Cher journal,
Cette nuit-là, lorsque je suis sortie dans la rue, je navais aucune idée de ma destination. Ma valise était lourde comme si elle était remplie de pierres, mais je la tenais fermement, comme si jy transportais ma liberté. Les avenues étaient désertes, seul le vent sifflait entre les branches. Je marchais sans vraiment sentir mes pieds.
Jai trouvé un petit studio à louer dans un vieil immeuble en périphérie de Lyon. Lair était humide, la peinture sécaillait des murs, mais pour moi cétait un palais. Personne ne criait, personne ne me rabaissait. Je mendormais dans le silence et, pour la première fois depuis des années, je me réveillais avec la sensation dêtre vivante.
Largent sest rapidement évaporé et jai dû chercher du travail. Jai dabord balayé les sols du petit supermarché du quartier, nettoyé les entrées, puis je déchargeais les caisses du dépôt. «À cinquante euros la journée, quelle misère!» chuchotaient-ils dans mon dos. Moi, je souriais. La misère, ce nétait pas moi, mais ceux qui restent assis dans les cuisines à craindre de dire un simple «ça suffit».
Il y avait des nuits où je pleurais. Pas de douleur, mais le vide. Labsence de toute compagnie me rongeait. Et alors résonnaient dans ma tête leurs mots : «Personne na besoin de toi.» Ils me blessaient, mais ils me poussaient aussi à avancer. Jai décidé de prouver surtout à moi-même que javais de la valeur.
Je me suis inscrite à un cours danglais pour adultes. Dans la salle, je me retrouvais entourée de jeunes femmes dune vingtaine dannées qui se moquaient de ma prononciation. Je ne me décourageais pas. Japprenais. Petit à petit, le goût de la vie revenait.
Six mois plus tard, jai décroché un poste de caissière dans un hypermarché. Cest là que je lai rencontré.
Un soir, il est entré : grand, lunettes, un ordinateur portable sous le bras. Il a acheté un café et du chocolat. Il ma souri :
Vous avez de très beaux yeux. On dirait quils ne laissent rien vous échapper.
Je me suis rougie. «À quoi je sers?» murmurait ma petite voix intérieure. Mais il est revenu, encore et encore. Une fois pour du pain, une autre pour du thé. Il sattardait à la caisse, discutait. Jai compris quil était programmeur, quil travaillait à distance et quil aimait voyager.
Un soir, il a proposé :
Allons à la mer. Jai du travail là-bas, et vous pourrez vous détendre.
Jai eu envie de refuser immédiatement. La mer ? Avec lui ? À mon âge ? Mais quelque chose en moi a dit que dire «non» serait trahir mon désir de renaître.
Alors jai accepté.
Quand nous sommes arrivés sur la plage, je nen croyais pas mes yeux. Le soleil se lovait dans les vagues orangées, les mouettes criaient, et à côté de moi se tenait lui jeune, libre, attentif. Il écoutait chaque mot que je prononçais, comme si jétais la seule femme au monde.
Je navais pas osé ça depuis des années. Nous marchions pieds nus sur le sable, prenions le café sur la terrasse, parlions de tout. Il me racontait les dernières innovations technologiques, moi je partageais mon apprentissage à redevenir vivante. À un moment, il ma regardée avec sérieux et a dit :
Vous ne savez pas à quel point vous êtes forte. Je vous admire.
Cette nuit-là, je nai pas pu dormir. «Forte.» Moi, qui me considérais comme un morceau de tissu usé. Maintenant, je devais être lexemple dans les yeux de quelquun dautre.
Bien sûr, jai eu des doutes. Il était quinze ans plus jeune que moi. Que diraient les gens? Mais je me suis rappelée que jai passé toute ma vie à écouter «quest-ce quils diront». Cela ne ma mené quà la détresse et à un cœur brisé.
Désormais, jécoute mon cœur.
Nous avons construit notre vie à deux. Patiente, il ma appris à manier lordinateur, ma aidée avec langlais, répétant toujours : «Il nest jamais trop tôt pour persévérer.» Et jai cru en ces mots.
Pour la première fois, je me suis sentie aimée. Non pas parce que je supportais, non pas parce que je me conformais, mais simplement parce que jétais moi.
Quand ma sœur a découvert, elle a ricanné :
Tomber amoureuse à notre âge? Cest ridicule.
Je nai pas répliqué. Jai simplement posté une photo de la mer, mon sourire éclatant, le vent jouant dans mes cheveux. Quils voient, quils sachent.
Deux années se sont écoulées. Il est toujours à mes côtés. Nous voyageons, nous projetons, je rêve à nouveau.
Parfois, assise au bord de leau, je repense à cette nuit, à la valise et à ses mots : «Personne na besoin de toi.» Et je souris, car cest à ce moment que ma nouvelle vie a réellement commencé.
Oui, je suis utile. À moi-même, à lui, à la vie.
Et si lon me demande si cela vaut la peine de repartir à cinquante ans, ma réponse est claire : oui. Ça en vaut la peine. Parce que cest précisément quand tout le monde pense que tout est fini que la plus belle histoire peut débuter.







