussions, plus aucune excuse à donner.

Ce samedimatin, quand je suis arrivée récupérer Camille, la petite était déjà dans la cuisine, chiffon trempé à la main Les manuels scolaires traînaient à lentrée, intacts, et Madame Élise Martin, ma bellemaman, sexclamait :

«Sous le frigo, tu nas pas bien frotté! Cest quoi ce désastre, doù te sortenttelles les mains?!»

Camille sanglotait, se mouchant avec la main et barbouillant son visage de boue.

«Questce qui se passe?», me suisje avancée, sans même enlever mes chaussures.

«Ah, ma petite!», répondit la vieille dame, dun ton dénué de la moindre culpabilité, «je lui apprends les bases! Son père, à sept ans, faisait le ménage de tout lappartement! Et votre petite princesse, elle, ne sait même pas prendre un chiffon!»

Je fis enfiler à Camille son manteau, attachai son cartable.

«Olivia, tu ne joues pas à la petite!», lança Madame Martin en les suivant dans le couloir. «La fille doit savoir»

Je me retournai à la porte.

«Camille ne reviendra plus ici.»

Et nous partîmes.

À la maison, Camille sest jetée contre moi, sanglotant pendant une vingtaine de minutes. Je la caressais les cheveux, me demandant comment javais pu supporter tout ce temps. Chaque samedi, je lemmenais, subissant les remarques «tu lhabilles mal», «tu ne la nourris pas correctement», «tu ne lélèves pas du tout»

Je tenais le coup parce que Camille adorait sa grandmère, et ces moments étaient mon unique échappatoire : aller au salon de coiffure, lire un bouquin dans un café, simplement être seule.

Mais quand jai vu ma fille de neuf ans, que même la bellemaman sachemine à «léduquer», tout sest effondré.

«Maman,» sanglota Camille, «on ne reviendra plus chez mamie?»

«Pas tant que ça, ma chérie.»

«Pourquoi?»

Comment expliquer à une petite?

«Parce que cest comme ça,» répondisje. «Maman devra elle aussi apprendre une leçon.»

Antoine, mon mari, arriva tard dans la soirée, alors que Camille dormait. Il sassit en face de moi, le visage crispé ; je compris immédiatement que ma mèreinlaw lavait déjà appelée.

«Olivia, questce qui se passe?», demandat-il, le nez frotté. «Maman a appelé en pleurs Elle dit que tu as interdit à Camille de venir.»

«Exactement.»

«Mais pourquoi?!»

Jaurais pu expliquer le plancher, les larmes de Camille, comment ma bellemaman me faisait «vivre dix ans à la dure», mais jétais épuisée. Les explications, ce ne sont que des justifications. Et je navais rien fait de mal.

«Jai simplement décidé ainsi,» déclaraije.

Il me lança un regard perdu.

***

Durant trois jours, Antoine a tenté de me convaincre. Madame Élise appelait, je ne répondais pas. Camille me questionnait chaque soir sur mamie. La situation devenait de plus en plus difficile Et si javais poussé trop loin? Et si la vieille dame voulait réellement apprendre quelque chose dutile à sa petitefille, et que javais gonflé le tout en un éléphant?

Le sixième jour, Antoine a essayé demmener Camille discrètement chez sa mère. Je suis rentrée plus tôt du travail, ils sapprêtaient à sortir. Camille portait déjà son manteau, Antoine tenait les clés.

«Où allezvous?», demandaije.

Antoine rougit.

«Olivia, cest un petit jardin denfants. Maman sexcuse, elle comprend»

«Camille, va dans ta chambre,» murmuraije.

La petite sest élancée, et il ne nous restait plus que nous deux.

«Si tu dis à ton mari demmener Camille chez sa mère,» la regardaije droit dans les yeux, «tu peux rester là, avec tes affaires.»

Il resta muet, puis jeta les clés sur la table.

«Tu as perdu la tête»

«Peutêtre,» concédaije.

Le septième jour, Madame Élise mappela enfin, et, par un étrange hasard, je décrochai.

Nous arrivâmes chez elle à deux heures, après les cours. Camille fonçait lescalier, visiblement impatiente. Javançais lentement, sans savoir vraiment à quoi mattendre.

Madame Martin ouvrit la porte, lair dépenaillé, puis serra Camille dans ses bras, lembrassa, murmura :

«Ma petitefille»

Sur la table, des crêpes au fromage blanc, encore chaudes, attendaient Camille. La vieille femme installa ma fille, versa du thé, ne fit aucune remarque sur le tee-shirt taché, ni sur les coudes sur la table

Je massis dans un fauteuil, une tasse de café à la main, et je pensais : «Voilà, cest fini.» Au moins, elle a tenté quelque chose, même si ce nétait pas la méthode pédagogique idéale.

Nous restâmes deux heures là, Madame Martin ne haussa jamais la voix. Aucun «conseil précieux» ne fut donné. Elle resta simplement à côté de sa petitefille, lécoutant parler décole, damis, de la nouvelle prof.

Quand Camille sortit se laver les mains, nous nous retrouvâmes seules dans la cuisine. Madame Martin semblait ne pas savoir quoi faire, mais nous devions parler, juste nous deux, sans Antoine, sans Camille, sans témoins.

«Toute ma vie, je nai fait que donner des ordres,» lança soudain Madame Martin. «Mon mari mobéissait, mon fils aussi Et maintenant, jai peur de dire quoi que ce soit, de peur que tu reprennes Camille. Et je me sens inutile.»

«Je ne voulais pas te blesser,» répliquaije. «Il fallait que tu comprennes.»

Elle leva les yeux vers moi.

«Je comprends. Mais cest terrible de vivre en pesant chaque mot, en surveillant chaque pas»

«Et moi, jai vécu dix ans comme ça?» rétorquaije. «Chaque fois que je viens chez vous, jattends la prochaine critique. Et Camille, elle a vu votre visage avec le chiffon, et vous navez rien fait»

Je me demandai soudain si nous nétions pas similaires: elle, maître de sa famille ; moi, maître de léducation de ma fille des positions opposées, mais la même peur de perdre le contrôle.

«Je continuerai à amener Camille, comme avant,» disje lentement. «Mais si elle rentre et me dit quau lieu de faire ses devoirs elle a lavé le sol, ce sera un mois de pause, sans discussions.»

Madame Martin hocha la tête, rapidement, un peu effrayée.

«Daccord, daccord, ma chère!»

«Et encore,» ajoutaije en me servissant du thé, «si vous avez des questions sur Camille, son éducation, demandezmoi. Nimpliquer pas votre petitefille dans ça.»

«Demander?» me lança la vieille dame, comme si je parlais chinois.

«Oui. Si vous pensez que je fais quelque chose de travers, ditesle. Jy réfléchirai.»

«Tu penses?» ricanatelle, un sourire forcé. «Tu ne vas pas recommencer à léduquer à ta façon?»

«Peutêtre,» concédaije. «Mais nous serons au moins honnêtes lune envers lautre.»

Camille sortit de la salle de bain, toute mouillée, les cheveux en bataille.

«Grandmère, je peux rester ce soir?Sil te plaît!»

Nous nous regardâmes, Madame Martin et moi. Pas ennemies, simplement deux femmes qui aiment la même petite et qui essaient de ne pas se blesser mutuellement.

«Très bien,» répondisje. «Mais demain, je la récupère à huit heures pour lécole. Aucun plancher, aucune larme. Dans cette maison, mon enfant ne doit plus verser la moindre goutte.»

«Jai tout compris, ma chère,» promit la vieille dame, un sourire timide éclatant enfin.

Camille poussa un cri de joie et se colla à sa grandmère. Le lendemain matin, jarrivai exactement à huit heures. Madame Martin était à la fenêtre, me vit, agita la main.

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